La question a souvent été posée ces derniers jours en marge des manifestations de dimanche, sur les réseaux sociaux et dans les établissements scolaires : pourquoi la liberté d’expression est-elle glorifiée dans le cas de Charlie Hebdo et réprouvée dans celui de Dieudonné ? Pourquoi défendre l’un et condamner l’autre ? Avec, en filigrane, un reproche, sous-entendu ou exprimé : il serait possible en France d’offenser les musulmans ; pas les juifs.
Le premier ministre, Manuel Valls, a donné une réponse ferme à l’Assemblée nationale mardi : « Il y a une différence fondamentale entre la liberté d’impertinence – le blasphème n’est pas dans notre droit et il ne le sera jamais – et l’antisémitisme, le racisme, l’apologie du terrorisme, le négationnisme qui sont des délits, qui sont des crimes et que la justice devra sans doute punir avec encore plus de sévérité. »
Charlie Hebdo, poursuivi pour avoir reproduit en 2006 les caricatures de Mahomet, fut relaxé. Le tribunal avait estimé « qu’en dépit du caractère choquant, voire blessant, de cette caricature pour la sensibilité des musulmans, le contexte et les circonstances de sa publication apparaissent exclusifs de toute volonté délibérée d’offenser directement et gratuitement l’ensemble des musulmans ».
Mercredi, Dieudonné M’Bala M’Bala a été placé en garde à vue après que le parquet de Paris a ouvert une enquête pour « apologie du terrorisme ». Dimanche, après la manifestation, il avait écrit sur sa page Facebook : « Sachez que ce soir, en ce qui me concerne, je me sens Charlie Coulibaly. »
Pour se justifier, Dieudonné, après avoir rapidement effacé ce message, a publié lundi un autre message dans lequel il estime être « traité comme l’ennemi public No1 alors qu’ (il) ne cherche qu’à faire rire, et à faire rire de la mort, puisque la mort, elle se rit bien de nous, comme Charlie le sait, hélas ».
« Si la même chose avait été écrite par un humoriste lambda, on se dirait que c’est un idiot, ou une blague ratée, rien de plus, estime l’avocat Emmanuel Pierrat, qui a notamment défendu Michel Houellebecq (relaxé quand il avait déclaré au magazine Lire en août 2001 que « la religion la plus con, c’est quand même l’islam »). Mais venant de Dieudonné, ce n’est pas uniquement un mauvais jeu de mots. Est-ce répréhensible pour autant ? Je ne sais pas. Mais son passé pèsera. »
Selon Emmanuel Pierrat, dans le long parcours judiciaire de Dieudonné, fait de quelques relaxes et de nombreuses condamnations, un épisode marque un tournant : « En 2008, quand il fait monter Faurisson sur scène. Il ne peut plus dès lors être rangé dans la case humour. Au sens juridique, c’est sa faute. Cela a définitivement connoté tout le reste. »
À la différence des caricaturistes de Charlie Hebdo, qui s’en sont toujours tenus à leurs dessins, cela fait pourtant bien longtemps déjà que Dieudonné a troqué son costume d’humoriste pour celui de polémiste aux ambitions politiques : outre son passé de candidat aux élections européennes (en 2004 et 2009), Dieudonné s’est spécialisé à partir de 2002 dans des interviews où il parlait par exemple des juifs comme de « ces négriers reconvertis dans la banque ». Ou expliquait : « Ceux qui m’attaquent ont fondé des empires et des fortunes sur la traite des Noirs et l’esclavage. » Pour Emmanuel Pierrat, « avant Faurisson, Dieudonné bénéficiait parfois de son mélange des genres et des erreurs de ses adversaires qui ne l’ont pas toujours poursuivi au bon moment ou pour les bonnes raisons ». Ce qui ne l’avait tout de même pas empêché d’être condamné à plusieurs reprises, pour ses propos sur les négriers ou encore pour avoir dit : « Les Juifs, c’est une secte, une escroquerie. »
En vertu de quoi ? Emmanuel Pierrat rappelle que « le principe essentiel, c’est la liberté d’expression, inscrit dans la Déclaration des droits de l’homme de 1789, et qui a donc valeur constitutionnelle. “Sauf si la loi en dispose autrement” ».
Par cette dérogation, qui n’existe pas aux États-Unis, une opinion peut devenir un délit. « L’idée générale est qu’un propos ne doit pas inciter à la haine. Donc on peut s’en prendre aux idéologies. Ce n’est pas de la haine de dire qu’on n’aime pas dieu. En revanche, on ne peut pas attaquer les gens qui pratiquent. On ne peut pas caricaturer les musulmans qui prient car cela s’approche de la haine. »
Certains dessins publiés dans Charlie Hebdo ne concernent-ils cependant pas des croyants directement ? « À mon sens, explique Emmanuel Pierrat, les associations musulmanes qui ont poursuivi Charlie n’ont pas attaqué les bons dessins. Si elles avaient attaqué des caricatures de musulmans plutôt que du prophète, je pense que le jugement n’aurait pas nécessairement été le même. »
L’appréciation des tribunaux est complexe, du fait que le droit à l’humour n’existe pas, comme le rappelle l’avocat. « C’est un concept intellectuel. Le tribunal peut le prendre en compte mais le juge doit faire le tri par lui-même : est-ce du second degré ? Est-ce que cela est publié dans un journal de lycéens ? À la une de Minute ? Un juge n’appréciera pas de la même façon un dessin publié dans Charlie Hebdo et dans Valeurs actuelles. Le tribunal prend toujours en compte le contexte, comme quand il prend en considération l’enfance d’un assassin. »
Le chercheur et politologue Jean-Yves Camus, qui a fait partie de l’équipe de Charlie Hebdo, qu’il a quittée sur fond de désaccord avec la ligne du directeur Philippe Val, explique : « En France, on est très marqués par la tradition de Voltaire, et on ne condamne pas facilement sur la dérision, qui peut être poussée très loin. Mais la tradition, c’est la satire des religions. Or l’antisémitisme n’est pas une critique de la religion. C’est un préjugé racial. »
Jean-Yves Camus établit une autre différence importante entre Charlie Hebdo et Dieudonné : « Quand ils ne s’en prennent pas à l’idéologie religieuse, les dessinateurs s’en prennent aux croyants. On ne peut pas réduire les musulmans aux femmes voilées, ni les juifs à des rabbins en papillotes. Les musulmans, comme les juifs, se définissent de manière hétérogène. Dans Charlie, il n’y a donc pas d’offense à tous les musulmans ou à tous les juifs, mais seulement aux croyants. Dieudonné, lui, s’attaque à tous les juifs, sans distinction. » Le chercheur poursuit : « Ce que faisaient les dessinateurs de Charlie, ce n’était pas toujours ma tasse de thé. Mais je ne pouvais pas les soupçonner d’être racistes. Ils étaient juste radicalement antireligieux. »
Par ailleurs, pour Jean-Yves Camus, « on ne peut pas céder sur le principe même du droit à la caricature. Sinon, on peut passer d’être offusqué par la caricature à être offusqué par tout ce qui touche à l’Islam. On ne sait plus jusqu’où on étend le concept ».
Le droit français et l’arsenal anti-raciste s’étant construits il y a plusieurs décennies, Jean-Yves Camus se demande toutefois s’il ne faudrait pas créer un délit d’islamophobie : « Aujourd’hui, la focalisation se fait plus sur l’islam que sur l’immigration. La pénalisation de l’antisémitisme est liée à l’histoire. L’arsenal contre le racisme paraissait suffisant jusqu’aux années 2000. Ce n’est peut-être plus le cas aujourd’hui. Mais en aucun cas Dieudonné ne doit être une référence dans ce débat. Cela ne doit pas s’articuler autour de lui. »
Pour le professeur de philosophie Pierre Tevanian, qui a très fortement critiqué Charlie Hebdo ces dernières années, au sein du collectif “Les mots sont importants”, « la question du deux poids deux mesures est légitime, et notamment dans la comparaison Charlie Hebdo/Dieudonné. Il ne faut pas disqualifier les personnes qui posent cette question au motif qu’elles seraient des antisémites ou des ennemis de la République ».
Pour Pierre Tevanian, Dieudonné aurait d’ailleurs raison d’estimer qu’il y a une différence de traitement en France à l’égard de l’islamophobie et de l’antisémitisme. « Dans la condamnation des actes et des paroles, dans la réaction et la réactivité des autorités publiques et des faiseurs d’opinion (éditorialistes, intellectuels…) aux agressions physiques, ainsi dans le rapport à l’histoire, il y a des différences. Le seuil de tolérance n’est pas le même pour tous les racismes. Le dire ne doit pas rendre suspect de quoi que ce soit. »
Ce qui pose problème selon lui, c’est l’interprétation que Dieudonné donne de ce « constat factuel » : « Il en a une lecture raciste en expliquant que ces différences s’expliquent par le fait que les juifs dirigent le monde. C’est une interprétation délirante. »
Peut-on pour autant comparer les propos tenus par Dieudonné et les couvertures du magazine satirique ? Pierre Tevanian se montre prudent : « Bien sûr, il y a des différences. Dieudonné a fait monter sur scène le négationniste Faurisson. Charlie Hebdo n’a jamais rien fait de comparable. Mais qu’est-ce que cela justifie comme différence de traitement ? Je n’ai pas envie de me prononcer. Je ne suis pas pour faire condamner en justice Charlie Hebdo. Mais je ne suis pas convaincu non plus par les condamnations en justice de Dieudonné. Je suis favorable à une liberté d’expression maximale à laquelle on puisse opposer la liberté de critique. Et pour moi, la lutte contre le racisme ne doit pas passer par la justice. On ne doit pas remettre entre les mains des juges le soin de labelliser ce qui est raciste et ce qui ne l’est pas. Car le plus dangereux est que cela donne un blanc-seing à ceux qui ne sont pas condamnés, et qui peuvent s’en prévaloir. »
Pour Abdelkrim Branine, rédacteur en chef à Beur FM, « la plupart des mecs de Charlie étaient de bons gars, de vrais anars ». Soucieux d’aborder le sujet prudemment – « On sort d’une tragédie, il faut bien séparer les sujets » –, il n’en dresse pas moins un parallèle. « À une époque, je trouvais que Dieudonné était brocardé de manière excessive. Mais ensuite, il a fait une fixette. Il est tombé dans un cercle vicieux et a fini par s’en prendre aux juifs eux-mêmes. Son alliance avec Soral, devenu son maître à penser, suffit à se faire une opinion. »
Mais pourquoi comparer avec Charlie Hebdo alors ? « Au début, en publiant les caricatures, ils ont un peu joué les Che Guevara de la presse. Quand ils ont vu les protestations virulentes, ils ont dû se dire :“Bande de connards, on va vous faire chier jusqu’au bout.” Et eux aussi se sont enfermés dans leur obsession. »
Selon le journaliste de Beur FM, « Philippe Val, Caroline Fourest, Richard Malka les ont poussés à taper sur l’islam. Mais la une sur les femmes et Boko Haram, c’est un truc dégueulasse. C’est quasiment du Front national de sous-entendre que les Noirs font des gosses pour toucher des allocs ».
Pour Abdelkrim Branine, même si cela avait été le cas, la critique de la seule religion n’excuserait de toute façon pas tout : « Le dessin du prophète avec le turban en forme de bombe, c’est un amalgame dégueulasse, terrible. » Un avis partagé par Pierre Tevanian : « Ce n’est pas un dessin d’un marionnettiste ayant dans sa main le prophète qui porte une bombe. On laisse donc entendre que toute personne qui se réfère à ce prophète est un criminel en puissance. »
Pour Pierre Tevanian, se réfugier derrière l’attaque de la doctrine ne résout donc pas tout : « Dans tous les racismes, il y a des stratégies de dénégation du type "je m’en prends aux sionistes, pas aux juifs". Ça peut être vrai ou faux. Même chose quand quelqu’un dit : "Je m’en prends à la doctrine, pas aux musulmans." Et quand Redecker dit que « haine et violence habitent le livre dans lequel tout musulman est éduqué, le Coran », est-ce seulement une critique de la doctrine ? Est-ce que cela n’érige pas en menace toute personne qui a été élevée dans l’Islam ? »
Abdelkrim Branine partage ces interrogations. Par ailleurs, il trouve regrettable de « s’en prendre à une communauté qui n’est pas en haut de l’échelle sociale, qui n’est pas à la tête de l’État, qui est issue de l’ex-empire colonial. C’est facile et pas si courageux ».
Cette amertume à l’égard de Charlie Hebdo ne l’empêche pas d’établir clairement un distinguo : « Dieudonné est allé plus loin dans ses amalgames et ses saloperies. Une grande partie de son discours est antisémite. Et puis ses propos se sont inscrits dans un contexte : Ilan Halimi, Merah, maintenant l’attentat antisémite de la Porte de Vincennes. Pour Charlie Hebdo, heureusement, il n’y a pas eu de meurtre islamophobe, même s’il y a eu l’agression d’une femme enceinte à Argenteuil. Ce n’est pas nécessaire d’attendre qu’il y en ait un pour calmer le jeu, mais ça fait quand même une différence. »
Abdelkrim Branine fait encore un reproche à Charlie Hebdo : « Ils ne se sont pas assez démarqués de l’instrumentalisation politique qui a été faite de leur histoire. Et finalement, ils n’ont jamais dialogué avec des militants antiracistes. Pour voir comment ils assument, j’aurais aimé avoir ce dialogue avec eux. J’aimerais encore l’avoir aujourd’hui. » Un dialogue que plus grand monde n’a envie d’avoir avec Dieudonné.
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