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Bettencourt : un procès sous haute tension s'ouvre à Bordeaux

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Bordeaux, de notre envoyé spécial.-  Ce devrait être un procès exemplaire, aussi éclairant sur les tréfonds de l’âme humaine que cruel pour certains habitués du grand monde, habitués à évoluer nonchalamment aux confins des affaires et de la politique. C’est aussi une affaire d’État, de celles qui ont terni le mandat élyséen de Nicolas Sarkozy, sur fond de financements politiques occultes et de pressions de l’exécutif sur la justice. Pendant un mois, à partir de lundi, le tribunal correctionnel de Bordeaux va examiner publiquement l’affaire Bettencourt, après bien des vicissitudes, et malgré une guérilla procédurale qui est loin d’être achevée.

Liliane Bettencourt.Liliane Bettencourt.

L’ouverture du procès devrait être électrique. Les deux premières journées de débats, lundi et mardi, seront en effet consacrées à un violent tir de barrage de la part des avocats de la défense, où l’on compte plusieurs pénalistes de renom. Selon des sources informées, les avocats de François-Marie Banier (Pierre Cornut-Gentille, Daniel Lasserre et Laurent Merlet) et ceux de Patrice de Maistre (Jacqueline Laffont, Pierre Haïk et Christophe Cariou-Martin) devraient notamment plaider une question prioritaire de constitutionnalité (QPC), tendant à démontrer que l‘on ne peut juger un prévenu à la fois pour un délit dont il est l’auteur et pour le blanchiment de ce délit. Dans le même ordre d’idées, la défense devrait également attaquer la régularité de l’ordonnance de renvoi devant le tribunal correctionnel, au motif que les juges d’instruction  bordelais auraient instruit uniquement « à charge ».

Enfin, des avocats devraient également invoquer la mise en examen curieuse et récente de Claire Thibout, l’ex-comptable de Liliane Bettencourt, accusée de faux témoignage par François-Marie Banier, pour demander un report du procès bordelais. Accablée, épuisée, celle-ci a envoyé voici quelques jours un certificat médical au tribunal, cela pour éviter de venir se faire cuisiner à la barre par la défense. Ce n'est pas tout. L’irrecevabilité de la famille Bettencourt en tant que partie civile au procès pourrait même être plaidée par certains avocats, pour la bonne bouche. Il s'agit essentiellement d'occuper le terrain médiatique, sachant que plusieurs télés et radios ne « couvriront » pratiquement que l'ouverture du procès.

Comme pour les nombreuses tentatives précédentes, qui avaient notamment visé le juge Gentil et ses collègues, ainsi qu'un médecin-expert, et qui se sont poursuivies jusqu’à la Cour de cassation, il s’agit aussi d’user de tous les moyens de procédure pour essayer d'éviter un procès en pleine lumière, sans même parler d’une probable condamnation. Le dossier d’instruction est en effet accablant.

Si les incidents de procédure sont « joints au fond » (c’est-à-dire tranchés ultérieurement dans le jugement lui-même) par le tribunal, et que les débats ont bien lieu, comme le veulent les magistrats bordelais, dix personnes seront jugées pour des délits allant de l’abus de faiblesse au blanchiment, en passant par l’abus de confiance, la complicité et le recel.

Il s’agit d’Éric Woerth, Patrice de Maistre, François-Marie Banier, Martin d’Orgeval, Carlos Vejarano, Pascal Wilhelm, Stéphane Courbit, Alain Thurin, Jean-Michel Normand et Patrice Bonduelle, tous renvoyés en correctionnelle, le 7 octobre 2013, par les trois juges d’instruction de l’affaire Bettencourt. En revanche, Nicolas Sarkozy ainsi que l’avocat fiscaliste Fabrice Goguel, qui avaient été mis en examen, ont pour leur part bénéficié d’un non-lieu, toutefois assorti de considérations très déplaisantes en ce qui concerne l’ex-chef de l’État – pointant notamment son comportement « abusif ».

Nicolas Sarkozy.Nicolas Sarkozy.

Liliane Bettencourt, l’héritière de l’empire L’Oréal, richissime et employant une vingtaine de personnes à son service, était pourtant une personne faible et vulnérable. C’est ce qui ressort du dossier, au vu des nombreuses expertises effectuées sur le plan médical et psychologique.

Le photographe François-Marie Banier, ami de Liliane Bettencourt, est celui qui a tiré le plus grand avantage financier des largesses de la vieille dame. L’ordonnance de renvoi fait état de « l’emprise » exercée sur l'héritière L'Oréal par Banier, qui s'est « employé à l’isoler et à détruire la relation qu’elle entretenait avec sa fille », selon plusieurs témoins. Raison pour laquelle Françoise Meyers-Bettencourt, craignant sérieusement une adoption du photographe par sa mère, a fini par saisir la justice dès décembre 2007.

François-Marie Banier.François-Marie Banier. © Reuters

Les dons consentis à Banier par Liliane Bettencourt sont vertigineux. En septembre 2006, il devient bénéficiaire d’un contrat d’assurance-vie de 262 millions d’euros. En décembre de la même année, il reçoit des dons d’argent de 11,7 millions d’euros, puis des œuvres d’art d’une valeur de 8,8 millions d’euros, soit 33 millions en comptant les droits et autres frais réglés par Liliane Bettencourt.

En juin 2007, Banier reçoit encore un contrat d’assurance-vie de 83 millions d’euros, soit un coût de 132 millions avec les droits de 60 % à payer sur cette donation.

En avril 2008, le photographe reçoit encore des livres et manuscrits rares pour un montant de 4,7 millions d’euros. En septembre 2009, ce sont des meubles de prix, des dessins et peintures, pour 2,3 millions d’euros. En mai 2007, une fondation est mise sur pied pour qu’il puisse disposer à sa guise de l’île d’Arros. Et en décembre, un testament l’institue légataire universel de Liliane Bettencourt.

« Il résulte de l’information que la situation de faiblesse apparente de Liliane Bettencourt était parfaitement connue de François-Marie Banier, mais également que Liliane Bettencourt était vis-à-vis de lui en état de sujétion psychologique, résultant de l’exercice de pressions graves ou réitérées ou de techniques propres à altérer son jugement », écrivent les juges d’instruction.

« Le comportement général de François-Marie Banier à l’égard de Liliane Bettencourt doit être considéré comme abusif, et c’est ce comportement qui a incontestablement conduit Liliane Bettencourt à des actes gravement préjudiciables », exposent les magistrats. Les abus qui lui sont reprochés (sur la période de saisine des juges) représentent précisément 414 685 228,60 euros.

Martin d'OrgevalMartin d'Orgeval

Martin d’Orgeval, le compagnon de Banier, a également été gâté par Liliane Bettencourt. Il a notamment reçu en 2006 un tableau de Max Ernst et une œuvre de Jean Arp (un carton peint polychrome découpé) pour une valeur totale de 1,7 million d’euros. En 2007, il s'est fait offrir des photographies anciennes pour un montant de 565 000 euros. Et en 2009, encore pour 900 000 euros de photographies originales. Lui aussi figurait sur le dernier testament de la milliardaire.

François-Marie Banier et Martin d’Orgeval sont renvoyés devant le tribunal pour « abus de faiblesse » et « blanchiment d’abus de faiblesse ».

L’île d’Arros, elle aussi, a réservé quelques surprises aux enquêteurs. Cette île des Seychelles avait été acquise par Liliane Bettencourt en 1997 pour 18 millions de dollars, auprès d’un membre de la famille du shah d’Iran, le prince Sharam Palavi.

La milliardaire n’avait pas déclaré l’île au fisc, elle la détenait en fait à travers une société panaméenne. Mais en 2007, c’est une mystérieuse « Fondation pour l’équilibre écologique, esthétique et humain », domiciliée au Liechtenstein, qui devient propriétaire de l’île et la loue depuis lors à Liliane Bettencourt, qui continue à s’y rendre. L’octogénaire a, en outre, fait une donation de 20 millions d’euros à cette curieuse fondation.

L'île d'Arros.L'île d'Arros.

Présidée par l’avocat fiscaliste Fabrice Goguel, cette fondation avait, selon lui, pour but d’« assurer la préservation » de l’île après la disparition de Liliane Bettencourt. Les statuts permettent en fait à un petit groupe de personnes de profiter de ce site paradisiaque, parmi lesquelles Me Goguel, François-Marie Banier et le professeur de médecine Gilles Brücker, ami d’enfance du photographe. Fabrice Goguel a toutefois obtenu un non-lieu.

L’enquête judiciaire a également permis de découvrir que le gérant de l’île, Carlos Vejarano, détournait une partie du budget de son fonctionnement, estimé à un montant de 1,7 million d’euros par an. Fin 2009, il a également obtenu de Liliane Bettencourt un don litigieux de 2 millions d’euros, via un compte suisse. Carlos Vejarano est donc renvoyé devant le tribunal pour « abus de faiblesse » et « abus de confiance ».

Quand éclate le scandale Bettencourt, en 2010, Patrice de Maistre et François-Marie Banier doivent quitter l’un et l’autre leur position privilégiée auprès de Liliane Bettencourt. Mais paradoxalement, un nouvel entourage se constitue autour de la milliardaire, que sa fille unique, Françoise, va dénoncer à la justice en juin 2011.

L’avocat fiscaliste Pascal Wilhelm, qui compte Patrice de Maistre parmi ses clients, s’est d’abord rendu utile auprès de la milliardaire en régularisant auprès du fisc ses avoirs cachés à l’étranger, essentiellement les comptes suisses et l’île d’Arros. Le 6 décembre 2010, il obtient un mandat de protection future de Liliane Bettencourt, moyennant 200 000 euros d’honoraires mensuels (ce mandat sera ultérieurement révoqué par le juge des tutelles, en septembre 2011).

Pascal Wilhelm.Pascal Wilhelm.

C’est dans ce contexte que Pascal Wilhelm fait signer à Liliane Bettencourt deux protocoles d’accord, en décembre 2010 puis en mars 2011 (la vieille dame est alors hospitalisée), qui la conduisent à investir 143 millions d’euros au sein de la société Lov Group Industrie (LGI) de Stéphane Courbit. Une proposition d’investissement que Patrice de Maistre avait auparavant repoussée, avant de quitter son poste.

Or il se trouve que l’homme d’affaires Stéphane Courbit est l'un des clients de Me Wilhelm, qui se trouve de facto en conflit d’intérêts. Pour convaincre Liliane Bettencourt et sa fille, l’avocat fiscaliste a également fait effectuer par un autre de ses clients, la banque Messier-Maris de Jean-Marie Messier, une mission d’audit de Lov Group Industrie.

Stéphane Courbit.Stéphane Courbit.

Les choses n’ont pas traîné. « Le versement intervenant avec une extrême rapidité laisse suspecter l’existence de difficultés financières naissantes importantes, voire même déjà réalisées, l’objectif de ces investissements étant manifestement de rembourser en grande partie des dettes ou d’effectuer à partir de LGI des remontées importantes d’argent vers d’autres sociétés du groupe Courbit », écrivent les juges d'instruction dans leur ordonnance.

Liliane Bettencourt n’aura d’ailleurs vu l’homme d’affaires qu’une demi-heure, le 15 décembre 2010, et l’aurait pris pour un « chanteur », selon un courriel adressé par Wilhelm à Courbit quelques jours plus tard.

Les clauses suspensives et de désengagement qui étaient prévues initialement ayant disparu des contrats, l’octogénaire ne pouvait plus récupérer sa mise. Toutefois, selon un communiqué de presse diffusé vendredi soir, juste avant le procès, un accord aurait enfin été trouvé entre Stéphane Courbit et la famille Bettencourt. Il faut dire que l'intérêt de cette opération, pour la milliardaire, ne sautait pas aux yeux.

« L’intérêt financier ou social d’un investissement financier total de 143,7 millions pour Liliane Bettencourt, dans cette opération financière axée principalement sur le poker en ligne, l’énergie et la production audiovisuelle (domaine assurément étranger au domaine habituel de ses investissements) n’est pas démontré, ni d’ailleurs le soi-disant embellissement financier consécutif des deux sociétés du groupe Courbit et tout particulièrement de la société LGI », écrivent les juges.

Selon eux, dans cette curieuse opération, « Liliane Bettencourt a même subi une grave perte financière nette, non causée, de 4,93 millions d’euros ». Pascal Wilhelm et Stéphane Courbit sont renvoyés devant le tribunal pour « abus de faiblesse ».

L’infirmier personnel de Liliane Bettencourt, Alain Thurin, est lui aussi renvoyé en correctionnelle pour complicité « d’abus de faiblesse ». Disposant d’un logement de fonction et d’un salaire de 18 000 euros mensuels, celui-ci était devenu indispensable à Liliane Bettencourt, avec laquelle il échangeait une correspondance intime et se laissait appeler « André », le prénom de feu son mari. Cet employé zélé était, par ailleurs, le bénéficiaire d’un confortable contrat d'assurance-vie de 10 millions d’euros, comme l'établit un testament d’août 2011, découvert lors d'une perquisition. Les juges reprochent à l’infirmier d’avoir été « l’intermédiaire de Pascal Wilhelm pour faire signer des documents ou rédiger et signer des courriers » à la milliardaire, au point de devenir l'homme à tout faire de l'avocat.

Liliane Bettencourt.Liliane Bettencourt.

Enfin, deux notaires sont également renvoyés en correctionnelle pour « complicité d’abus de faiblesse ». Jean-Michel Normand se voit reprocher les donations et autres dispositions testamentaires faites par Liliane Bettencourt en faveur de François-Marie Banier et Martin d’Orgeval. Quant à son confrère Patrice Bonduelle, il devra répondre des actes consentis au bénéfice de son ami Pascal Wilhelm et d’Alain Thurin. Pour les juges, les deux notaires étaient conscients de l'état de faiblesse de Liliane Bettencourt et ils ont agi en connaissance de cause.

Côte à côte, sur le banc du tribunal, on verra l'ex-grand argentier du principal parti de droite, également ancien trésorier de campagne du candidat à la présidentielle de 2012. De l’autre, l'ex-gestionnaire tout-puissant de la femme la plus riche de France. D’échanges de bons procédés en arrangements secrets, le sort de Patrice de Maistre et celui d’Éric Woerth sont indissociablement liés, dans l’affaire Bettencourt. 

Ce sont deux rendez-vous très discrets avec Patrice de Maistre, pendant la campagne présidentielle de 2007, qui valent à Éric Woerth d’être renvoyé en correctionnelle. « Il résulte de l’information qu'Éric Woerth a perçu des sommes en espèces qui lui ont été remises par Patrice de Maistre, écrivent les juges d’instruction Jean-Michel Gentil et Valérie Noël à la page 244 de leur ordonnance. Les circonstances de ces remises établissent qu’Éric Woerth avait connaissance de leur origine frauduleuse. »

Eric Woerth.Eric Woerth. © Reuters

Selon le témoignage de la comptable de Liliane Bettencourt, Claire Thibout, le gestionnaire de fortune Patrice de Maistre lui a demandé, début 2007, « d’aller retirer 150 000 euros en espèces à l’agence BNP Grande Armée, en lui confiant qu’il devait remettre cette somme à monsieur Woerth ».

La comptable n’a retiré que 50 000 euros, seuil au-delà duquel l’opération risquait d’être signalée à Tracfin par la banque. Patrice de Maistre a donc rapatrié le reste de la somme depuis la Suisse, où Liliane Bettencourt disposait d’importants avoirs bancaires.

« Les investigations réalisées ont confirmé ces déclarations et la réalité de ces faits et événements, et infirmé totalement celles de Patrice de Maistre. Elles établissent par leur concordance la véracité du témoignage de Claire Thibout, et la réalité de deux rendez-vous pris entre Patrice de Maistre et Éric Woerth pour la remise des fonds », écrivent les juges. Au passage, on comprend mieux la manipulation d'extraits de PV, lancée par Claude Guéant et l'entourage Nicolas Sarkozy en direction du Figaro, pour tenter de décrédibiliser la comptable, dont toutes les dépositions ont finalement été confirmées par les juges.

La chronologie reconstituée par les magistrats instructeurs est limpide. Maistre demande l’argent à la comptable de Liliane Bettencourt le 11 janvier 2007, lors d’un rendez-vous dans les locaux de la société Clymène, qui gère les investissements de Liliane Bettencourt, sise rue des Poissonniers, à Neuilly. Claire Thibout retire 50 000 euros le 17. Elle les remet le 18 à Maistre, dans l’hôtel particulier des Bettencourt. Et dès le 19 au matin, Woerth et Maistre se rencontrent discrètement dans un bar. Sur l’agenda de Claire Thibout, figure à cette date une mention très explicite : « 8h30 : Patrice et Trésorier – rue des Poissonniers – Paye et sécurité. » Le même jour, André Bettencourt signe une lettre de soutien au candidat Nicolas Sarkozy.

Le second rendez-vous entre Éric Woerth et Patrice de Maistre, toujours aussi discret, a lieu le 7 février 2007. Quelques jours plus tôt, le 30 janvier, Maistre s’était rendu en Suisse chez l’avocat René Merkt, gestionnaire des comptes cachés de Bettencourt. Il avait ensuite lâché cette phrase devant Claire Thibout : « Des fois ça sert d’avoir des comptes en Suisse. »

Les juges ont établi qu’à la suite de ce déplacement en Suisse, quelque 400 000 euros avaient été mis discrètement à la disposition de Patrice de Maistre et Liliane Bettencourt le 5 février. Le 7 février au matin, Woerth et Maistre se retrouvent donc pour la seconde fois dans un bar. Le 10, Nicolas Sarkozy rend visite à André Bettencourt.

« La réalité des rendez-vous est établie. La réalité de l’obtention des fonds et de leur remise l’est également. Les déclarations tant de Patrice de Maistre que d'Éric Woerth sur l’objet de ces deux rendez-vous sont peu crédibles au regard des déclarations corroborées de Claire Thibout sur la chronologie des faits », écrivent les juges.

Les magistrats vont plus loin. « Les circonstances de ces remises établissent qu’Éric Woerth avait connaissance de leur origine frauduleuse », écrivent-ils. Jurisprudence à l’appui, les magistrats expliquent que le délit de « recel » suppose la connaissance de l’origine frauduleuse de la chose reçue, mais « pas que le receleur ait connu précisément le délit d’origine. Il importe donc peu qu’il ignore les circonstances dans lesquelles a été commise l’infraction d‘origine »

« De l’absence de relations entre ces deux personnes, qui se connaissaient depuis peu, et ne s’étaient rencontrés qu’une fois en septembre 2006 pour parler du soutien que l’un, Patrice de Maistre, à titre personnel ou au nom de son employeur Liliane Bettencourt, pouvait apporter à l’autre, Éric Woerth, en sa qualité de trésorier de l’UMP, du fait que c’est cette qualité de “trésorier” qui était justement mentionnée dans l’agenda de Claire Thibout pour le premier rendez-vous, il apparaît que l’objet du rendez-vous du 19 janvier 2007 était bien lié à un soutien financier », écrivent les juges.

Ils notent par ailleurs que pour des raisons de « discrétion » et de « confidentialité », ces rendez-vous avaient lieu dans un bar, et qu’Éric Woerth a évoqué de façon très vague, sur procès-verbal, une « aide » que souhaitait apporter Maistre.

Les magistrats concluent ainsi : « Par sa profession, ses mandats électifs exercés, ses fonctions anciennes de trésorier d’un parti politique et surtout ses fonctions de trésorier de la campagne électorale d’un candidat à l’élection présidentielle au moment des faits, Éric Woerth ne pouvait ignorer l’origine frauduleuse de sommes importantes remises en espèces, sans déclarations, sans enregistrements ni reçus. »

« De l’ensemble de ces faits, des déclarations de Claire Thibout, des circonstances de ces deux rendez-vous, il apparaît qu’Éric Woerth a accepté, à deux reprises, des sommes en espèces provenant d’un circuit financier manifestement illicite mis en place par Patrice de Maistre, et il importe peu qu’il n’ait pas connu le détail des circonstances de la commission du délit d’où provenaient les fonds recelés, 50 000 euros le 19 janvier 2007 et entre 100 000 et 400 000 euros le 5 février 2007 (il s’agit en fait du 7 février – ndlr). »

« Dès la réception réitérée de ces fonds, dans de telles conditions, Éric Woerth n’a pu – voire n’aurait pas dû – ignorer leur origine frauduleuse. Il n’a pas pu avoir le moindre doute sur celle-ci, quand bien même il ne connaissait pas précisément la qualification pénale du délit commis par Patrice de Maistre, d’abus de faiblesse ou de blanchiment de fraude fiscale qui lui sont reprochés. »

Pour le cas particulier d’Éric Woerth, les juges préfèrent ne pas choisir entre ces deux hypothèses et le renvoient donc devant le tribunal pour « recel d‘un délit commis par Patrice de Maistre au préjudice de Liliane Bettencourt ».

Nicolas Sarkozy ayant bénéficié d’un non-lieu assassin de la part des juges d’instruction, le lampiste Woerth sera en première ligne lors du procès (le parquet de Bordeaux n’ayant pas fait appel de son renvoi en correctionnelle, alors qu'il avait initialement requis un non-lieu en sa faveur). Le pan politique de l’affaire Bettencourt reposera donc sur les seules épaules de l’ancien trésorier. Ou presque.

Face au tribunal, le sort de Patrice de Maistre, membre du Premier cercle de l'UMP, et qui avait embauché l'épouse d'Éric Woerth, paraît encore plus mal engagé, à la lecture de l’ordonnance de renvoi des juges. L’homme qui a fait censurer Mediapart ressort éreinté de ce document, qui synthétise trois années d’instruction.

En 2003, Patrice de Maistre est expert-comptable et commissaire aux comptes de grandes entreprises comme Air France, France Télévision et L'Oréal. Il vit confortablement. En août 2003, Lindsay Owen Jones, le PDG du « leader mondial de la beauté », l’informe que Liliane Bettencourt, héritière de l’empire, cherche un directeur général pour sa holding familiale. C’est à ce moment que Maistre va glisser un pied dans le grand monde. 

Il accepte cette proposition en or, en novembre 2003, et devient le dirigeant des sociétés Téthys et Clymène des Bettencourt, s’occupant également de leur fondation. Maistre ne devient pas pour autant le salarié des Bettencourt : il facture des honoraires à Clymène ainsi qu’à Liliane Bettencourt, à travers la société Eugenia et associés, dont il est l’unique actionnaire et le dirigeant.

Patrice de Maistre.Patrice de Maistre.

Le temps passant, Patrice de Maistre devient de plus en plus intime des Bettencourt, dont la santé décline. Après le décès d’André Bettencourt en novembre 2007, et la plainte de Françoise Meyers-Bettencourt, la fille unique de la milliardaire, pour « abus de faiblesse », son emprise sur Liliane Bettencourt va encore s’accroître. Il devient gourmand.

Les sept années que Patrice Maistre passe à gérer la fortune des Bettencourt lui sont anormalement profitables sur un plan financier, mais lui ne voit absolument pas où est le mal. « Engagé pour diriger la holding familiale alors que Liliane Bettencourt avait 83 ans, il n’avait constaté, sept ans plus tard, au moment de son départ, aucune rupture fondamentale de son état. Il avait toujours eu le sentiment qu'elle avait été en capacité de prendre des décisions et d‘exprimer une volonté ferme et claire », écrivent les juges.

Des dizaines de témoignages, des rapports médicaux et plusieurs expertises collégiales qui figurent au dossier indiquent l’exact contraire de cette légende d’une Liliane Bettencourt ayant toute sa tête. « Liliane Bettencourt doit être considérée comme une personne particulièrement vulnérable : en raison de son âge et des troubles graves qui l’accompagnent, en raison de son infirmité de surdité, en raison d’une maladie ou déficience physique ou psychique, au moins depuis le 1er septembre 2006 », résument les juges.

À cette époque-là, le pauvre Patrice de Maistre se dit écrasé de travail. Il faut dire qu’il gère des fonds vertigineux, 200 millions d’euros d’abord, puis 542 millions. Il obtient donc des Bettencourt que ses honoraires, déjà copieux, soient revus à la hausse : de 800 000 euros annuels fin 2006, ils passent à 1,2 million d’euros annuels en 2009. Mais cela ne suffit pas.

En septembre 2008, Maistre se fait offrir une donation de 5 millions d’euros par Liliane Bettencourt, déjà diminuée. La milliardaire règle aussi les « droits et frais afférents », le coût total de la donation se montant pour elle à 8 millions d’euros. Le gestionnaire de fortune assure aux juges que Liliane Bettencourt voulait absolument « faire quelque chose » pour lui, une sorte de « retraite complémentaire », qu’il avait fini par accepter.

Ce n’est pas tout. L’enquête a révélé que Maistre a encore perçu, en décembre 2010, une somme de 2,656 millions d’euros « en raison de la rupture des relations entre la SARL Eugenia et associés, dont il était le seul actionnaire », la SA Clymène d’une part, et Liliane Bettencourt d’autre part, cela en raison d’une convention opportunément signée en mars 2010, alors que le scandale avait déjà éclaté.

Les juges notent aussi que le gestionnaire de fortune a perçu des « frais de justice » pour un montant de 86 000 euros. Le total des « libéralités » qu’il a obtenues de façon illicite se monte à plus de 12 millions d’euros.

Patrice de Maistre se voit également attribuer par les juges un rôle assez trouble, dans le conflit entre Françoise Meyers-Bettencourt et François-Marie Banier. À la lecture du dossier, il contribue à éloigner Liliane Bettencourt de sa fille, laissant les profiteurs et les aigrefins profiter des largesses de l’octogénaire. Il supervise notamment le curieux legs de l’île d’Arros à une fondation dont Banier tire en fait les ficelles.

C’est aussi lui, qui s’occupe personnellement de rapatrier des espèces depuis la Suisse, à hauteur de 4 millions d’euros, entre février 2007 et décembre 2009, sans que l’on soit certain que Liliane Bettencourt saisisse bien tout ce qui se passe. Les juges notent que Maistre ne peut justifier l’utilisation de 800 000 euros livrés par coursier en février et avril 2007, puis d’une somme de 2 millions d’euros remise en décembre 2008 « dont les investigations n’ont pas permis d’identifier un autre bénéficiaire que lui-même à titre personnel ».

Autre épisode fameux que rappellent les magistrats : « Patrice de Maistre a proposé à Liliane Bettencourt, à la fin de l’année 2009, de se faire offrir le bateau de 1,2 million d’euros dont il rêvait et de recevoir, en personne et en espèces, au siège de la société S.A. Clymène, la somme correspondante, dont il ne peut justifier non plus l’utilisation par un autre que lui-même. »

Enfin, il fait signer à la vieille dame, le 4 mars 2010, une convention d’honoraires assurant 800 000 euros par an à sa société Eugenia pour une mission de conseil relative à la fondation Bettencourt.

Les juges d’instruction reproduisent, dans l’ordonnance de renvoi, plusieurs conversations enregistrées clandestinement par le majordome Pascal Bonnefoy – celles-là mêmes que Maistre ne veut plus voir sur Mediapart. Ainsi, à propos d’un dialogue extravagant, sur la signature de cette convention du 4 mars 2010, les juges écrivent : « Liliane Bettencourt ne comprend absolument pas de quoi il s’agit. » Les magistrats ajoutent ceci : « Cette scène est particulièrement révélatrice du comportement abusif de Patrice de Maistre à l’égard de Liliane Bettencourt lorsqu’il veut arriver à ses fins. »

In fine, « il résulte de l’information que la situation de faiblesse de Liliane Bettencourt était parfaitement connue de Patrice de Maistre », résument les juges d’instruction. « Le comportement général de Patrice de Maistre à l’égard de Liliane Bettencourt, et notamment son emprise croissante dans sa sphère personnelle, doit être considéré comme abusif, et c’est ce comportement qui a incontestablement conduit Liliane Bettencourt à des actes gravement préjudiciables. »

Le gestionnaire de fortune indélicat est renvoyé en correctionnelle pour « abus de faiblesse », « blanchiment d’abus de faiblesse », « complicité d’abus de faiblesse » et « complicité de fraude fiscale ». Certaines charges pour lesquelles il avait été mis en examen ont été abandonnées par les juges, notamment « l’abus de confiance aggravée » et « l’escroquerie aggravée » au sujet de l’île d’Arros. Cette île paradisiaque est finalement revenue dans le giron de Liliane Bettencourt et a été revendue pour 49 millions d’euros en 2012.

Éric Woerth et Patrice de Maistre ont par ailleurs été renvoyés en correctionnelle pour « trafic d’influence » dans l’affaire de la Légion d’honneur. Maistre avait reçu sa médaille des mains d'Éric Woerth en personne au mois de janvier 2008, soit deux mois après avoir embauché son épouse, Florence Woerth, au service de l’héritière de l'empire L'Oréal.

Malgré les dénégations des uns et des autres, un courrier d’Éric Woerth à Nicolas Sarkozy de mars 2007, pendant la campagne présidentielle, atteste que Patrice de Maistre, généreux donateur et membre du Premier cercle de l’UMP, avait réclamé sa décoration à son ami Woerth. C’est également à cette époque que le gestionnaire de fortune de Liliane Bettencourt rapatriait clandestinement des fonds depuis la Suisse pour en remettre une partie à Éric Woerth.

Les magistrats instructeurs ont estimé que l’octroi de cette décoration à Patrice de Maistre était bien lié à l’embauche par celui-ci de Florence Woerth, l’épouse du ministre du budget, au sein de la société Clymène. Cette affaire vaudra à Maistre et Woerth d'être jugés pour trafic d'influence du 23 au 26 mars à Bordeaux.

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