Début décembre, un jeune couple habitant le quartier du port de Créteil s’est fait séquestrer, l’homme de 21 ans étant ligoté plus d’une heure pendant que sa compagne de 19 ans se faisait violer. Les agresseurs présumés, arrêtés peu après les faits, ont depuis reconnu avoir ciblé leurs victimes parce que juives et donc – forcément – riches. Depuis, Créteil est devenu le symbole d’une nouvelle violence antisémite.
Le ministre de l’intérieur Bernard Cazeneuve a choisi de s’y déplacer pour officiellement décréter « grande cause nationale » la lutte contre l’antisémitisme. Les médias ont, pendant les quelques jours suivants, défilé devant le centre communautaire juif de la commune du Val-de-Marne, laissant parfois un peu circonspects ses responsables communautaires. Comment trouver les mots justes ? Les premières déclarations d’Albert Elharrar, le président de la communauté juive de la ville, qui a commencé par minorer le caractère antisémite de l’agression en parlant plutôt de « fait divers » crapuleux, ont d’ailleurs surpris. Quelques semaines plus tôt, fin novembre, alors que nous venions l’interroger sur la montée de l’antisémitisme à Créteil, il nous avait d’ailleurs mis en garde : « Pourquoi parler de ça ? Vous allez encore mettre de l’huile sur le feu. »
Pour beaucoup de juifs de Créteil rencontrés ces dernières semaines, cette terrible agression s’inscrit dans un contexte qui n’a en réalité cessé de se dégrader et il est au contraire temps d’appeler les choses par leur nom. Le 24 mai dernier, deux jeunes qui portaient une kippa s’étaient déjà fait attaquer, au poing américain, aux abords de la synagogue. Quelques jours avant les violences contre le couple de jeunes Cristoliens, un juif de 70 ans avait été frappé à son domicile par les mêmes agresseurs présumés sans que rien ne lui soit dérobé. « Rouer de coups un vieux monsieur, vous vous rendez compte ? » s’indigne Alain Sénior, le rabbin de Créteil qui constate l’inquiétude grandissante dans la communauté. « Il y avait le plausible et le possible. Aujourd’hui le pire est possible à Créteil », assène-t-il.
Au rassemblement organisé le dimanche suivant l’agression dans le quartier du port, à l’appel du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF), Dina, 61 ans, installée depuis trente ans à Créteil, bouillonne : « Je suis énervée, je suis en colère. On attendait des réactions plus fortes cet été après ce qui s’était passé à Sarcelles. » L’incendie d’une pharmacie et la mise à sac d’une épicerie, tenus par des juifs, en marge d’une manifestation pro-palestinienne dans la ville du 93 n’a pas, déplore-t-elle, hormis les déclarations politiques de circonstances, provoqué d’électrochoc dans le pays. « On a l’impression que tout ça se banalise », renchérit une voisine qui trouve qu’il n’y a d’ailleurs pas beaucoup de monde ce matin-là pour dénoncer la montée de l’antisémitisme. « On a peur pour nos enfants. Cela rappelle une autre époque », soupire Dina qui s’alarme que des enfants de la ville se fassent aujourd’hui traiter de « sales juifs » dans la cour de récréation.
L’inquiétude, diffuse, s’incarne dans mille et une précautions du quotidien. « Je ne suis pas du genre peureux, mais le soir maintenant je ferme ma porte à clé », reconnaît par exemple Carole la quarantaine, et mère de deux enfants scolarisés à Créteil. « Nous, nous avons dit à notre fils de ne pas porter sa kippa dans la rue, admet de son côté Steve Cohen, juif pratiquant qui vit à Créteil depuis plus de quinze ans. Son collège (un établissement religieux, ndlr) est à trois stations de la maison et il n’ose pas sortir son portable dans le métro. » Un habitant du quartier du port – le quartier où a eu lieu l’agression –, Stéphane Touati, décrit pour sa part un climat devenu de plus en plus « pesant ». « Les regards sont méfiants. Moi, je n’oserais pas mettre une kippa dans la rue. »
Tous rappellent une situation en France qui s’est délitée depuis dix, quinze ans – du martyre d’Ilan Halimi en 2004, séquestré et torturé pendant des semaines avant d’être laissé pour mort, aux enfants juifs tués à bout portant dans une école de Toulouse par Mohammed Merah, ou la tuerie dans le Musée juif de Bruxelles perpétré par le Français Medhi Nemmouche… Impossible d’évoquer avec les habitants de Créteil leur expérience de l’antisémitisme sans qu’ils ne la replacent dans cette chronologie qui a traumatisé la communauté juive. « La tuerie de Toulouse, forcément on y pense quand on dépose nos enfants à l’école », admet ainsi Claire, mère d’un petit garçon en primaire. D’autres, à l’image d’Arié*, colosse bronzé d’une trentaine d’années, pas pratiquant, préfèrent tempérer : « C’est sûr après un truc comme ça l’ambiance est plus froide. Mais il faut aussi arrêter de vivre dans la psychose. Parfois, je reprends mes parents et même mes amis. Il ne faut pas exagérer les risques. Si tu vis dans la peur de toutes façons, tu sors plus. »
Créteil, où vivent près de 22 000 juifs sur les 90 000 habitants de la ville, a jusqu’ici plutôt été un modèle de coexistence pacifique entre différentes communautés. La communauté juive, majoritairement originaire du Maghreb, et arrivée au début des années 1960 au lendemain des indépendances, est en forte expansion. À mesure que le climat se dégradait à Sarcelles – autre ville francilienne où vit une très importante communauté juive –, Créteil, qui compte une dizaine de synagogues consistoriales et nombre d’écoles juives, a de plus en plus attiré les familles juives soucieuses de respecter un minimum de tradition.
Malgré les récents événements, beaucoup de juifs cristoliens défendent encore une ville où toutes les origines se côtoient sans problème. « Il faut voir le plan de Créteil, il n’y a pas de ghettos. La mixité est partout et la majorité des gens ici essaient de bien vivre ensemble », souligne Claire, qui travaille dans un cabinet dentaire de la ville et se définit non pas comme « pratiquante » mais « traditionaliste ». Au marché du vendredi, à quelques centaines de mètres de la synagogue du 8 Mai, les maraîchers arabes échangent quelques mots en arabe avec leur clientèle juive et adaptent leurs étals aux fêtes religieuses. « C’est une certaine génération », précise néanmoins Michel, le mari de Dina né comme elle en Tunisie il y a plus de soixante ans : « Nous sommes peut-être la dernière génération à pouvoir nous parler. »
Pourtant lorsque nous rencontrons Arié*, agent de sécurité, il tient à poursuivre l’entretien en présence de son copain Omar*, musulman très pratiquant qui travaille dans une mission locale, et avec qui il passe de longues heures à discuter. « Vous voyez c’est ça, Créteil, on a grandi ensemble, on se connaît. On n’est pas d’accord sur tout mais on se respecte », explique Omar. « Bientôt, je vais aller au mariage de mon pote Farid, je sais qu’il va me servir un plat casher... Mes enfants, je ne veux pas leur inculquer la peur de l’autre », reprend Arié. Sans angélisme, ils égrènent les clichés qui existent de part et d’autre, et qui ont encore la vie dure. « Bien sûr, on entend encore des gens dire : "Les Arabes sont des voleurs", "Les juifs ont de l’argent"... Mais il les connaît Omar, les vieux juifs qui crèvent faim et vivent grâce aux associations », raconte Arié. Omar, lui, ne veut pas que l’image de la ville se résume à l’agression qui vient d’avoir lieu : « Ce sont des cas isolés. Il y a des gens pas bien dans leur tête… C’est une petite minorité. »
D’autres sont plus circonspects sur ce « modèle » qui a, selon eux, vacillé depuis longtemps. « Les jeunes qui ont fait ça, ils connaissaient de vue les victimes. Ils habitent le même quartier. Et alors ? Cela ne les a pas empêchés... », s’inquiète de son côté Steve Cohen, attablé dans une pizzeria casher du quartier de l'Échat. Depuis l’agression de début décembre, certains parlent déjà de ce « modèle de vivre ensemble » à l’imparfait. « C’ETAIT un modèle Créteil. Nos enfants à l’école, il y a quinze ans, ils côtoyaient tout le monde. Tout le monde se mélangeait, on n’avait pas même l’idée de penser juifs, arabes, black. C’est pour cela que ce qui se passe aujourd’hui nous retourne », explique Dina qui travaille dans le secteur associatif. Elle regrette que beaucoup de jeunes parents autour d’elle choisissent désormais de tourner le dos à l’école laïque, à l’image de Lionel et Carole « issus de la laïcité » mais qui jugent aujourd’hui l’école juive meilleure « parce qu’elle est plus stricte, parce qu’elle offre plus de perspective ». Pour Sacha Reingewirtz, président de l’Union des étudiants juifs de France, « il manque surtout à Créteil des espaces de vivre ensemble. Les gens se connaissent de vue mais ne se parlent pas ».
À entendre certains propos très abrupts, difficile ne pas voir qu’un fossé s’est creusé. « La France, je l’aime et je la quitte », nous lance ainsi Esther, sémillante octogénaire, qui assure « ne plus reconnaître » le pays qu’elle a tant aimé et veut désormais « finir ses jours en Israël ». Trop d’étrangers, trop de jeunes incapables de s’intégrer, explique-t-elle. « Moi, cela fait 56 ans que je vis ici. Je me suis intégrée. J’aime la langue française. Aujourd’hui, ces jeunes, vous savez quelle langue ils parlent ? » La plupart évoquent une jeunesse déstructurée, en manque de repère, pour désigner ceux qui véhiculent aujourd’hui l’antisémitisme. « Le problème, ce sont les paraboles. Il y a dans les cités des jeunes qui ne sont pas éduqués, prêts à gober n’importe quoi », avance Lionel, cadre commercial d’une quarantaine d’années ayant vécu dans différentes villes du 93 avant d’arriver à Créteil, qui estime qu’un certain antisémitisme a toujours existé, à l'état plus ou moins latent.
Pour d’autres, l’antisémitisme a plus spécifiquement le visage de jeunes musulmans endoctrinés, fanatisés. Au rassemblement organisé par le Crif un homme d’une soixantaine d’années nous interpelle : « La France, ça va être de plus en plus grave. Vous allez voir dans quinze ans quand il y aura moitié moins de juifs et deux fois plus de musulmans… Vous verrez si vous vous sentez bien ! » Jamais avare de formules chocs, Roger Cuckierman, le président du Crif, assène au même moment à la tribune installée près du lac de Créteil, où se succéderont le ministre de l’intérieur et l’ambassadeur d’Israël : « Si l’État ne fait pas de cette cause nationale (la lutte contre l’antisémitisme, ndlr) une ardente obligation pour tous les citoyens, les juifs partiront en masse, et la France tombera entre les mains soit de la charia soit du Front national. » Pour ce responsable du Crif, comme pour un certain nombre de juifs cristoliens interrogés, la lutte contre l’antisémitisme actuel relève donc d’une guerre beaucoup plus large contre l’extrémisme musulman. Une guerre où les juifs de France sont simplement en première ligne mais qui concernera bientôt tous les Français. Le Front national n'est d'ailleurs pas le dernier parti à jouer de l'épouvantail djihadiste pour séduire une communauté juive qu'il courtise désormais activement.
Tout discours tendant à présenter ceux qui commettent des actes antisémites comme des exclus socialement, économiquement, indispose. « Il n’y a pas à leur chercher mille excuses. Mon grand-père, quand il est arrivé en France dans les années 1960, il a dû repartir de rien. Il avait tout perdu », affirme Vanessa Rouah, directrice d’une école juive, pour qui néanmoins « une minorité joue avec la jeunesse comme avec des marionnettes ». Pour la plupart des juifs cristoliens rencontrés, la cause palestinienne sert de paravent présentable à un antisémitisme profond, ancien. « L’antisionisme, c’est pas vrai. C’est de l’antisémitisme », affirme ainsi Carole. « D’ailleurs, pourquoi ils ne manifestent pas pour le Darfour ? Pour ce qui se passe en Syrie ? Au Niger ? Est-ce qu’ils savent seulement comment les pays arabes traitent les Palestiniens ? »
Beaucoup pointent des médias français responsables d’attiser la haine contre Israël, et par ricochet des juifs ici. « Cet été, les images de Gaza ont tourné en boucle sans aucune prudence. On a nourri la jeunesse de haine », soutient Vanessa Rouah. « Le rôle de la presse qui n’a cessé de diaboliser Israël est fondamental dans ce qui se passe aujourd’hui, renchérit Alain Sénior, le rabbin de Créteil. « Dès que ça frémit là-bas, les ondes de choc arrivent ici. Montrer Tsahal comme des bourreaux a des conséquences ici », poursuit-il, quitte à reprendre le discours officiel du gouvernement israélien pour qui son armée « est la seule qui envoie des tracts aux populations pour les prévenir qu’elle va bombarder ». Arié, qui a vécu quinze ans en Israël, dit ne pas reconnaître ce pays dans les journaux français : « On ne dit jamais que là-bas, ça se passe très bien avec les Arabes israéliens par exemple. » D’autres regrettent, malgré une surexposition médiatique du conflit, une certaine ignorance de la situation. « Quand je discute avec mes collègues du conflit israélo-palestinien, je vois bien qu’ils n'y connaissent souvent pas grand-chose », raconte Claire. « Ils ne savent souvent pas mettre Israël sur une carte, et sont très surpris quand je leur dis que ce pays a la taille de deux départements français. » Vanessa Rouah, elle, refuse de se « mêler de la politique israélienne. Le problème, c’est que ce conflit est devenu en France l’affaire de tout un chacun. » Elle préférerait, pour sa part, ne pas sans cesse y être ramenée, ou avoir à justifier la position du gouvernement israélien : « Je suis française, non ? »
Parmi les juifs de Créteil rencontrés ces dernières semaines, la question du départ – souhaité ou pas – s’est posée, presque toujours, à un moment ou un autre de la conversation. « Je n’ai jamais fait autant de certificats de judéité pour les gens qui veulent partir en Israël. Des gens de tout âge, de toute condition », assure d’ailleurs le rabbin de Créteil, Alain Sénior.
Certains, comme Stéphane Touati, actuellement au chômage, évoquent le sentiment diffus de ne plus être en sécurité en France et, aussi paradoxal que ce soit, pensent qu'ils seront plus tranquilles en Israël, pourtant en guerre. D’autres évoquent l’attrait particulier d’Israël. Albert Elharrar, le président de la communauté juive de Créteil, comprend que le pays, en dehors de considérations strictement religieuses, attire d’ailleurs tant de jeunes juifs cristoliens. « C’est une société dynamique, avec des universités de très bon niveau. Et puis faire ses études là-bas, ça rassure les parents. Ça évite les mariages mixtes », précise-t-il. Quitter la France ? Claire, elle, y songe parfois mais, dit-elle, « c’est une question de Française. Comme tous les Français, nous sommes touchés par la situation économique, la morosité du pays ». La forte réaction des pouvoirs publics après l’agression de début décembre la rassure et lui laisse penser que la question de l'antisémitisme va peut-être, enfin, être sérieusement prise en compte. « Créteil, c’est ma ville, c’est là que j’ai grandi. Je n’ai pas l’intention de fuir. »
BOITE NOIRECe reportage à Créteil a débuté fin novembre, avant la récente agression.
*Beaucoup de nos interlocuteurs nous ont demandé de préserver leur anonymat. Certains prénoms ont donc été modifiés.
A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : Forcer l’utilisation de SSL pour se connecter à WordPress