L’image est d’une ironie qui ne peut que glacer le sang rétrospectivement. En page 7 du numéro de Charlie Hebdo paru ce mercredi, un petit dessin signé Charb, le directeur de la rédaction de l’hebdomadaire, assassiné aujourd’hui. À la phrase « Toujours pas d’attentats en France », un djihadiste roux répond : « Attendez ! On a jusqu’à la fin janvier pour présenter ses vœux. » Cette image macabre était-elle prémonitoire ?
Pour l’heure, on ne connaît pas avec certitude les motivations des auteurs de l’attentat qui a fait douze morts parmi les salariés de Charlie Hebdo et les policiers qui se trouvaient aux alentours. Mais comme on l’entend dans la vidéo filmée par l’agence de presse Première ligne, deux assaillants armés ont crié « Allahu Akbar » dans la rue. Et il est de toute façon impossible de ne pas songer à une attaque d’extrémistes islamistes, tant, depuis près de neuf ans, l’hebdomadaire a été au centre de polémiques tournant autour de l’islam. Certes, Charlie a toujours mis un point d’honneur à s’attaquer aux trois religions monothéistes, avec un mauvais goût assumé. Mais la place et la représentation de l’islam dans ses pages en ont fait la cible de nombreuses controverses. Et déjà, d’un attentat.
Au petit matin du 2 novembre 2011, les deux tiers de ses bureaux de l’époque avaient été brûlés, après le jet d’un cocktail Molotov dans sa rédaction. Dans la même journée, le site de l'hebdomaire était également piraté à deux reprises.
L’enquête sur les auteurs de l’attentat n’a jamais rien donné, mais pour Charb, l'origine de l'incendie ne faisait aucun doute. Selon lui, les faits étaient directement liés à la sortie du numéro daté du même jour, surtitré « Charia hebdo » et illustré par une caricature de « Mahomet, rédacteur en chef ». « Afin de fêter dignement la victoire du parti islamiste Ennahda en Tunisie et la promesse du président du CNT (Conseil national de transition) que la charia serait la principale source de législation de la Libye, Charlie Hebdo a proposé à Mahomet d'être le rédacteur en chef exceptionnel de son prochain numéro », avait précisé le journal dans un communiqué. Sa une montrait un Mahomet hilare, avec ces mots : « 100 coups de fouet, si vous n'êtes pas morts de rire ! »
À l’époque, Charb avait indiqué avoir reçu de nombreuses menaces sur Twitter et sur Facebook que le journal s'apprêtait à transmettre à la police.
Voici son témoignage à BFM TV :
Interrogé par Rue89, il avait aussi déclaré : « Quel mode d'expression employer pour répondre à ces gens-là (…) ? Les vrais musulmans n'incendient pas les journaux. Le pire, c'est que ces trois cons vont faire passer tous les musulmans de France pour des intégristes. » À la suite de l’incendie, la rédaction du journal satirique avait été hébergée quelque temps dans les locaux de Libération.
Le journal avait obtenu le soutien de toute la classe politique. François Hollande, alors candidat à la présidentielle, avait exprimé son « indignation », jugeant que « le combat pour la liberté d'expression demeure, hélas, d'une désolante actualité ». Claude Guéant, ministre de l'intérieur de l’époque, avait quant à lui assuré : « Qu'on aime ou qu'on n'aime pas Charlie Hebdo, tout le monde, tous les Français doivent se sentir ce matin solidaires d'un journal qui exprime par son existence, et par sa façon d'être, la liberté de la presse. » Marine Le Pen déclarait, elle, que « l'attentat contre Charlie Hebdo est à la fois une atteinte à la liberté de la presse et une agression contre la laïcité », dans un communiqué intitulé : « La charia serait-elle intouchable en France ? » Même Yvan Rioufol, chroniqueur du Figaro à la droite de la droite, publiait un billet de blog dénonçant un « nouveau fascisme » et une « régression obscurantiste ».
Interrogée par LeMonde.fr, Sylvie Coma, la directrice-adjointe de la rédaction de l'hebdomadaire satirique, avait déclaré : « On va certainement être soutenu par Marine Le Pen et Riposte laïque. On le déplore mais on ne va pas se censurer pour cela. (…) Pour nous, dès que la religion devient un instrument politique, on le critiquera. »
Mais c’est à partir de février 2006 que Charlie Hebdo a commencé à être dénoncé comme un ennemi par une partie du monde musulman, en France mais aussi à l’étranger. Il s'était retrouvé au cœur de la controverse qui avait entouré la publication dans le quotidien danois Jyllands-Posten de caricatures de Mahomet, que le journal satirique avait été le premier à reproduire en France. Ces caricatures, notamment celles représentant le prophète avec un turban en forme de bombe, avaient déclenché de vives critiques. Menacée, la rédaction de Charlie Hebdo avait été placée sous protection policière.
Le numéro spécial sorti à l'époque, et illustré par un dessin du prophète déclarant « C'est dur d'être aimé par des cons », avait valu au journal d'être poursuivi en justice par plusieurs associations musulmanes, dont l'Union des organisations islamiques de France (UOIF), le Conseil français du culte musulman (CFCM) et la Grande Mosquée de Paris. Nicolas Sarkozy, alors ministre de l'intérieur, avait témoigné en faveur de la liberté d'expression. Et les plaintes avaient finalement été rejetées par les tribunaux.
Des critiques sur les positions du journal vis-à-vis de l'islam
Le politologue Jean-Yves Camus, proche de la rédaction de l’hebdo, a déclaré toute son horreur sur le site du Monde.fr : « On n’a jamais vu, dans l'histoire de notre pays, un organe de presse être méthodiquement décimé selon un mode opératoire militaire. Aucun journal n'a été ainsi attaqué, car il y a un principe qui est celui de la liberté de la presse, qui était respecté jusqu'à présent. C'est un stade de l'escalade inimaginable. Les gens qui travaillaient à Charlie Hebdo n'ont aucun sentiment de haine envers qui que ce soit, surtout pas envers les musulmans. Ils sont dans la critique des religions. Ceux qui ont commis ces attentats n'ont rien compris. On est dans la haine absolue, la négation absolue de la pensée. »
Mais en France, tout le monde n’était pas sur cette ligne, notamment au sein de la gauche de la gauche.
Ainsi, dans son numéro de novembre 2011, le mensuel CQFD avait publié un texte très sévère, signé par un ancien de Charlie, Olivier Cyran, pour qui l’hebdo avait versé dans l’islamophobie pure et simple. « Dauber le musulman n’est plus seulement une bonne affaire commerciale, l’équivalent spirituel de la femme à poil en page 3 du Daily Mirror, c’est maintenant un gage d’appartenance à la gauche, et même à la gauche de gauche », regrettait-il. « Il faut se rendre à l’évidence : idéologiquement, les boute-en-train de Charlie Hebdo ont gagné la partie. Dix ans de vannes obsessives et de piailleries haineuses sur l’islam, consacrées par les “caricatures danoises” et une voluptueuse montée des marches au festival de Cannes aux côtés de BHL, ont diffusé leur petit venin dans les crânes les plus finement lettrés », dénonçait CQFD.
Deux ans plus tard, une chanson faisant partie de la bande originale conçue pour le film La Marche (mais non diffusée dans le film) attaquait aussi très durement le journal (@rrêt sur images y avait consacré un article complet). Signé par certains des meilleurs rappeurs français, le morceau comportait notamment ce couplet, chanté par Nekfeu : « Je réclame un autodafé pour ces chiens de Charlie Hebdo. »
Dans un communiqué, la rédaction de Charlie avait dénoncé la « violence » de ces paroles, s’étonnant que la chanson reprenne « les propos que tient habituellement l'extrême droite musulmane ».
Le 20 novembre 2013, Charb et Fabrice Nicolino, un des journalistes de l'hebdomadaire, publiaient une tribune dans Le Monde pour répondre et redire que « Charlie Hebdo n'est pas raciste » : « Nous refusons de nous cacher derrière notre petit doigt, et nous continuerons, bien sûr. Même si c'est moins facile qu'en 1970, nous continuerons à rire des curés, des rabbins et des imams, que cela plaise ou non. Nous sommes minoritaires ? Peut-être, mais fiers de nos traditions en tout cas. Et que ceux qui prétendent et prétendront demain que Charlie est raciste aient au moins le courage de le dire à voix haute, et sous leur nom. Nous saurons quoi leur répondre. »
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