Parmi les incidents signalés dans les écoles à la suite des attentats de Paris, au cours desquels quatre juifs ont été tués, des propos antisémites ont été recensés. Mediapart a interrogé l'historien des religions Emmanuel Kreis, post-doctorant au groupe Sociétés, religions, laïcités du CNRS, sur la résurgence des violences à l'égard des juifs en France et sur la manière dont cette haine se nourrit des théories du complot. Le lien n'est pas nouveau : il apparaît dès la fin du XIXe siècle.
Comment analysez-vous la résurgence des violences antisémites ces dernières années en France ?
Je ne parlerais pas de violences antisémites mais de violences visant des juifs. Aucun scientifique ne s’accorde aujourd’hui sur la définition de l’antisémitisme. Mais disons que l’antisémitisme stricto sensu peut être conçu comme un ensemble de discours et d’actions, exclusivement centrés sur la lutte contre les juifs, produits par des polémistes dans le but de propager l’hostilité antijuive afin d’en retirer des profits éditoriaux et/ou politiques. L’antisémitisme est un business, ce discours est mis en place pour en tirer un profit. Il est par ailleurs difficile de se prononcer sur la question de la résurgence des violences car nous manquons de données fiables. Cela dit, les chiffres dont nous disposons indiquent effectivement une résurgence, comme cela a été le cas au début des années 2000 après la Seconde Intifada. L’actuelle hausse des violences visant les juifs s’inscrit dans un contexte international plus que tendu, une instrumentalisation du conflit israélo-palestinien et une crise européenne générale. Ce climat favorise les passages à l’acte.
Comment ont évolué les préjugés antijuifs en France ?
À la fin du XIXe siècle, même si la société française s’est déchristianisée depuis la Révolution française, les a priori contre les juifs demeurent hérités d’anciens préjugés religieux : les juifs sont désignés comme le « peuple déicide », le « peuple figé », témoignage du temps biblique, supposé incapable d’évoluer dans l’Histoire, qui dénonce en filigrane ce qui serait un communautarisme fermé. L’argent est aussi convoqué, avec la pratique de l’usure, et la traîtrise avec la figure de Judas. Toute cette mythologie assise sur des représentations traditionnelles dépréciatives s’inscrit dans un moment où les communautés juives européennes s’émancipent, et acquièrent des droits. On observe à la fois des réussites individuelles ou collectives, les Rothschild en sont un exemple fameux, et des difficultés d’intégration, comme en Roumanie où les juifs non roumanophones fraîchement arrivés se voient refuser l’accès à la nationalité dans l’État alors en construction. Ces réussites et ces difficultés provoquent en retour des hostilités. Des mouvements se réclamant antisémites, dont le seul objet est de dénoncer les juifs, se créent dans les années 1870 à Berlin en Allemagne. Ils récupèrent tout ce qu’ils peuvent : les fonds de préjugés et l’actualité.
La formule allemande se répand rapidement en Europe avec plus ou moins de succès. En France, l’antisémitisme militant, longtemps surévalué par l’historiographie, rencontre une fortune très relative. Il n’en demeure pas moins présent, entretenant les préjugés et profitant des hasards de l’Histoire pour transformer le discours en actes. Les antisémites avaient disparu de l’espace public depuis 1945. Aujourd’hui, ils sont de retour. Dieudonné et Soral ont des pratiques similaires à celles de leurs homologues de la fin du XIXe siècle. Ils récupèrent tout. Notamment, la critique d’Israël dont ils s’emparent et qu’ils utilisent comme vecteur de leur propagande, favorisant par là même l’amalgame entre antisionisme et antisémitisme. Même s’ils s’inscrivent dans le présent, leurs discours sont proches de ceux de Drumont et de ses épigones. Soral remet au goût du jour l’auteur de la France juive. En quelque sorte, Soral ressuscite Drumont.
Soral, comme Français de souche avec les musulmans, copie-colle toute l’actualité concernant les juifs. Il l’emballe dans un discours à la cohérence pour le moins relative et plus marqué par les penseurs des droites radicales que par le marxisme dont il se réclame. Pour lui, les juifs sont responsables de tout et de son contraire, de l’émergence du capitalisme au développement du communisme. Il critique l’organisation de la société contemporaine dans son ensemble, instrumentalisée selon lui à l’échelon national mais aussi international dans le but d’une « domination juive mondiale ». Dans son analyse, chaque événement se relie à cette matrice, qui en plus d’être antisémite comporte une forte dimension conspirationniste. Sa logorrhée se contredit, mais il utilise un ton, une posture qui peuvent séduire.
La nouveauté vient de Dieudonné. Historiquement, je n’ai jamais entendu parler d’humoristes ayant un positionnement exclusivement antijuif, y compris dans l’Allemagne nazie. Cet effet est exacerbé par le fait que l’expression antisémite de Dieudonné se concentre dans un seul lieu, le théâtre de la Main d’or, qui sert tout à la fois de lieu de réunion, de manifestation et de représentation de spectacle vivant.
Observe-t-on une perméabilité de la société française à ces discours ?
Ces discours, qui ont bénéficié d’un certain éclairage médiatique et politique l’année dernière, trouvent effectivement un écho dans la société française. Soral est devenu une sorte de « gourou ». Il dispose d’un noyau dur de fervents adeptes. Mais on ne peut pas en conclure que les Français seraient antisémites. Le public de Dieudonné est multiple. Tous les spectateurs ne sont certainement pas antisémites, ni même antijuifs. Ils peuvent adhérer à certaines mimiques, apprécier ce qu’ils considèrent être de la « transgression », tout en trouvant en même temps qu’il « exagère », qu’il en fait « trop ». L’emballage est important. De même que Drumont était lu aussi parce qu’il relayait les potins mondains du moment, Soral est écouté pour les anecdotes croustillantes qu’il distille sur telle ou telle personnalité dans ses vidéos ou ses billets. Ces discours, quel qu’en soit le contenu, banalisent par la force des choses les préjugés antijuifs, d’autant plus qu’ils sont relayés – même condamnés – médiatiquement. Les garde-fous posés par la société apparaissent aujourd’hui décalés, voire contre-productifs.
Quel est le lien entre conspirationnisme et antisémitisme ?
Les éléments conspirationnistes apparaissent dans les sociétés occidentales à l’époque moderne au moment de leur sécularisation. La suppression de Dieu s’accompagne d’une perte du sens de l’Histoire. Les théories du complot, ou plus exactement le conspirationnisme, s’engouffrent dans cette brèche. Elles cherchent à comprendre le sens des événements en remplaçant la Providence divine par l’action de groupes d’hommes. Les premiers conspirationnistes se trouvent dans les milieux catholiques. À la fin du XVIIIe siècle, l’abbé Augustin de Barruel et l’abbé Lefranc publient des textes postulant l’existence d’une « conspiration maçonnique ». Ils considèrent que les francs-maçons sont à l’origine d’un plan à grande échelle intégrant la Révolution française et devant aboutir à la mise en place d’une République universelle athée et démocratique. Le lien entre conspirationnisme et antisémitisme est établi plus tard. Une souscription pour un ouvrage édité à compte d’auteur dans les années 1830 sur la « conspiration universelle du judaïsme » a été retrouvée, mais l’auteur n’a vraisemblablement pas réussi à réunir les fonds pour la publication. En 1869, Henri Gougenot des Mousseaux, homme de lettres et ancien diplomate de la cour de Charles X, publie un ouvrage de plus de 500 pages : Le Juif, le judaïsme et la judaïsation des peuples chrétiens. Il y dénonce l’Alliance israélite universelle, qu’il cible comme le centre de tous les maux et propose une Alliance chrétienne universelle qui a pour but de rassembler et de compiler l’ensemble des informations disponibles sur les juifs et de les diffuser pour édifier la société. Les antisémites et ces milieux catholiques se côtoient, se fréquentent, se lisent, se mélangent à des moments, mais pas toujours. Les antisémites actuels sont très marqués par ces théories conspirationnistes. Soral par exemple en reprend des pans entiers.
Que sait-on sur le profil de cet auditoire réceptif aux thèses antijuives ?
En l’absence de données, c’est difficile à dire. Mais d’après les témoignages que je recueille, ces thèses se développent au-delà des milieux habituellement désignés, c’est-à-dire les « jeunes des quartiers populaires ». Dans le monde rural, il semble aussi qu’elles aient un certain écho. À Paris, dans le 7e arrondissement ou sur les plateaux de télévision, on croise des gens qui lisent Soral. La diffusion par Internet cible plutôt des populations jeunes. En ce qui concerne les « musulmans », pour autant que cette catégorie ait un sens, ce que je ne pense pas, il est possible que la perception d’une différence de traitement entre l’islam et le judaïsme par les pouvoirs publics agisse comme une motivation antijuive aux yeux d’une minorité. Que les juifs soient identifiés comme des acteurs de la République, alors que les musulmans sont sans cesse renvoyés à ses marges aussi. Que des anti-impérialistes de gauche se retrouvent à partager des segments d’analyse avec des anti-impérialistes d’extrême droite, c’est possible aussi. Mais, à mon sens, cela ne suffit pas à soutenir la thèse d’un renouveau de l’antisémitisme, telle qu’elle est défendue par Pierre-André Taguieff, principalement dans les populations issues de l’immigration, notamment musulmane, et à l’extrême gauche.
Internet aussi est souvent incriminé…
L’antisémitisme est un produit de la modernité, ce n’est pas un discours archaïque d’un autre âge. Il s’est développé à la fin du XIXe siècle en partie grâce aux progrès des moyens de communication, presse et chemins de fer. Aujourd’hui, chacun peut ouvrir un blog. À cette époque, vous pouviez apporter vos textes rue du Faubourg-Montmartre où des imprimeurs vous proposaient d’imprimer vos écrits sur des supports tout faits. Vous aviez des canevas, comme les fournisseurs de blog vous les proposent. L’un d’entre eux mettait à disposition une matrice « L’Anti… », à laquelle vous pouviez ajouter ce que bon vous semblait. Il y a eu L’Anti-Sémitique mais aussi L’Anti-Ferry. Vous repartiez avec le nombre d’exemplaires souhaités, vous pouviez ensuite les déposer aux caisses des cafés ou les faire vendre par des crieurs de journaux. Avec le développement des moyens de transport et des voies de chemins de fer en particulier, des textes ont pu être diffusés à l’échelle mondiale. Des faux antijuifs ont ainsi circulé en Europe. Un faux discours attribué à Adolphe Crémieu est par exemple parti de Paris pour se retrouver, quelques jours après, en Allemagne, dans un tract distribué lors de l’incendie d’une synagogue, avant qu’on ne retrouve sa trace dans un journal russe. La circulation textuelle transnationale n’est pas une nouveauté. Internet ne fait que réduire les délais. Aujourd’hui la diffusion est instantanée, et sans coût. Mais un texte peut tout aussi bien se perdre dans la masse s’il est mal référencé. Ce qu’il faudrait analyser, c’est le poids de la vidéo dans la diffusion des messages antisémites ou antijuifs. La question de savoir comment les gens s’informent et ce qu’ils en retirent comme information devrait être regardée de près.
Pourquoi l’antisémitisme est-il un point aveugle de la recherche en France ?
Il existe beaucoup de centres de recherche en Allemagne. En France, ce n’est pas le cas, pour des raisons assez obscures. Le sujet a été précocement étudié par quelques spécialistes dont l’historien Léon Poliakov, ce qui a longtemps laissé croire que tout avait été dit. L’antisémitisme est, de plus, considéré par le milieu de la recherche française comme un objet « difficile », ce qui ne favorise pas les études sur la question. Enfin, le caractère extrêmement passionnel du sujet et son instrumentalisation politique n’encouragent pas à soutenir des travaux scientifiques. Il est effectivement étonnant de constater que la recherche est inversement proportionnelle à la médiatisation du sujet.
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