La scène a eu lieu le 19 novembre dernier, en fin de journée dans un petit local des éditions Les liens qui libèrent. À l’occasion de la présentation du “manifeste des socialistes affligés” par ses auteurs, l’ancien eurodéputé PS Liêm Hoang-Ngoc et l’universitaire Philippe Marlière, le débat jusqu'ici poli connaît un échange aussi vif que symptomatique pour la gauche française. À quelques rangées d’écart, chacun sur sa chaise, le socialiste de l’aile gauche du PS Gérard Filoche et le dirigeant du Parti de gauche Eric Coquerel livrent une analyse parfaitement contraire de l’hypothèse Syriza.
Pour l’un, c’est grâce aux élus, militants et sympathisants du Pasok, le parti social-démocrate grec, qui ont d’abord tenu bon en interne avant de se rallier ensuite par souci unitaire à la ligne du parti, que Tsipras en est là aujourd’hui. Pour le second, c’est au contraire parce que Syriza a tenu bon face au délitement d’une social-démocratie dévoyée dans la grande coalition avec les conservateurs de Nouvelle Démocratie, que la gauche grecque a réussi à ne pas disparaître et à continuer de pouvoir prétendre exercer le pouvoir.
Depuis, écologistes (d’abord l’aile gauche d’EELV, puis sa secrétaire nationale Emmanuelle Cosse et l’ancienne ministre Cécile Duflot) et aile gauche du PS ont dit leur plein accord avec Syriza. Pour eux, cette formation s’est patiemment recentrée, pour ne plus être une simple “gauche radicale”, mais bien une “nouvelle social-démocratie” qui serait en réalité conforme au “cœur de la gauche” française.
Avec la victoire de Tsipras dimanche soir, ce sont désormais les dirigeants du PS et la majorité au pouvoir qui se reconnaissent (un peu) dans la victoire de Syriza, du bout des lèvres et sur Twitter uniquement (aucun communiqué du parti n'aura salué le succès grec). Ils assurent vouloir être un « point d’appui » à Tsipras dans ses négociations délicates avec les institutions européennes, à propos de la restructuration, voire de l’effacement, de la dette grecque. Ce souci “real-politicien” ne peut faire oublier le désintérêt continu du pouvoir et de la rue de Solférino à l’égard de cette gauche de résistance populaire, ni le soutien du commissaire et ancien ministre socialiste Pierre Moscovici aux conservateurs grecs.
En revanche, le Front de gauche peut se réjouir avec sincérité de la victoire d’une coalition qui s’est patiemment muée en parti dans un paysage politique grec dévasté par la crise financière. Une construction qu’il a sans cesse accompagnée, au point de faire de Tsipras son candidat à la présidence de la commission européenne, mais sans jamais réussir à imiter sa dynamique. Même si Jean-Luc Mélenchon pronostique depuis plus de cinq ans et les premiers sondages favorables à Tsipras, qu’un jour « la chaîne de l’austérité va se briser » et entraîner un « effet domino » en Europe, à commencer par l’Espagne à l’automne prochain, doit-on s’attendre à une “hellénisation” de la vie politique française ?
Le meeting de soutien du gymnase Japy la semaine dernière, ayant réuni un spectre large du Front de gauche à l’aile gauche du PS en passant par EELV ou Nouvelle Donne, peut le laisser entendre. Des initiatives comme “Vive la gauche” au sein du PS (les “frondeurs” réunis autour de proches de Martine Aubry, Benoît Hamon et Emmanuel Maurel, avec qui discutent le PCF et les écologistes proches de Cecile Duflot), le “mouvement pour la VIe république” autour de Jean-Luc Mélenchon, “la plateforme” autour d'anciens conseillers d'Arnaud Montebourg, “Nouvelle Donne”, issue du collectif “Roosevelt 2012”, ou, dernier appel en date, le lancement de “Chantiers d’espoirs” (réunissant 500 responsables politiques et personnalités intellectuelles et associatives – lire leur appel) sont des tentatives allant dans ce sens. Tous avaient envoyé des représentants à Athènes ce week-end.
Mais un décalque du “modèle Syriza” paraît bien illusoire en France, et ce pour plusieurs raisons, qui sont autant d’obstacles pour la gauche de gauche française, confrontée ici à ses “impensés” et à ses propres faiblesses.
La nature même de la transformation du clivage politique à l’œuvre en Grèce est en soi une interrogation pour la gauche française. En choisissant de faire alliance pour gouverner avec les “Grecs indépendants” (Anel), scission souverainiste du parti conservateur Nouvelle Démocratie, Tsipras a quelque peu refroidi les ardeurs et admirations hexagonales.
Si Nicolas Dupont-Aignan, qui entretient des liens privilégiés avec ce petit parti anti-austérité mais aussi anti-immigration, assume avec fierté une telle coalition, le sujet est tabou pour la gauche française. Celle-ci n’a jamais mêlé ses voix avec le souverainisme français, même lors des référendums européens sur le traité de Maastricht et sur la constitution européenne, où le “non de gauche” a toujours défendu sa spécificité. Celle-ci n’a pas non plus l’habitude de la “culture de la proportionnelle”, où le fait majoritaire s’efface pour des coalitions parfois contre-nature et des accords techniques (en l’occurrence, la lutte contre l’austérité). En novembre 2011 par exemple, sans que cela n'émeuve grand monde, Nouvelle Démocratie s'était coalisé avec le Pasok et le Laos, un parti d’extrême droite proche du FN français…
En France, la gauche de gauche ne s’est jamais sérieusement posé la question d’un tel bouleversement stratégique, par-delà la droite et la gauche. En Espagne, en profitant du massif mouvement des indignés, Podemos a lui choisi d’en finir avec la gauche et la droite dans ses discours, afin de reconstruire une mobilisation politique sur la défense et la colère du peuple face à l’oligarchie (voir notre émission avec Jorge Lago, l'un de ses dirigeants).
C’est d’ailleurs cette thèse qu’a choisi d’épouser Jean-Luc Mélenchon dans son dernier livre, L’Ère du peuple (Fayard), soucieux alors de se sortir de l’ornière d’une “autre gauche” paralysée par ses blocages internes et son incapacité à passer devant un PS pourtant bien moribond. En lançant son “mouvement pour la VIe république”, doutant d'un Syriza trop “social-démocratisé”, Mélenchon préférait regarder vers l’Espagne. Son allié communiste Pierre Laurent a, de son côté, bien du mal comme président du parti de la gauche européenne (PGE) à faire s’accorder électoralement les alliés traditionnels de Izquierda Unida avec les “bolivariens” de Podemos, au nom de la reconnaissance de ce sacré clivage gauche-droite.
La confusion de la colère populaire a d’ailleurs déjà posé problème au sein de la gauche française, notamment lors de la révolte des bonnets rouges bretons. À l’époque, hormis le NPA, la grande majorité des partis de gauche a choisi de ne pas défiler dans une manifestation ouvrière, mais aussi patronale et identitaire. En jeu dans ces stratégies d’occupation de la rue comme des urnes : la persuasion d’abstentionnistes rejetant le système, voire d’un électorat populaire glissant lentement mais sûrement vers le Front national. Mais aujourd’hui, la synthèse de la gauche critique de l’action gouvernementale semble surtout se construire sur les questions fiscales et écologiques, celles-ci faisant davantage consensus qu'une remise en cause brutale de l’oligarchie “à la française”.
Le choix de Syriza de ne pas faire alliance avec la formation centriste de La Rivière, ni avec le Pasok (ni avec les communistes “tendance Staline” du KKE, qui refusent toute alliance), marque également la volonté d’une gauche définitivement fracturée, entre tenants d’un accompagnement du libéralisme et partisans d’une résistance radicale à l’austérité des marchés. Or en France, cela ne peut fonctionner de la sorte, le pouvoir socialiste s’ingéniant à dédramatiser sa politique de rigueur, dans un pays par ailleurs bien moins à gauche que la Grèce (où le Pasok a occupé le pouvoir quasiment trente ans depuis la fin de la dictature).
Les prochaines semaines diront si François Hollande entend être celui qui bénéficiera le mieux de “l’effet Syriza”, en choisissant enfin de profiter de l’événement pour mettre en pratique la prédiction d’Emmanuel Todd du “hollandisme révolutionnaire” (devenir enfin de gauche, contraint par les événements). Si, plutôt qu’un héraut de l’Europe du Sud, le chef de l'État s’obstine à se faire le chantre de l’Europe du Nord et à occuper le positionnement social-libéral qui désespère tant ses électeurs, rien ne sera réglé pour les alliés français de Syriza.
Car la prise du pouvoir par Tsipras est aussi le dénouement d’un long processus politique de rassemblement, entamé voilà près de dix ans, et construit patiemment, électoralement et idéologiquement. Pendant cette période, désaccords et divergences ont été débattues et tranchées, au fur et à mesure de l’élargissement d’une base électorale dépitée par l’évolution de la situation économique et politique du pays, et du Pasok. Les débats sur la sortie de l’euro, la modernisation des services publics, la question industrielle, la relation aux religions et les questions migratoires ont fait l’objet de recherche exigeante de compromis entre une dizaine de partis aux cultures et aux héritages divers.
Cette construction d’un idéal commun, favorisée par l’instabilité du système politique, le suicide de la social-démocratie et les ravages douloureusement concrets de l’austérité sur la population, s’est aussi accompagnée d’un fort renouvellement du personnel politique. Il n’est pas anodin de voir aujourd’hui triompher Alexis Tsipras, ingénieur diplômé devenu chef de parti à 33 ans, sept ans avant d’accéder au pouvoir. De l’autre côté des Pyrénées, Pablo Iglesias, enseignant-chercheur en sciences politiques et leader charismatique à 37 ans de Podemos, présente un profil plus iconoclaste encore. Ce vent d'air frais là ne ferait pas de mal à la vie politique française.
BOITE NOIRELa scène évoquée au début de cet article a eu lieu lors d'un débat dont j'étais le modérateur.
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