Un œuf qui s'écrase sur un blouson de policier et c'est la prison. À Chanteloup-les-Vignes (Yvelines), on ne plaisante pas avec les autorités. Le jeune C., 24 ans, en a fait les frais. Il s'est vu condamné, en mars dernier, à quatre mois de détention pour avoir jeté un œuf sur un policier du haut de sa fenêtre, soit la peine maximale pour une personne qui n'a pas déjà été condamnée. Tout le monde se demande pourquoi ce jeune homme marié, décrit comme « discret », « sans problèmes », technicien chauffagiste en CDI et au casier judiciaire vierge, a fait quatre mois derrière les barreaux. Pour sa sœur, qui a défendu sa cause auprès de la police, du préfet, du procureur et de la Ligue des droits de l'Homme, c'est on ne peut plus clair : « Il a servi d'exemple. »
Neuf mois après les faits, les habitants de la cité de la Noé (qui représente plus de 60 % des habitants de la ville) ont plus que jamais du mal à avoir confiance en la police et en la justice. Malgré l'enquête de l'Inspection générale de la police nationale (IGPN) diligentée par le procureur de la République de Versailles, Vincent Lesclous, censée faire la lumière sur la régularité des quatre interpellations du 16 mars 2014, les tensions n'ont fait que s'exacerber.
C'est lors d'un beau dimanche ensoleillé, le 16 mars 2014, que des grenades lacrymogènes ont atterri dans le jardin d'enfants, à quelques mètres de la mosquée. Vers 16 heures, le contrôle manqué d'un véhicule se solde par la fuite de son conducteur. La patrouille de la BAC s'apprête à lever le camp, « de peur que la situation ne dégénère en raison de la présence d'une quinzaine de jeunes », mais aperçoit l'auteur d'un vol de sac à main perpétré la veille. Malgré la tension, l'unité de la brigade anti-criminalité intervient. Prise à partie, la police devient la cible de « divers projectiles » et appelle des renforts, qui entourent la cité. Pour les habitants qui n'ont pas suivi le déroulé des faits, Chanteloup est assiégée. Aux pavés, les forces de l'ordre répondent par les grenades lacrymogènes et les tirs de Flash-Ball. L'engrenage est en place.
Une des pierres lancées en direction de la police atteint et blesse un brigadier-chef. L'auteur est aussitôt interpellé. C'est à ce moment précis que C. aurait décidé de lancer, d'après son témoignage, un seul œuf qui vient s'écraser sur le dos d'un des gardiens de la paix. L'arrêt de la cour d'appel de Versailles du 28 mars décrit la scène : « deux policiers déclaraient avoir formellement vu un individu de type nord-africain (…) jeter des œufs depuis sa fenêtre du quatrième étage dont l'un venait s'écraser sur le dos du gardien de la paix, ce qui, aux dires de ce dernier, lui provoquait une vive douleur. » Ni une ni deux, la police grimpe dans l'immeuble et fonce chez le lanceur.
Dans l'agitation de la première interpellation au bas de l'immeuble, le flagrant délit du lancer d'œuf ne va pas de soi. Les versions diffèrent. Selon sa sœur, C. n'aurait lancé qu'un seul œuf pour détourner l'attention de la police et il n'aurait pas été vu. Mais grâce au témoignage de sa voisine, que plusieurs habitants décrivent comme une indic', les deux policiers parviennent à l'identifier. Dans la cité, personne n'y croit et tous gardent en mémoire l'interpellation du jeune C. en bas de chez lui, en chaussettes et portant des traces de sang.
Bilan des heurts de ce 16 mars : quatre personnes sont interpellées, six policiers sont blessés dont celui qui a reçu l'œuf (un jour d'interruption de travail), plusieurs habitants affirment aussi avoir été injustement pris pour cible par des tirs de Flash-Ball. Le 18 mars, soit deux jours après les quatre interpellations, la juge des libertés et de la détention, Florence Perret, ordonne quatre mois de détention pour tout le monde, avec ou sans casier. Questionnée aujourd'hui sur le pourquoi d'une telle rigueur, cette dernière dit ne plus se souvenir de l'événement : « J’ai jugé une centaine de personnes depuis, six mois c’est de l’archéologie. »
« Tous les jours ils nous provoquent », « ils cherchent à inventer des faits pour couvrir leurs bavures », « ils nous parlent comme à des chiens. » Ces témoignages qui accusent les policiers sont ceux que la Ligue des droits de l'Homme a recueillis, de juin à octobre 2014, à Chanteloup-les-Vignes. Stigmatisation, insultes, racisme ressortent d'une longue série de déclarations anonymes. Depuis les tensions observées en mars 2014, une section de la Ligue des droits de l'Homme s'est installée dans la cité et tient une permanence une fois toutes les deux semaines. Le but est de recenser les témoignages des habitants qui ne veulent plus se confier à la police, « celle-là même qui nous insulte et nous menace ».
Au centre social situé à l'entrée de la ville, jeunes et moins jeunes se retrouvent pour regarder sur un écran plat les matchs de foot du PSG. Quand leur équipe favorite n'est pas à l'affiche, les langues se délient. « Vous inquiétez pas pour nous, on se débrouillera avec les flics comme on l'a toujours fait », lance un des plus âgés du groupe. « Il n'y a plus de police de proximité, glisse de sa voix rauque le responsable du centre social, Thomas Mendy. Avant, quand il y avait une arrestation, la police allait chercher la personne concernée chez elle. Aujourd'hui, y a plus de respect, ils défoncent les portes. » « On nous arrête dans la rue et on nous tutoie systématiquement, c'est pas normal », déplore l'un des plus jeunes du groupe.
Yazid Kherfi, l'un des premiers médiateurs de Chanteloup-les-Vignes, devenu depuis consultant en prévention urbaine, explique ces tensions par le manque de formation des policiers : « On a l'impression qu'ils sont moins professionnels qu'avant, mais c'est parce qu'ils sont jeunes et mal encadrés. » Selon lui, les policiers à Chanteloup n'ont qu'une idée en tête quand ils débutent : quitter la zone le plus vite possible.
Parcourant les cités depuis plus de vingt ans, Yazid Kherfi est devenu un observateur privilégié des évolutions de la police. Lui, l'ancien braqueur qui s'était rendu aux autorités françaises après une cavale de trois ans en Algérie dans les années 1980, est devenu le spécialiste des rencontres entre jeunes des cités et policiers de la BAC (voir l'article de Libération du 17 janvier 2000 qui raconte une de ces rencontres à Chanteloup). Pour ce médiateur nomade qui connaît bien le commissaire du secteur de Chanteloup-les-Vignes, l’idéal serait de remettre en place des polices de proximité, seules à même de retisser des liens de confiance avec les habitants. « La police aujourd'hui n’intervient que lorsqu’il y a des problèmes, constate-t-il. Il faudrait qu'elle intervienne également en temps de paix. »
Yazid Kherfi est loin d'être le seul à faire un tel constat. Nombreux sont ceux qui disent regretter la fin de la police de proximité depuis 2003. Mais pour le préfet des Yvelines Erard Corbin de Mangoux, ancien conseiller de Sarkozy et patron de la DGSE, tout est normal : « La police aujourd’hui sur le quartier se déplace normalement. Les relations s'améliorent, nous n'avons eu à subir depuis neuf mois que trois jets de cailloux et aucune violence sur les policiers. » C'est sans compter l'incendie, en mai dernier, d'une des écoles où, comme l'avait pointé un journaliste du Monde dans un article dont toute la cité parle encore, la police se planquait depuis des mois pour démanteler un trafic de drogue.
Les témoignages que récolte la Ligue des droits de l'Homme sont pourtant de plus en plus préoccupants : « Depuis qu’ils ont attrapé toutes ces personnes, cela a basculé, on ne peut plus vivre, affirme un jeune, venu témoigner spontanément. La police est partout derrière nous. Ils viennent nous narguer, ils disent : alors, il n’y a plus personne dans cette ville, bande de bamboulas, sales Noirs, etc. » Ancien maire de la ville (de 1983 à 2009), l'UMP Pierre Cardo s'inquiète lui aussi du fait que plusieurs habitants qui étaient favorables à l'action de la police lui ont depuis rapporté des abus.
À la suite du 16 mars, une réponse avait dû être trouvée pour contenir la colère des Chantelouvais. Plusieurs bâtiments, dont le commissariat et la maison de l'emploi, avaient été dégradés le soir même. Sous la pression de plusieurs élus et habitants de la cité, une enquête de l'IGPN avait été diligentée par le procureur de Versailles, Vincent Lesclous, pour vérifier la régularité des interpellations.
« Tous les habitants qui le souhaitaient ont été entendus et de larges appels à se manifester ont été lancés », assure ce dernier. Problème, neuf mois plus tard, la quasi-totalité des personnes concernées n'ont jamais eu les résultats de cette enquête. Ni le « lanceur d'œuf » et sa famille, ni l'ancien député et maire Pierre Cardo, ni le président de la mosquée qui avaient témoigné auprès de l'IGPN. Même le préfet des Yvelines se défend d'y avoir eu accès : « Elle est terminée, je ne l’ai pas eue, je n’ai pas à l’avoir. Elle ne m’appartient pas, elle est dans la procédure judiciaire. »
Au sujet de la procédure, le procureur Vincent Lesclous s'en remet à la novlangue juridique : « Je n'ai été saisi d'aucune demande de communication de la procédure et aucune plainte avec constitution de partie civile n'a été déposée. Cette procédure étant très volumineuse et d'autre part juridiquement non publique, je ne peux vous l'adresser. » Du côté de la défense de C., maître Roxane Salas rejette l'argument de la constitution de partie civile puisque « l’enquête IGPN a été classée pour absence d’infraction de la police » affirme-t-elle. Le dossier sommeille donc dans un des tiroirs du tribunal de grande instance de Versailles. Curieusement, seule la maire de la ville (UMP) Catherine Arenou semble avoir eu vent des conclusions de l'enquête. « Ils ont reconnu après coup que cette interpellation était inutile », affirme-t-elle.
Pour les habitants, la déception est grande. « On a cru qu’on allait nous rendre justice mais cette enquête, c’était comme s’ils nous avaient jeté des cacahuètes pour nous calmer », assène Ilham Benarouia. « On avait réussi à tempérer les envies d'en découdre de certains en expliquant qu'une enquête de la police des polices allait avoir lieu, explique l'ancien député et maire (UMP) de la ville, Pierre Cardo, resté aux manettes de la commune pendant près de trente ans. Mais ils se sont foutus de nous. C'était de la poudre aux yeux. » Même avis du côté du conseiller municipal d'opposition Youssef Abdelbahri, qui avait également témoigné auprès de l'IGPN : « Si seulement on avait su qu'il fallait se constituer partie civile pour avoir les résultats de l'enquête, évidemment on l'aurait fait. »
Pendant ce temps, les abus de certains policiers continuent d'être recensés par la Ligue des droits de l'Homme. « Au pied d'une tour, la police a écrit : “la bande des dos argentés” », témoigne le conseiller municipal d'opposition Youssef Abdelbahri, assimilant les jeunes à des singes, par une référence aux gorilles qui, en vieillissant, développent un pelage argenté sur le dos. « Moi-même j'ai déjà été contrôlé d'une étrange manière, affirme-t-il. Alors qu'un soir je sortais de l'association Baby Loup, une C4 sans phares s'approche de moi. Un homme qui pointe un Flash-Ball dans ma direction me demande si je suis de Chanteloup. Vous imaginez qu'on puisse contrôler quelqu'un de cette manière en plein Paris ? » s'insurge-t-il.
« C’est certain qu’il y a des policiers qui sont connus pour se comporter de manière anormale, déclare la maire Catherine Arenou. Mais il faut se mettre à leur place, quand ce sont des nouvelles équipes qui viennent la nuit, une partie d'entre eux sont terrorisés. » L'ancien député et maire Pierre Cardo s'interroge toujours sur les événements du 16 mars et leurs conséquences : « Ce jeune a été incarcéré sans motif réel et sérieux. Franchement, quel intérêt y avait-il à garder ce gamin quatre mois en détention ? À moins de vouloir en faire un terroriste », dit-il, interloqué. Ce qu'il craint le plus aujourd'hui est que de nouveaux affrontements voient le jour.
BOITE NOIRELa Ligue des droits de l'Homme nous a alertés sur une série de témoignages faisant état de violences policières à Chanteloup-les-Vignes. Pour vérifier ces témoignages, je me suis rendu là-bas à trois reprises, entre le 10 et le 20 décembre. Nous n'avons pas obtenu de réponse de la part de l'état-major du commissariat de police de Conflans-Sainte-Honorine pour interviewer le commissaire, M. Aymeric Saudubray, qui s'était dit d'accord pour un entretien. Mis à part le procureur Vincent Lesclous qui a répondu à nos questions par courrier électronique, toutes les personnes citées dans cet article ont été rencontrées de visu ou contactées par téléphone.
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