François Hollande s'est un peu attardé. Pour saluer les familles des victimes des attentats de Paris, les plus meurtriers en France depuis 1962. Pour prendre dans ses bras, devant les caméras, l'urgentiste Patrick Pelloux, chroniqueur à Charlie Hebdo, que le chef de l’État connaît bien.
Quelques minutes avant, le président de la République et une cinquantaine de chefs d’État et de gouvernement solidaires avaient manifesté, silencieux, le long d'un boulevard parisien désert et hypersécurisé, avec CRS à chaque porte, habitants interdits de sortir de leur immeuble, et journalistes rangés comme des petits pois dans des tribunes de la presse. Pendant ce temps, dans les rues adjacentes, des dizaines de milliers de manifestants attendaient le signal du départ. Parmi les invités d'honneur, Angela Merkel (Allemagne), Matteo Renzi (Italie) ou le Britannique David Cameron. Mais aussi quelques présidents ou premiers ministres aux pedigrees chargés (lire notre article), « dont la conception de l'antiterrorisme passe souvent par la réduction de la liberté d'expression », admet un officiel français qui souhaite rester anonyme.
En attendant l'arrivée des bus transportant depuis l’Élysée ce gratin mondial, un homme a veillé à tout : Stéphane Ruet, photographe de métier chargé de l'image présidentielle. Tout devait être parfait. Ce dimanche, François Hollande jouait gros.
Lundi dernier, le 5 janvier, le chef de l’État avait fait sa rentrée. Radiophonique (sur France Inter), et plutôt poussive, sur fond d'échec de sa politique en matière économique et sociale, dans l'attente de résultats qui ne viennent toujours pas. Le président impopulaire amorçait une difficile séquence de vœux. La majorité s'étripait sur la loi Macron, qui doit être débattue fin janvier à l'Assemblée nationale, sur fond de déprime généralisée parmi ses troupes.
La tuerie à Charlie Hebdo, le meurtre d'une policière municipale à Montrouge (Hauts-de-Seine) puis la prise d'otages antisémite de la porte de Vincennes, et les immenses cortèges de ce week-end dans toutes les villes de France, ont chamboulé cet agenda, aussi paisible que désespérant.
Le président, chef des armées selon la Constitution, s'est mué en l'espace de trois jours en chef d'une gigantesque opération mobilisant des milliers de policiers. Sitôt prévenu de l'assassinat d'une grande partie de la rédaction de Charlie Hebdo, il a filé sur place pour évoquer un « attentat terroriste ». On l'aura vu deux fois en trois jours à la télévision. Il a décrété une journée de deuil national. Il s'est fait photographier dans la “situation room” du ministère de l'intérieur, façon Obama lors de la traque de Ben Laden, ou sur le pont avec ses ministres dans son bureau. François Hollande a dirigé les opérations et s'est plu à le faire savoir. Et pour la première fois depuis la profanation du cimetière juif de Carpentras en 1990, un chef de l’État a manifesté avec ses concitoyens. La plus grande manifestation de l'histoire de France.
Et maintenant? Le chef de l’État est réputé optimiste, mais pas au point de penser que les Français sont massivement descendus dans la rue pour lui, ni d'ailleurs pour les chefs d’État et les élus qui l'ont accompagné en tête des cortèges.
Difficile en revanche de ne pas voir que cette vague d'attentats, et le sursaut qui a suivi, ouvrent une période nouvelle. Porteuse d'espoirs, si l'on en juge par l'ampleur de la mobilisation. Mais aussi d'interrogations, car ce sont de jeunes Français, étant nés et ayant grandi en France, qui sont les auteurs de ces attentats. Moment d'incertitude, aussi, car tout le monde n'a sans doute pas manifesté pour les mêmes raisons, et de dangers : à cause de la folie de quelques fondamentalistes, les musulmans, que certains somment de se désolidariser, craignent d'être pris pour cibles – ils le sont déjà, par endroits. Les juifs s'inquiètent pour leur part de ces actes antisémites. Quant à la droite, elle réclame déjà de nouvelles lois sécuritaires. La députée UMP Valérie Pécresse réclame un « Patriot Act » à la française, train de mesures sécuritaires comme aux États-Unis après le 11-Septembre (lire notre article sur les échecs de cette politique). Nicolas Sarkozy, lui, évoque même une « guerre déclarée à la civilisation ».
Dans ce contexte, François Hollande saura-t-il se garder de partir en guerre, lui aussi ? Pour l'instant, le président a évité de prononcer ce terme. Depuis trois jours, il a su éviter de mettre de l'huile sur le feu, en lançant des appels au « rassemblement », à l'« unité », au refus de l'antisémitisme et des « amalgames ». Quant à ses ministres Cazeneuve (intérieur) et Taubira (justice), ils ont exclu toute mesure d'exception en marge du droit.
Dans le même temps pourtant, son premier ministre Manuel Valls, celui-là même qui désignait dès l'automne 2012 un « ennemi intérieur », a bien parlé, lui, ce vendredi, de « guerre au terrorisme ». Le premier ministre, dont l’Élysée assure qu'il est d'une loyauté absolue, a lui-même annoncé dès vendredi de « nouvelles mesures » pour répondre à la « menace » terroriste. Tout comme le ministre des affaires étrangères Laurent Fabius, qui parlait d'ores et déjà ce dimanche sur Europe 1 de « mesures supplémentaires à prendre pour mieux lutter contre le terrorisme », malgré deux textes votés depuis 2012.
Cette rhétorique belliciste, Hollande, le président de plusieurs guerres, le plus interventionniste de la Cinquième République, l'a d'ailleurs déjà lui-même utilisée, pour désigner les cibles de l'armée française au Mali, en Centrafrique, en Irak, et demain, peut-être en Libye, comme le souhaite le ministre de la défense Jean-Yves Le Drian (lire notre article).
Dans quelle mesure François Hollande restera-t-il prisonnier de cet imaginaire ? Parviendra-t-il, souhaitera-t-il seulement formuler un autre discours, ouvert, généreux, inclusif, parler enfin aux quartiers populaires, prendre à bras-le-corps les crises de la société française ? En tirant les leçons des ratés évidents des services de renseignement dans la surveillance des frères Kouachi et d'Amedy Coulibaly, sans pour autant céder aux argumentaires de la division ?
Interrogés en off depuis jeudi – les ministres non directement concernés par l'attentat ont reçu la consigne expresse de se taire ces jours-ci –, des membres du gouvernement veulent y croire. « Il faut une analyse globale de tout ça, sans concession, y compris sur certains échecs collectifs, en matière d'intégration, de politique urbaine, de tout ce qui peut produire le fait que des jeunes Français font ça. Et sans tomber dans la rhétorique de l'ennemi intérieur », dit l'un d'eux. « En fait, tout ça peut tourner en magnifique mouvement citoyen, ou alors vriller chez beaucoup de gens en mode "faut un bon coup de balai". Et cela va se jouer dans les jours à venir. »
Un autre espère qu'au vu des questions posées par la radicalisation de ces jeunes Français, « nous allons sortir de l'agenda politique du "tout-économie" dans lequel le pouvoir s'est enfermé jusqu'ici, sans avoir de résultats ». « Nous devons reparler de la laïcité, nous engager encore plus pour l'éducation républicaine, tenir un discours en direction de l'islam : le débat politique ne peut se résumer à se protéger des barbus. Tomber dans ce piège serait du pain bénit pour le Front national. » François Hollande a désormais toutes les cartes en main. S'il décide de les jouer, sans doute peut-il espérer sauver quelque chose de son quinquennat. Dans le cas contraire, il aura tout raté, et trahi les promesses de ce 11 janvier 2015.
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