Deux semaines après les attentats de Paris, le premier ministre Manuel Valls a annoncé le 21 janvier 2014 des recrutements et moyens inédits pour l’antiterrorisme. D’ici trois ans, 2 680 emplois supplémentaires, dont 1 400 pour le ministère de l’intérieur, seront créés. Comme lors du vote de la loi antiterroriste du 13 novembre 2014, c’est le « changement d’échelle » des retours de combattants djihadistes qui justifie ce déploiement massif pour Manuel Valls. En sous-texte, il s’agit également de pallier les suppressions de postes et l’absence d’investissement du précédent gouvernement de droite.
« Aujourd’hui, il faut surveiller près de 1 300 personnes, Français ou étrangers résidant en France, pour leur implication dans les filières terroristes en Syrie et en Irak, a indiqué le premier ministre mercredi. C’est une augmentation de 130 % en un an. À cela s’ajoutent 400 à 500 personnes concernées par les filières plus anciennes ou concernant d’autres pays, ainsi que les principaux animateurs actifs dans la sphère cyber-djihadiste francophone. En tout ce sont près de 3 000 personnes à surveiller. » Cette liste invérifiable, réalisée par les services eux-mêmes, amasse cependant des cas très différents : certaines personnes sont parties en Syrie ou en Irak, d’autres sont en chemin, en sont revenues, ou sont juste suspectées de vouloir y partir.
Mortifiés de n'avoir pu empêcher les attentats de Paris (pourtant perpétrés par des personnes bien connues de la justice et de la police), les services entendent-ils mettre un policier derrière chacun ? Le ministre de l’intérieur Bernard Cazeneuve n’en est pas loin, quand il établit mercredi soir devant les députés de la commission d'enquête sur la surveillance des filières djihadistes un parallèle avec les effectifs actuels de la DGSI (direction générale de la sécurité intérieure) : « 3 000 personnes (à surveiller, ndlr) là où nous avons 3 100 personnes au ministère de l’intérieur. »
Passe-t-on dès lors à une surveillance massive à la façon des États-Unis ? Le ministère de l’intérieur comme les représentants syndicaux des policiers, reçus lundi place Beauvau, s’en défendent. « Il n’y a pas de changement de doctrine, assure Céline Berthon, secrétaire générale du Syndicat des commissaires de police nationale (SCPN). Nous ne sommes pas, de ce que j’ai compris, dans une suspicion massive. Il y a des profils dangereux à surveiller plus nombreux qu’auparavant, il s’agit de retrouver la capacité de traiter ces individus. » « Nous ne voulons pas de Big Brother mais c’est lié à l’évolution des techniques de communication », abonde son côté Jean-Marc Bailleul, secrétaire général du SCSI (officiers). « Cela va nous permettre d’être attentifs sur plus d’objectifs, de multiplier les surveillances, alors qu’avant nous étions obligés de hiérarchiser », détaille Christophe Dumont, secrétaire national du SCSI et ancien de la direction régionale du renseignement de la préfecture de police de Paris.
Dans les faits, la surveillance varie selon le degré de dangerosité. Elle peut aller d’une simple fiche S (sûreté) avec un signalement au FPR (fichier des personnes recherchées) à une surveillance physique mobilisant plus d’une dizaine d’agents par individu, en passant par des écoutes menées par les services de renseignement. Le futur projet de loi sur le renseignement, qui sera présenté en conseil des ministres en avril 2014, élargira encore ces moyens aux poses de micros, balisages GPS, infiltrations,etc. déjà autorisés dans le cadre de certaines enquêtes judiciaires etc. Des techniques jusqu'alors utilisées par les services de renseignement hors de tout cadre légal.
Sur les 1 400 emplois créés au ministère de l’intérieur, ce sont les unités de renseignement qui décrochent le gros lot avec 1 100 postes promis, dont 535 dès cette année. Pour aller plus vite, « sur ces compétences de haut niveau, nous pourrons procéder à des recrutements sur titre, car sinon c’est à la saint-glinglin », a déclaré Bernard Cazeneuve. 500 emplois iront à la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) « aussi bien dans les unités de renseignement qu’au sein de la sous-direction chargée des investigations judiciaires », selon Manuel Valls.
Les ex-RG décimés par la réforme de 2008 bénéficieront également de postes supplémentaires (500) ainsi que la direction du renseignement de la préfecture de police de Paris (100). « Il faut recréer la détection des signaux faibles par le service central de renseignement territorial (nouveau nom des RG) », a expliqué Bernard Cazeneuve mercredi. Il a également annoncé le doublement des quotas d’écoutes du renseignement territorial. Les 300 postes restants doteront notamment la police judiciaire et ses cyberpatrouilles, la police aux frontières chargée de mettre en place le nouveau fichier des données de passagers dit PNR, le service de la protection (chargé de la protection rapprochée pour les personnalités) et la gendarmerie.
Mais comment recruter 1 400 fonctionnaires dans un domaine aussi sensible que l’antiterrorisme en trois ans ? « Nous avons besoin de spécialistes plus que d’une masse de renforts », met en garde le syndicaliste Christophe Dumont. « Et il faut des profils adaptés en termes de discrétion et de culture du renseignement », ajoute cet officier. Après le concours, la formation d’un gardien de la paix dure un an, celle d’un officier et d’un commissaire près de deux ans. Les enquêtes d’habilitation au secret de la défense nationale peuvent, elles, prendre plusieurs semaines. « Entre la décision de recruter un policier et l’affectation, il s’écoule en moyenne deux ans, dit Céline Berthon, secrétaire générale du Syndicat des commissaires de police nationale (SCPN). Le premier effort se fera sûrement par un redéploiement interne de policiers venant par exemple de la PJ, car les services de renseignement ont besoin de gens expérimentés. Et les jeunes recrutés les remplaceront à leurs anciens postes.» En 2015, environ 2600 gardiens de la paix stagiaires sont sortis des écoles de la police nationale, le même nombre est prévu en 2016.
Le parlement avait déjà voté 432 postes supplémentaires pour la DGSI d’ici 2019, dont 100 avaient été recrutés en 2014. Non seulement des policiers mais surtout des analystes, interprètes, informaticiens, etc. Selon Matignon, les nouvelles mesures seront financées « via les crédits mis en réserve en début d’année ».
Côté matériel, 233 millions d’euros doivent être débloqués pour la place Beauvau. Les chantiers sont divers. Un tiers (80 millions d’euros) sera consacré aux infrastructures numériques du ministère de l’intérieur, sachant que le fichier Cheops qui permet aux policiers d'accéder à l’ensemble des fichiers de police connaît de sérieux loupés. Avant même les attentats de Paris, Bernard Cazeneuve s’était penché sur le problème. Mercredi, devant les députés, le ministre de l’intérieur dit avoir « constaté une absence totale d’investissement depuis 15 ans », montrant le désintérêt de ces prédécesseurs de droite. « À partir du moment où vous ajoutez des fichiers (sans renforcer les infrastructures informatiques, ndlr) vous arrivez à des bugs », dit-il. Le reste des crédits ira à l’équipement numérique des forces de l’ordre, l’achat de véhicules, d’armes en dotations collectives, et de gilets pare-balles plus performants face à des armes lourdes. Les CRS sont aujourd’hui équipés de carabines AMD que certains jugent vieillies et peu adaptées au contexte urbain.
Côté justice, 950 postes sont prévus pour le parquet antiterroriste, l’administration pénitentiaire, et la protection judiciaire de la jeunesse où sera créée une unité de veille sur la radicalisation. Dans le cadre de ce nouveau plan antiterroriste, le ministère de la défense hérite de 250 postes et le ministère des finances de 80.
« Il faut éviter le système américain : plein d’infos et personne pour en tirer les conséquences », a mis en garde mercredi matin sur France Inter Marc Trévidic, juge d’instruction au pôle antiterroriste à Paris. « Il ne s’agit pas de collecter tout le renseignement du monde si nous ne sommes pas capables de croiser les analyses », a reconnu devant les députés Bernard Cazeneuve mercredi soir. Et de marteler : « Nous devons absolument créer les conditions d’une circulation de l’information entre les différents services. »
Ce qui permettrait peut-être de mieux cibler les priorités et d'éviter les failles connues dans les attentats de Paris, où les services n'ont pas jugé prioritaires un Chérif Kouachi qui avait clamé en 2005 vouloir « cramer une synagogue » ou un Amedy Coulibaly, condamné fin 2013 dans la tentative d'évasion de l'artificier des attentats de 1995. « Sur 5 000 personnes fichées, les chefs de bureau ou de section doivent faire des choix selon d’où vient l’info, le degré de dangerosité, l’activité, avance Mathieu Guidère, professeur en islamologie à l’université de Toulouse II. À partir d’août dernier quand les États-Unis ont décidé d’intervenir en Irak et en Syrie, la France a basculé les deux tiers des effectifs antiterroristes de la DGSI sur les départs et retours de Syrie. On a mobilisé énormément de moyens aux dépens de djihadistes déjà présents sur le territoire. »
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