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Au Yémen, «la dynamique de partition est plus que jamais d’actualité »

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Après la chute de la capitale Sanaa en septembre, c’est au tour du palais du président Hadi, élu dans le cadre du processus de dialogue national, d’être assiégé par les rebelles houthistes (chiites) d’Ansar Allah. Le secrétaire général de l'ONU, Ban Ki-moon, a appelé mardi à un arrêt immédiat des combats, se disant « gravement préoccupé par la détérioration de la situation ». Initié au lendemain du processus révolutionnaire engagé en 2011 contre la dictature d’Ali Abdallah Saleh, c’est l’ensemble de la transition politique au Yémen qui est aujourd’hui menacé. Qui sont les Houthistes, et que veulent-ils ? Que pèse Al-Qaïda dans la péninsule Arabique ? Quel est le rôle de l’Arabie saoudite ? Pour comprendre ce qui est en jeu au Yémen, entretien avec Laurent Bonnefoy, chercheur au CNRS et spécialiste de la péninsule Arabique.

Mediapart. Comment les Houthistes ont-ils pu parvenir à ce qui s'apparente dès à présent à un coup d’État ?

Laurent Bonnefoy. On peut comprendre leur capacité à pousser le président issu de la transition politique hors du pouvoir par une alliance qui s’est formée entre la rébellion houthiste et ses anciens ennemis, les soutiens de l’ancien dictateur Ali Abdallah Saleh. La puissance des Houthistes ne s'explique pas seulement par leur force militaire, mais aussi par leur capacité à agréger des forces qui avaient un intérêt commun, c’est-à-dire le retour à l’ordre ancien, ou plus exactement la mise hors-jeu des acteurs qui en 2011 avaient procédé au changement politique.

En dehors de cette alliance stratégique, il est par ailleurs entendu que les difficultés de la transition, en particulier sur le plan économique, puis la lenteur de la concrétisation du changement depuis 2011, ont engendré une insatisfaction populaire importante, sur lesquelles les Houthistes ont pu capitaliser.

Nous ne sommes donc pas uniquement dans un antagonisme sunnites/chiites au Yémen ?

Absolument pas. Certes la dimension confessionnelle est d’autant plus réelle qu’elle risque d’être perçue comme telle par un grand nombre d’acteurs, en particulier les acteurs sunnites poussés vers la sortie mais aussi la communauté internationale. Toutefois la configuration actuelle ne se limite pas du tout à cette polarisation. D’une part, parce que les Houthistes veillent à la réduire, en mettant en avant depuis de nombreux mois la dimension politique de leur action et leur volonté de préserver une partie des acquis révolutionnaires, en s’engageant notamment dans la lutte anti-corruption et antiterroriste contre Al-Qaïda. Cette mise en avant est cependant paradoxale, puisque les Houthistes s’appuient bien sur les capacités militaires de l’ancien régime aujourd’hui.

La limite de la lecture confessionnelle du conflit est d’autre part liée à la nature même de la société yéménite, qui n’a pas été historiquement marquée par cette polarisation. Pendant longtemps et jusqu’à aujourd’hui, l’appartenance confessionnelle n’a pas déterminé l’adhésion politique et les lieux de mixité, d’échange, ont été nombreux. Les principales figures du champ islamiste, que ce soit les Frères musulmans ou même les salafistes, étaient elles-mêmes d’origine zaydite, donc chiite. L’ancien président Ali Abdallah Saleh était aussi zaydite. Cela ne l’a pas empêché de s’engager pendant six ans dans une guerre contre les Houthistes. La lecture confessionnelle est donc très partielle, même si elle risque de devenir plus structurante dans les mois qui viennent.

Parce que les Houthistes vont continuer d’être considérés comme le bras armé de la République islamique d’Iran au Yémen ?

Les Houthistes eux-mêmes ont veillé à toujours apparaître comme des acteurs endogènes. Les accusations de collusion avec l’Iran existent depuis 2004. Dès les premières semaines de la guerre qui a commencé cette année-là, la presse gouvernementale yéménite accusait certains miliciens yéménites d’avoir remplacé le drapeau yéménite par celui du Hezbollah libanais, traditionnel allié de Téhéran, sur des bâtiments saisis par les rebelles dans la région de Saada. Puis les Houthistes ont été accusés d’être armés, formés et financés par l’Iran. Aucune preuve n’est venue formellement étayer cette accusation, qui reste toutefois plausible tant il existe une convergence stratégique et sans doute idéologique entre les deux acteurs politiques. 

Est-on confronté à un échec du processus de dialogue national, qui avait fait l’originalité du Yémen dans la région après le départ du président Saleh en 2011 ?

Oui, car aujourd’hui avec le départ symbolique du président Hadi, on sort très clairement de ce processus. Le positionnement des Houthistes à l’égard de ce dialogue et de ses conclusions continue à manquer de clarté. On ne sait ainsi pas précisément ce que pensent les Houthistes du régime fédéral, par exemple, qui semblait faire largement consensus au moment du dialogue national. Ils avaient exprimé des réserves sur le découpage en six régions qui a été prononcé l’an passé, notamment parce que Saada, leur région de base, était placé avec la capitale Sanaa, qui allait donc automatiquement exercer une domination sur cette zone. Les Houthistes demandaient la création d’une région séparée, avec un accès à la mer, ce qui avait été refusé, mais aujourd’hui ils mettent en avant la nécessité de préserver une certaine unité. C’est également l’échec du processus de dialogue national, puisque le processus de rédaction de la constitution qui en était issu et qui devait être présenté ces jours-ci, est renvoyé aux calendes grecques.

On ne sait pas par ailleurs quelle va être la suite du processus institutionnel, puisque le président Hadi n’a pas été démis mais est simplement parti. Un comité militaire va-t-il être mis en place ? Le leader de la rébellion houthie va-t-il prendre la place du président ? Cela me semble peu probable ; et il continuerait sans doute à s’appuyer sur des figures technocratiques. Un retour purement formel de Hadi n’est pas non plus totalement exclu dans la mesure où il sert notamment de courroie de transmission entre la communauté internationale et ce qui reste de l’État yéménite.

Comme en Égypte, et comme en Tunisie dans une moindre mesure, ce qui a été loupé, aussi, c’est la mise hors-jeu des réseaux de l’ancien régime, qui reviennent trois ans après le début du processus révolutionnaire sur le devant de la scène.

C’est une véritable difficulté : le Yémen avait opté pour une autre option à moyen terme. La réussite initiale du processus de transition s’appuyait sur les concessions qui avaient été faites par toutes les parties, et qui permettaient à chacun de ne pas perdre la face à l’issue des mois de mobilisation en 2011. Nous n'étions pas initialement dans une configuration tunisienne ou égyptienne, où les dictateurs étaient partis ou en prison. Ali Abdallah Saleh restait, lui, dans le jeu politique et bénéficiait d’une immunité. Ce système a été fonctionnel un certain temps, un grand nombre d’acteurs estimant que la perte de crédibilité de Saleh allait croître à mesure que le processus de transition progressait. C’est le contraire qui s’est passé, et Saleh a pu s’appuyer sur les réseaux qu’il avait construits au cours de ses trois décennies de présidence, pour finalement rallier à sa cause ses anciens ennemis houthistes. Lequel de ces deux clans est aujourd’hui dominant dans leur alliance ? Il est encore impossible de le dire mais cette question sera sans doute centrale dans les mois à venir.

Vu l’importance d’Al-Qaida dans la péninsule Arabique (AQPA), et la défaite des Frères musulmans qui étaient parties prenantes du dialogue national, se dirige-t-on vers un renforcement des djihadistes du fait de la prise du pouvoir des Houthistes ?

Aujourd’hui, le segment islamiste sunnite dans son ensemble est en crise. Les Frères musulmans, incarnés par le parti Al-Islah, ont été au moins symboliquement expulsés du pouvoir en septembre 2014 par l’arrivée des Houthistes à Sanaa et sont aujourd'hui mis sous pression. Avant cela, le principal institut salafiste quiétiste Dammaj, situé au nord dans une région contrôlée par les Houthistes, avait été fermé par eux après des semaines de combats. Ces processus de marginalisation de ces deux groupes est à même de produire une sorte de ralliement autour d’AQPA. On n’a certes pas eu d’alignement explicite de la part de grandes figures des Frères musulmans ou des salafistes quiétistes sur les positions de l’organisation djihadiste mais, sur le plan symbolique, la crise des salafistes quiétistes comme des Frères musulmans génère une polarisation entre d’un côté les Houthistes et de l’autre, AQPA. Cette confrontation s’incarne sur le terrain aujourd’hui, en particulier dans la ville Rada, au centre du Yémen. De manière très ironique, elle place l’ancien dictateur Saleh en position d’arbitre et laisse Hadi exclu du jeu. Saleh pourrait lui-même bénéficier de cette marginalisation des acteurs modérés et de cette polarisation, qui est très largement refusée par la communauté internationale, et en premier lieu le voisin saoudien.

Comment qualifieriez-vous justement le rôle de l’Arabie saoudite au Yémen ?

L’Arabie saoudite a joué historiquement un rôle important au Yémen, qui a été cependant largement fantasmé par une partie des Yéménites eux-mêmes et de la communauté internationale. « Fantasmé », dans le sens où l’on a pu considérer qu’il existait une politique unique et centralisé de Riyad à l’égard du Yémen. Or, dans les faits, l’Arabie saoudite a toujours induit des politiques multiples et parfois contradictoires chez son voisin. Et aujourd’hui, ce qui pourrait caractériser la relation Arabie saoudite-Yémen, c’est une perte de repères mutuels du fait du caractère polyarchique des deux États. On observe notamment une incapacité de l’Arabie à générer une politique cohérente. Cela a été le cas au moment de la fermeture de l’institut salafiste de Dammaj. Cet institut a longtemps été considéré comme le cheval de Troie des Saoudiens au Yémen. Et pourtant, suite à cet épisode, on a eu le sentiment qu’il avait été lâché par l’Arabie saoudite. De la même manière, l’effort mené par les Houthistes dans leur guerre contre AQPA est vu d’un bon œil par Riyad qui est, rappelons-le, considéré comme un royaume apostat par les djihadistes. Nous sommes donc ici devant des logiques très différentes, de géopolitique (liée à la crainte de l’influence iranienne) et de stratégies plus locales, qui font qu’il y a une difficulté à élaborer une politique pertinente. De même, la politique saoudienne à l’égard des Frères musulmans est plus compliquée que celle que l’on observe ailleurs dans la région, puisque les relations ont été maintenues entre les deux parties, alors même que Riyad plaçait l’an passé les Frères musulmans égyptiens, et d’autres organisations qui leur étaient liées, sur sa liste des organisations terroristes. Un certain nombre de figures des Frères musulmans yéménites se sont d’ailleurs réfugiées en Arabie saoudite.

La polarisation en cours au Yémen peut-elle conduire à une exacerbation du processus de guerre civile, ou même de partition du pays, unifié en 1990 ?

J’ai longtemps pensé que l’existence d’un processus institutionnel et d’une transition marquée par le dialogue national et la rédaction d’une constitution constituaient un garde-fou pour empêcher le pays de tomber dans une guerre civile. Aujourd’hui, la situation fait que ce processus institutionnel est plus que jamais en péril. J’ai du mal à voir comment la communauté internationale et les Yéménites eux-mêmes vont pouvoir relancer ce processus dans les conditions actuelles. Dans le même temps, aussi bien les Houthistes que Saleh ou leurs opposants, hors AQPA, ont très certainement conscience de l’importance de relancer ce même processus. Cela passerait certainement par une certaine mise à distance de la tutelle qu’a exercée la communauté internationale dans la transition, et notamment l’ONU, dont le rôle a pu être considéré comme néfaste par les acteurs locaux.

Mon discours quelque peu optimiste s’apparente peut-être à du « wishfull thinking », dans le sens où l’on a sur le terrain beaucoup d’indicateurs qui signalent une fragmentation et une importante polarisation entre des groupes qui sont armés et ont un poids militaire équivalent.

La dynamique de partition est par ailleurs plus que jamais d’actualité. Sur le terrain, on a bien une fragmentation réelle avec d’un côté le nord sous contrôle des Houthistes, et de l’autre le sud, qui est de plus en plus laissé à l’abandon par le pouvoir central et contrôlé soit par Al-Qaïda, soit par le mouvement sudiste sécessionniste sous ses différentes formes et obédiences. Il y a peu de raisons de penser que les Houthistes seraient en capacité de prendre le contrôle effectif de ces régions, car il y a un rejet des populations locales fondé sur des questions identitaires et organisationnelles. Dans ce cadre, l’avancée houthiste met en péril l’unité et constitue une opportunité pour ceux qui plaident pour un retour d’un Yémen du Sud indépendant.

A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : Ca vous coûtera juste quelques données


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