La couverture médiatique s’étant concentrée sur les attentats de Paris, les derniers rebondissements de la crise abyssale de gouvernance du principal syndicat français de salariés, la CGT, sont passés inaperçus en janvier. Ce n’est pas plus mal pour l’image de la centrale, passablement écornée depuis les premières révélations dans la presse fin octobre sur le train de vie de son ancien dirigeant Thierry Lepaon (100 000 euros dépensés pour rénover son appartement de fonction loué par le syndicat, 62 000 euros pour rénover son bureau, à quoi s'est ajoutée une belle indemnité de départ, 30 000 euros, lorsqu’il a quitté la CGT Basse-Normandie pour rejoindre Montreuil).
Pour ceux qui n’auraient pas lu les précédents épisodes du feuilleton, la CGT a commencé la nouvelle année comme elle avait terminé la précédente : dans la bagarre et un brouillard très épais. Empêtrée dans une crise interne d’une intensité jamais vue, séquelles de la crise de succession de Bernard Thibault de 2012, elle n’a plus de secrétaire général depuis que ce dernier, acculé à la démission, mercredi 7 janvier, a remis son mandat à la commission exécutive de la CGT. Lepaon, ex-Moulinex nommé par défaut en 2012, ne voulait pas démissionner, s’accrochait à son siège, préférant dénoncer une cabale interne et un complot ourdi par la gauche pour déstabiliser la CGT. Il a fini par se résoudre à jeter l’éponge malgré lui. La première démission d’un secrétaire général depuis 1909.
Ce feuilleton – affligeant à un moment crucial du quinquennat où le gouvernement acte au pas de course, et par la force s’il le faut, des reculs plus graves que sous la droite pour les salariés – devrait prendre fin, au moins provisoirement. De guerre lasse, lessivés par trois années de tensions, et par la crise morale de ces derniers mois, les cadres comme les militants de l’organisation veulent tourner la page. Et c’est donc sans surprise que les membres du « parlement de la CGT », Comité confédéral national (CCN), composé de 33 fédérations et 96 unions départementales, ont approuvé ce mardi 3 février, à huis clos, la candidature de l’actuel responsable de la fédération de la métallurgie, Philippe Martinez, ainsi que la liste des neuf autres membres du bureau confédéral chargés de diriger la centrale jusqu’au prochain congrès en 2016.
Martinez, candidat cousu main par Lepaon qui avait tenu à garder la main sur le choix de son successeur et de son équipe au grand dam d'une partie de l'organisation, a revu sa copie et habilement manœuvré cette fois-ci. Le 13 janvier dernier, au terme d’un CCN ubuesque, sa liste, comptant essentiellement des proches de Lepaon, n’avait pas obtenu les deux tiers de mandats nécessaires. Sa nouvelle liste de direction, quasi entièrement renouvelée (cinq hommes, cinq femmes), a recueilli ce mardi 88,8 % des voix du CCN et il a été élu au poste de secrétaire général avec un score sans appel de 93,4 %. Il a également réussi à imposer Colette Duynslaeger (numéro un de La Poste) au poste sensible d'administrateur trésorier, avec 82 % des voix alors qu’elle est très contestée et a soutenu Lepaon jusqu’au bout. Font également leur entrée à la commission exécutive : Virginie Gensel-Imbrecht (énergie), Pascal Joly (union régionale Ile-de-France), Gisèle Vidallet (union départementale de la Haute-Garonne), Céline Verzeletti (fonction publique), Denis Lalys (organismes sociaux), Fabrice Angéi (services publics), Marie Saavedra (union départementale du Vaucluse), Grégory Roux (cheminots).
Martinez, qui s’est installé dans le bureau de Lepaon bien avant d’être confirmé dans ses nouvelles fonctions et qui a représenté très officiellement la CGT lors des vœux de François Hollande aux “acteurs de l’économie et de l’emploi”, a du pain sur la planche. Il va devoir faire ses preuves dans un contexte très difficile. Profondément divisée et affaiblie par les guerres internes et l’absence de débat, casseroles jamais nettoyées et laissées aux suivants par Bernard Thibault, la centrale de Montreuil est en perte de vitesse dans ses bastions (fonction publique, Orange, énergie, SNCF). Elle n’était jamais apparue aussi isolée sur la scène sociale. Ses appels à la mobilisation contre les réformes du gouvernement n’ont pas été des succès, et il lui faut trouver rapidement un positionnement cohérent sur l’échiquier syndical entre la CFDT réformiste et Force ouvrière, sur une ligne contestataire. Sans compter le besoin de réformer en profondeur l'organisation, très verticale, qui fonctionne encore comme dans les années soixante.
Métallo comme Lepaon, ancien technicien chez Renault-Boulogne-Billancourt où il a été délégué syndical central, Martinez, 53 ans, remarquable par sa moustache très fournie façon Astérix, est décrit comme « un homme de terrain très bosseur, au fait des dossiers industriels » par ceux qui le côtoient. Réélu pour un troisième mandat, à 97 % au dernier congrès en juin, il dirige depuis 2008 d’une main de fer la fédération CGT de la métallurgie, la troisième plus importante à la CGT, avec plus de 60 000 adhérents. Il s’est fait remarquer sur le terrain des négociations, notamment au moment de la fermeture de l’usine Renault de Vilvoorde en Belgique en 1997, ou plus récemment lorsqu'il a fallu accompagner la fin de PSA Aulnay ou le rachat par General Electric d'une partie d'Alstom. Il n’est membre de la commission exécutive de la confédération que depuis le dernier congrès de la CGT, en mars 2013 à Toulouse. « Sa légitimité, sa force, c’est sa fédération, une grosse organisation, à l’inverse de Lepaon qui n’avait qu’une petite région », note un proche de François Hollande, soulagé de voir une sortie de crise se dessiner enfin.
Pour beaucoup d’observateurs du petit milieu social, le nouvel homme fort de la CGT, très proche du parti communiste dont il aurait la carte, décrit politiquement comme « orthodoxe », incarne « une ligne vieille CGT », « la ligne Boulogne-Billancourt », un profil très classique de cégétiste. Certains le décrivent comme autoritaire, d’autres nuancent : « Il a de l’autorité. » D’autres encore pointent son point faible, sa compagne, Nathalie Gamiochipi, responsable de la fédération de la santé qui a voté en sa faveur à la mi-janvier, « en contradiction avec le mandat qui lui avait été confié », raconte ici Libération qui égratigne son bilan mitigé à la tête de la fédération métallurgie (la CGT a ainsi cédé la première place chez Renault au profit de la CGC et a perdu sa représentativité chez Airbus à Toulouse).
Sa nouvelle équipe de direction laisse en tout cas les observateurs sceptiques. Elle est plutôt monochrome, dominée par des partisans d’une ligne contestataire, proche du Front de gauche et, hors Philippe Martinez et l'une des cinq femmes du bureau, tous viennent du secteur public. Cinq des neuf membres du bureau entourant Philippe Martinez défendent une ligne radicale d'opposition au gouvernement et au patronat proche de celle du Parti communiste et du Front de gauche, dont Pascal Joly, membre du conseil national du PCF. Ils étaient en première ligne contre Thierry Lepaon. Les quatre autres sont réputés proches de l'ex-numéro un, donc plus « ouverts », sans pour autant faire figure de « réformistes » – évincés comme les rares membres de l'équipe sortante qui pouvaient apparaître proches du PS.
« Joly, en pointe dans la contestation de Lepaon avant même le déclenchement des affaires qui ont entraîné sa chute, est membre du conseil national du PCF, une première depuis que Thibault avait quitté cette instance en 2001. Contre l’avis de Lepaon, il avait appelé à participer à la “marche contre l’austérité” organisée par Jean-Luc Mélenchon le 12 avril 2014. Il en avait été de même pour Verzeletti et Vidallet », rappelle ici Le Monde. Une source élyséenne tient à nuancer : « C’est prêter beaucoup d’influence au Front de gauche. La CGT a bien plus d’adhérents que ce parti, 700 000. Quel que soit le positionnement que choisira le syndicat, le Front de gauche suivra. »
Pour Bernard Vivier, directeur de l’Institut supérieur du travail cité par l’AFP, la nouvelle direction « augure une CGT qui va durcir le ton contre le gouvernement, contre le patronat et contre les autres organisations syndicales » : « Martinez a besoin de cette logique dure pour s’imposer, mais cela ne veut pas dire qu’il n’ira pas ensuite vers une ligne plus axée sur la négociation. » Les premiers tests viendront vite, avec les négociations sur les retraites complémentaires, puis l'assurance chômage. Devant la presse, le 14 janvier, Martinez plaidait pour un « syndicalisme de lutte » et une CGT « combative »...
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