Après les attentats de Paris au cours desquels dix-sept personnes ont été tuées les 7, 8 et 9 janvier 2015, dont quatre juifs au supermarché casher de la porte de Vincennes, les représentants des institutions communautaires ont exprimé la souffrance et l’inquiétude des Français de confession juive, meurtris par ce qu’ils ont perçu comme de l’indifférence, voire de l’hostilité, de la part de la société française au cours des dix dernières années.
À la suite des assassinats d’Ilan Halimi par le “gang des barbares” en janvier 2006, des trois enfants et du professeur de l’école juive de Toulouse par Mohammed Merah en mars 2012 et des quatre victimes du Musée juif de Belgique par Mehdi Nemmouche en mai 2014, les Français n'ont pas manifesté leur solidarité de manière massive. La marche de dimanche 11 janvier, qui a vu des millions de personnes se mobiliser, a marqué une rupture, sans dissiper les doutes ni atténuer l’angoisse des attaques. Mediapart a rencontré l’actuel président de l’Union des étudiants juifs de France (UEJF) et quatre de ses prédécesseurs pour comprendre leurs préoccupations.
La peur physique, le développement des préjugés, le repli, la tentation du départ, le lien à Israël : nous avons abordé ces questions avec Sacha Reingewirtz, élu en octobre 2013 à la tête de l’association, âgé de 28 ans et diplômé de l’école d’avocat du barreau de Paris ; Jonathan Hayoun (septembre 2011-décembre 2013), 30 ans, réalisateur, Arielle Schwab (novembre 2009-septembre 2011), 31 ans, directrice-conseil chez Havas-Paris, Raphaël Haddad (juillet 2007-novembre 2009), 32 ans, conseiller en communication, et Benjamin Abtan (juillet 2005-juillet 2007), 34 ans, président du Mouvement antiraciste européen (Egam) et membre du bureau national de SOS-Racisme.
En leur donnant la parole, nous n’avons pas cherché à faire le portrait de la jeunesse juive de France. Nos quatre interlocuteurs ne sont pas représentatifs, au sens sociologique du terme, des étudiants et jeunes adultes juifs vivant dans ce pays. Nous avons voulu entendre leurs voix singulières, car elles ont en commun d’avoir été à un moment donné l’interface entre une société, une actualité et une association qui revendique 15 000 membres. Mises bout à bout, elles révèlent en parallèle à l’intensification des violences antisémites un sentiment d’isolement croissant. Les manifestations post-attentats ont pu avoir un effet « apaisant » mais, désormais, la peur d'être tué n'épargne plus personne, au point que la question du départ se pose ouvertement.
Sacha Reingewirtz et quelques autres de l’UEJF se sont immédiatement rendus sur place quand ils ont eu connaissance du massacre à Charlie Hebdo, mercredi 7 janvier. Cela s’est imposé comme une évidence : « On a tout laissé en plan. Il fallait y aller pour apporter notre soutien. Charb était un ami. Il est intervenu plusieurs fois chez nous. Nous avions défendu Charlie au moment du procès après la publication des caricatures de Mahomet. On s’est joint à la manifestation du soir. Vendredi, on était en train de finaliser les préparatifs de la manif de dimanche, on en était à caler le message, quand on a appris ce qui se passait au supermarché casher. Il y a eu le flou sur le nombre de morts, le chantage “Libérez les frères Kouachi sinon on tue les otages”, l’assaut, le vent de panique dans les écoles juives, la fermeture de lieux communautaires de peur qu’il y ait des attaques simultanées. »
Durant ces jours où tout bascule, Sacha Reingewirtz, en tant que représentant associatif, est en première ligne. L’idée d’organiser un rassemblement de recueillement à proximité du drame est tout de suite retenue. « 10 000 personnes sont venues, indique-t-il, des gens du quartier surtout, et beaucoup de ministres, avec Manuel Valls qui déclare que “la France sans les juifs ce n’est pas la France”. »
L’engrenage dans l’horreur et la multiplicité des cibles lient le sort des personnes attachées à la liberté d’expression à celui des juifs et de la police. Le message de la manifestation du 11 janvier change. Sur les pancartes, les "Je suis Charlie" se mêlent aux "Je suis juif" et "Je suis policier". Avant même le départ des cortèges, organisateurs et responsables politiques sont débordés par le flux des manifestants.
« C’est ce qui pouvait arriver de mieux, assure Sacha Reingewirtz. Cette journée restera l’un des souvenirs les plus puissants de ma vie. J’en suis très fier. J’espère que cela va renforcer la vigilance de chacun d’entre nous dans les mois prochains. Les Français ne sont pas tombés dans le piège du Front national et de l’amalgame. Le combat va être long et difficile : nous devons lutter contre la haine, toutes les haines, qu’elles viennent de l’extrême droite ou des djihadistes. »
Une nouvelle période s’ouvre. Le geste de Lassana Bathily, cet ex-sans-papiers malien de 24 ans qui vient d’obtenir la nationalité française après avoir caché six personnes aux yeux d’Amedy Coulibaly, en est le symbole, estime le président de l’UEJF qui a rencontré le jeune homme de confession musulmane et active ses réseaux pour lui retrouver un emploi. « Lassana est un héros, affirme-t-il. Par les temps qui courent, nous avons besoin de ce genre de figures positives. Les lycéens, les collégiens peuvent s’identifier à lui. Il est la preuve vivante que toutes les trajectoires sont possibles. » Comme pour donner du poids à son propos, il assure ne pas être de nature optimiste. « Je fais partie de cette génération qui a grandi sous la protection de la police et pour laquelle l’antisémitisme a été vécu comme une fatalité », rappelle-t-il.
- « De l’antisémitisme, il y en a partout en Europe. Mais des meurtres antisémites, il n’y en a qu’en France »
Ses prédécesseurs ont ressenti le même élan lors de la marche du 11 janvier. Mais tous s’inquiètent de la peur physique qui s’est emparée de bon nombre de Français juifs. La répétition des meurtres fait que chacun se sent visé. Des militaires en armes gardent les écoles confessionnelles. Les parents ont peur pour leurs enfants. Les élèves se sentent en danger. « Dans les restaurants et épiceries casher, dès qu’une porte claque, les gens se retournent fébrilement, comme s’ils allaient être attaqués », note Jonathan Hayoun. Ayant grandi à Paris, ce dernier a été scolarisé dans un établissement juif du boulevard Voltaire : « Quand la manif est passée devant, j’ai été bouleversé. Mes parents habitent porte de Vincennes. Nous étions touchés en bas de chez nous. »
Arielle Schwab a longtemps vécu place des Fêtes, dans le XIXe arrondissement. « Les attentats sont entrés dans la capitale. Le message, c’est que tout le monde peut être touché. Plus aucun juif n’est à l’abri en France », dit-elle. Le malaise est tel qu’il provoque des réactions inattendues. « Les juifs ont eu tendance à se barricader ces dernières années, remarque-t-elle. La nouvelle question qu’ils se posent est de savoir s’ils ont raison de continuer à fréquenter les lieux communautaires et s’il n’est pas temps de les changer d’établissement. »
À l’angoisse, amplifiée par l’effet de proximité, s’ajoute une certaine amertume liée au fait que le soulèvement populaire fait resurgir le souvenir des précédentes tueries pour lesquelles la mobilisation a été moindre.
« Après la mort d’Ilan Halimi, nous nous sommes sentis incompris car le caractère antisémite de son décès n’a pas tout de suite été reconnu. Avec Toulouse, la menace physique est devenue palpable. Des enfants étaient morts, il n’y avait plus de limites. Nos lieux de vie comme les écoles n’étaient plus une protection. L’attentat du Musée juif de Bruxelles a créé un sentiment de répétition intolérable. Ça recommençait. Mais cela semblait ne pas suffire. Après ces drames, la société française a peu bougé. Les Français n’ont pas été révoltés. Ils sont apparus globalement non concernés. Nous avions le sentiment que le décès d’un juif pouvait susciter de la peine, de l’apitoiement tout au plus. Mais de l’horreur, ou de l’indignation, comme celle qu’on a vu dimanche, non. L’absence de réaction massive a nourri un profond sentiment de solitude », affirme-t-elle.
En janvier 2006, Benjamin Abtan, alors président de l’UEJF, est au Rwanda quand il apprend qu’Ilan Halimi est décédé après avoir été enlevé, séquestré et torturé en région parisienne par un groupe d’une vingtaine de personnes qui l’ont choisi parce qu’il était juif et, à ce titre, supposé riche. « Le contexte était celui de la concurrence des mémoires, se souvient-il. Dieudonné, dans les années 2000, contribuait à diffuser l’idée qu’on parlait trop de la Shoah et pas assez de l’esclavage. À l’UEJF, nous cherchions à casser cette mécanique. En même temps, le monde juif se rétrécissait dangereusement. Plus rien n’existait à part les États-Unis, Israël et la France. Pour rouvrir le monde dans une perspective de dialogue des mémoires, nous avons décidé de nous rendre au Rwanda. Un génocide venait d’avoir lieu. Il était possible d’aller à la rencontre des rescapés. Vis-à-vis des étudiants, nous nous sommes engagés à commémorer le génocide des Tutsis. Eux ont décidé de commémorer la Shoah. C’est à ce moment-là que la nouvelle de la mort d’Ilan Halimi nous est arrivée. Nous avons rédigé les premiers communiqués dans un cybercafé à Kigali, à des milliers de kilomètres du drame. Pour beaucoup d’entre nous, c’était la première manifestation que nous organisions. Notre préoccupation était d’en faire une mobilisation antiraciste, alors que le Crif [le Conseil représentatif des institutions juives de France, aujourd’hui dirigé par Roger Cukierman – ndlr] avait une vision plus communautaire. 100 000 personnes sont descendues. 100 000 personnes alors que la nature antisémite du meurtre ne faisait aucun doute. Après Toulouse, nous étions 15 000 personnes dans la rue. »
La déception est d’autant plus vive que la France est un cas à part. Une terrible exception. « De l’antisémitisme, il y en a partout en Europe. Mais des meurtres antisémites, il n’y en a qu’en France », insiste-t-il. Cette « insensibilité » de la société, Benjamin Abtan l’a de nouveau ressentie lors du rassemblement près du supermarché casher de la porte de Vincennes : « Il n’y avait pas beaucoup de monde. Il n’y avait que des juifs et le gouvernement. Les autorités font acte de présence aux côtés de la communauté depuis une dizaine d’années. À chaque fois qu’il se passe quelque chose, elles sont au rendez-vous. Les Français, moins. À cet égard, le 11 janvier m’a rassuré. »
- « La diffusion des préjugés s’est faite de manière insidieuse »
Lors de la tuerie de Toulouse, Jonathan Hayoun était aux manettes de l’association. L’« indifférence » des Français l’a aussi marqué. « On s’est retrouvé à 20 000 à marcher. C’était trop peu », regrette-t-il encore. Il analyse cette absence de réaction comme le résultat d’une « banalisation » de l’antisémitisme. Au cours de la décennie, les violences visant les juifs se sont multipliées : lors des six premiers mois de l’année 2014, le nombre d’incidents recensés par le ministère de l’intérieur s’est élevé à 327, contre 423 pour l’ensemble de 2013. Un pic a été observé en janvier, après l’interdiction du spectacle de Dieudonné et la manifestation baptisée “Jour de colère”.
Depuis le début des années 2000, le nombre d’actes et menaces enregistrés chaque année est six à dix fois supérieur à ce qu’il était pendant la décennie 1990. Selon la Commission nationale consultative des droits de l'Homme (CNCDH), qui compile ces données, il existe une « disjonction » entre les actes, en hausse, et les opinions négatives, en recul depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale (lire l'article de Mediapart consacré à cette question). Sauf que ce mouvement d'ouverture de la société est stoppé en 2009, d'après les sondages étudiés : à partir de cette année-là, les indicateurs signalant un « rejet de l'autre » augmentent.
Nos interlocuteurs perçoivent nettement cette dégradation. « Pendant longtemps, les agressions antisémites ont été liées au conflit israélo-palestinien, affirme Raphaël Haddad. C’est toujours le cas. Mais la nouveauté, c’est que chaque acte antisémite en entraîne d’autres. Les attentats de Merah ont par exemple été suivis d’une série de violences déconnectées du contexte au Proche-Orient. »
Jonathan Hayoun explique son engagement associatif par la prise de conscience que les inscriptions “sales juifs” sur les murs de sa fac ne provoquaient aucune réaction ni des syndicats étudiants ni de l’équipe dirigeante.
« La diffusion des préjugés s’est faite de manière insidieuse, estime-t-il. Les propos antisémites n’ont d’abord plus été contrés, ils sont ensuite devenus décomplexés. Les Français se sont habitués. » Cette « perméabilité » concerne le racisme dans son ensemble. « Quand Christiane Taubira a été traitée de guenon, la France ne s’est pas levée », regrette Sacha Reingewirtz. En novembre 2013, les cortèges, clairsemés, n’ont réuni que quelques milliers de personnes.
L’intensification de ce processus de stigmatisation s’est traduite par des modifications comportementales. Parfois au détriment des pratiques religieuses. Plus souvent pour en limiter la visibilité. « À la différence d’autres personnes vivant en France, nous ne subissons globalement pas de discriminations en tant que juifs. Être juif n’empêche pas d’accéder à un emploi ou un logement, indique Jonathan Hayoun. En revanche, une forme d’autocensure s’installe. À la fac, j’entends des étudiants qui préfèrent cacher qu’ils sont juifs de peur de devoir se justifier sur tel ou tel choix de sujet de maîtrise ou de thèse. Ce n’est pas de la discrimination, mais de la peur de la discrimination. La kippa, c’est connu : de moins en moins d’hommes assument de la porter, et le cas échéant préfèrent mettre une casquette. En revanche, je n’ai jamais entendu parler de personnes renonçant à manger casher pour ne pas se faire remarquer. » « Le succès des écoles juives s'explique en grande partie par la volonté de protéger les enfants des insultes et du harcèlement », affirme Arielle Schwab, qui admet avoir elle-même évité certaines conversations en pleine “affaire Dieudonné” « de peur qu’une certaine tolérance à l’antisémitisme ou, disons, une négligence ne se fasse jour ».
Le contenu des préjugés est relativement immuable. Jonathan Hayoun, qui va de classe en classe pour essayer de déconstruire les idées reçues, dans le cadre du programme CoExist porté par l’UEJF, observe que les juifs continuent d’être perçus comme dominant la finance, les médias et le monde en général. Les Roms et les homos, ajoute-t-il, sont tout aussi mal traités. Les formes de circulation, elles, varient sensiblement.
Les théories du complot paraissent un véhicule fréquemment emprunté ces dernières années. Il donne l’exemple de la manière dont quelqu’un comme Farida Belghoul est parvenue, l’année dernière, à se faire connaître avec sa critique de la “théorie du genre” : « Sa rhétorique est la suivante : elle part du principe selon lequel la théorie du genre sert à pervertir les jeunes des quartiers, que les jeunes sont aussi abrutis par le rap, que les rappeurs émanent de SOS-Racisme, qui émane de l’UEJF, qui est membre du Crif, qui est membre du Congrès juif mondial, ce qui aboutit à la conclusion que les juifs dominent le monde et veulent empêcher les jeunes des quartiers de s’émanciper. »
Plus cachés, les préjugés sont aussi plus tenaces. Des paravents intellectuels se sont élevés pour les justifier, estime Jonathan Hayoun. Le négationnisme faisant moins recette, l’antisémitisme prend d’autres formes, poursuit-il, mettant en garde contre la « concurrence victimaire » et le « deux poids deux mesures » alimentés sur les réseaux sociaux par les discours d’Alain Soral et relayés par les spectacles de Dieudonné. Alors président de l’UEJF, il a dû combattre l’épidémie du hashtag “UnBonJuif” sur Twitter. La procédure judiciaire intentée contre l’entreprise américaine a abouti à améliorer la procédure de signalement des propos racistes et antisémites par les utilisateurs.
Google a aussi été contraint de modifier son algorithme, après avoir constaté que les suggestions de son moteur de recherche plaçaient systématiquement le terme “juif” après celui d’une personnalité. « Cette obsession de savoir qui était juif et qui ne l’était pas devenait insupportable », dit-il. Son successeur a repris le flambeau avec l’organisation, le 22 février 2015, des « premières Assises nationales de la lutte contre la haine sur Internet », qui visent à « responsabiliser » les médias en ligne.
- « Il est dommage de constater que certains groupes radicaux instrumentalisent la cause palestinienne »
Les tensions sont ancrées jusque dans les rangs de la gauche. Lieu de friction entre les militants antiracistes, l’antisionisme assumé des uns est perçu comme un antisémitisme par les autres. « Les passerelles ne sont pas systématiques, mais elles sont fréquentes. Quand on est engagé pour défendre les opprimés, il n’est pas anormal de défendre la cause palestinienne. Mais il est frappant d’observer les glissements entre la critique de la politique d’Israël, la remise en cause de la légitimité de l’État d’Israël et la négation d’un peuple juif », indique Jonathan Hayoun.
Le sujet fracture le mouvement antiraciste depuis la Seconde Intifada, au début des années 2000. Il est réapparu à la faveur des manifestations organisées l’été dernier en soutien à Gaza. « Il est dommage de constater que certains groupes radicaux instrumentalisent la cause palestinienne. Plutôt que de se faire les avocats de la paix, ces personnes importent en France le conflit et transforment leur hostilité à l’égard d’Israël en une animosité à l’égard des juifs d’Israël », estime Sacha Reingewirtz, qui s’inquiète des « phénomènes de foule » qu’il a observés à ces occasions.
La thèse d’un “nouvel antisémitisme” se développant chez les militants de la gauche radicale et chez les « jeunes des banlieues », par opposition à un antisémitisme porté par l’extrême droite, est considérée avec circonspection par nos interlocuteurs. Eux qui travaillent sur les préjugés redoutent toutes les formes de stigmatisations. Benjamin Hayoun estime que « l’ensemble des collèges sont concernés, personne n’y échappe ».
Les passages à l’acte, quant à eux, s’observent « là où les communautés juives sont les plus importantes, c’est-à-dire à Sarcelles, à Créteil, à Villeurbanne et à Paris dans le XIXe ». Arielle Schwab souligne que la puissance des clichés est telle que les élèves des quartiers populaires les reproduisent pour eux-mêmes. Quand on leur demande ce que leur évoque la catégorie « jeunes de banlieue », ils répondent « délinquant », « racaille », « cités » ou « voyou ».
Il n’empêche, rappelle Benjamin Abtan, qu’il existe un « contentieux historique entre les descendants d’immigrés maghrébins vivant en France et les communautés juives du Maghreb qui ont dû quitter leur pays en partie à cause de l’antisémitisme ». « En l’absence de réparation, poursuit-il, ce traumatisme est réactivé. Cette génération qui a été chassée une première fois redoute d’être de nouveau obligée de faire ses valises. » Pour certains d’entre eux, la France pourrait n’être qu’un pays de transit entre leur pays d’origine et Israël.
« Qu’on se pose la question du départ en Israël est à la fois nouveau et inquiétant »
La tentation du départ n’est plus un fantasme, même si l’expatriation définitive ne concerne encore qu’une minorité de Français. Selon l’Agence juive, qui a enregistré 7 231 départs en 2014, contre 3 293 en 2013, les meurtres de la porte de Vincennes pourraient accélérer le mouvement. Jonathan Hayoun remarque que « toutes les familles désormais s’interrogent ». « Qu’on se pose même la question du départ est à la fois nouveau et inquiétant », estime-t-il. « L’alya a toujours été un enjeu dans les quartiers difficiles où les juifs se sentent en danger, souligne Arielle Schwab. De nouveaux milieux sont touchés. Des personnes d’un niveau social plus élevé, avec davantage de moyens, se sentent à leur tour ébranlées dans leur identité. Leur place en France leur paraît mise en cause. »
Aucun de nos interlocuteurs n’a pensé partir. « Je suis trop attaché à la France et à son histoire pour m’imaginer quitter ce pays », indique Sacha Reingewirtz, qui a grandi à Strasbourg et dont une partie de la famille, française depuis des décennies, vient de Moselle. « Je ne voudrais pas, en partant, donner raison aux antisémites qui pensent que nous sommes des étrangers », ajoute-t-il. Mais son affection à l’égard d’Israël, partagée par ses prédécesseurs, n’en paraît pas moins forte, au contraire. « Je ne me sens pas israélienne, explique Arielle Schwab, qui a des origines alsaciennes. Mais je suis très attachée à ce pays pour ce qu’il représente dans l’histoire de l’émancipation des juifs. Nous partageons une communauté de destins avec les habitants de ce pays. J’ai de la famille là-bas, comme 80 % des juifs vivant en France. Quand il y a des bombes qui tombent, ce n’est pas idéologique. Certains de mes cousins habitent dans le Sud. Ils sont directement soumis aux tirs de roquette. Quand je tremble pour Israël, je tremble au sens propre. » Ce sentiment de familiarité ne l’empêche pas de se « sentir très libre par rapport à la politique israélienne ». « Je n’ai pas élu ce gouvernement, je ne me sens pas représentée par lui. Je critique très fréquemment sa politique sécuritaire. Je fréquente des opposants. En revanche, je suis très vigilante quand la critique d’Israël prend un tour obsessionnel. Cette obsession cache souvent un problème par rapport aux juifs », estime-t-elle.
Autre effet collatéral de l’antisémitisme : ceux qui ne partent pas pour Israël ont tendance à se replier sur la “communauté”. Benjamin Abtan observe avec inquiétude ce mouvement depuis une dizaine d’années : « Les gens vivent en bulle, ils ne fréquentent que les lieux communautaires, ne partent en vacances qu’ensemble, la mixité a disparu. Les classes moyennes se regroupent dans les mêmes quartiers. Ceux qui restent dans les cités sont ceux qui n’ont pas les moyens d’en sortir. » Selon lui, ce phénomène d’entre-soi marque la « faillite du leadership communautaire ». « La demande de plus de sécurité, qui a servi les intérêts de Nicolas Sarkozy, comme elle sert ceux de Manuel Valls aujourd’hui, est indispensable, considère-t-il. Mais elle ne peut pas être la seule perspective. »
Cet échec n’est pas sans conséquence. « En s’enfermant dans une relation de proximité avec les autorités locales et nationales, les institutions juives ont nourri à leur corps défendant le fantasme des juifs et du pouvoir, estime-t-il. Elles ont, en parallèle, traité les populations juives venant de Méditerranée avec un certain dédain et n’ont pas su mettre des mots sur leur souffrance, ce qui a laissé le champ libre à l’extrême droite. » « Que quelqu’un comme Gilbert Collard soit écouté ou que des thèses comme celle du “Grand remplacement” se diffusent est quand même problématique », insiste-t-il. Des critiques à l’égard du Crif se font entendre. « La droitisation des personnes engagées dans le représentation des juifs de France est une réalité, indique Jonathan Hayoun. Le Crif n’a pas à être une deuxième ambassade d’Israël en France, c’est Roger Cukierman lui-même qui le dit. Je suis d’accord avec cela. Cette radicalisation m’inquiète, même s’il faut reconnaître qu’elle n’est pas propre aux juifs. Toute la société est concernée. »
Que va-t-il rester du « sursaut » observé le 11 janvier ? « Des inscriptions “sales juifs” ont été barrées depuis quelques jours », note-t-il. Arielle Schwab a elle été « apaisée » de constater que la « prise de conscience » a été « générale », alors qu’elle redoutait une « indignation sélective ». Quelle que soit la suite des événements, elle estime qu’il y aura « un avant et un après ». « Un avant et un après la mobilisation », précise-t-elle. Raphaël Haddad considère que les acteurs de la société civile doivent prendre la mesure de ce qui s'est passé : « Ça ne se fera pas tout seul. La stratégie de lutte contre l’antisémitisme doit changer. Les gestes symboliques ne suffisent plus. Nos interventions, dans les collèges et les lycées, doivent être massives. » Il pense également aux institutions musulmanes. « Cela fait des années que les imams des mosquées ne savent pas comment gérer les salafistes qui leur font concurrence. Cette bataille doit être menée. Le débat doit s’ouvrir », martèle-t-il. L’actuel président espère quant à lui que le mot d’ordre “Je suis Charlie”, signe selon lui d’un « renouveau du sentiment républicain », se traduira par l’entrée en politique d’une nouvelle génération. Et plus directement, d’ici 2017, par la déroute de Marine Le Pen.
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