C’est un projet de privatisation qui est pour l’instant passé totalement inaperçu, et pourtant il pourrait être lourd de conséquences : selon nos informations, Manuel Valls a donné son feu vert à une négociation au terme de laquelle l’État pourrait perdre le contrôle majoritaire de la société Adoma, plus connue autrefois sous le nom de Sonacotra. La cession revêt donc une grande importance symbolique puisqu’elle porte sur une société qui est le premier opérateur national pour l’accueil des demandeurs d’asile, dans le secteur de l’hébergement adapté aux situations de grande précarité ou dans l’accueil des Gens du voyage.
Voilà belle lurette que l’on parle d’une possible privatisation d’Adoma, car elle intéresse depuis très longtemps André Yché, le patron de la Société nationale immobilière (SNI), qui est l’une des grandes filiales de la Caisse des dépôts et consignations (lire Caisse des dépôts et SNI: le scandale Yché). En 2007, la SNI est ainsi devenue actionnaire d’Adoma à hauteur de 32 %, aux côtés de l’État qui contrôlait 57 % du capital, les Caisses d’épargne près de 10 %, plus quelques actionnaires résiduels, dont l’État algérien. Puis, en 2010, suite à un pacte d’actionnaire avec l’État, la même SNI, tout en restant actionnaire minoritaire, a obtenu la charge de sa gestion. Et pour finir, en 2013, la SNI a croqué la participation des Caisses d’épargne, contrôlant près de 42,7 % du capital, face à l’État qui gardait ses 57 %.
Et depuis, on en est resté là. Tout juste savait-on qu’au terme du pacte d’actionnaires conclu entre l’État et la SNI, celle-ci pouvait disposer d’une option d’achat d’une part complémentaire des titres détenus par l’État, ce dernier devant, dans tous les cas de figure, conserver une minorité de blocage. L’État n’a jusque-là pourtant jamais voulu faire jouer cette clause. La situation est donc restée figée pendant quelque temps.
Pour comprendre dans quelle situation se trouve actuellement Adoma, on peut consulter ci-dessous un document confidentiel. Il s’agit du dernier rapport que la Mission interministérielle d’inspection du logement social (Miilos) a consacré à la société.
Mais André Yché ne s’est jamais satisfait de cet entre-deux, et souhaite de longue date devenir l’actionnaire majoritaire d'Adoma. Pourquoi ? Pour y appliquer la stratégie qu’il applique partout ailleurs au sein du Groupe SNI : rentabiliser les « plus-values latentes » que recèle la société ; œuvrer un peu plus à cette « marchandisation » du secteur du logement social qui est le cœur de sa stratégie.
Or, voilà que Manuel Valls semble être déterminé à franchir ce pas symbolique. Discrètement, sans en faire la moindre publicité, il a en effet donné le coup d’envoi de cette privatisation d’Adoma. L’annonce en a été faite vendredi 12 décembre, lors du dernier conseil d’administration d’Adoma. Il y a été annoncé que le premier ministre avait signé une lettre de mission, chargeant le ministère des finances de négocier au mieux des intérêts de l’État son désengagement partiel du capital au profit de la SNI. Le même jour, la direction d'Adoma a adressé un courrier à tous les salariés de l'entreprise pour les en informer : on peut consulter ici le recto de cette lettre et là le verso.
On pourrait, certes, penser que cette privatisation n’en est pas vraiment une et qu’elle sera sans conséquence sur la vie de la société. Car après tout, si l’État se désengage partiellement, il sera remplacé au capital d’Adoma par la SNI, qui est une filiale de la Caisse des dépôts. En somme, Adoma ne quitterait pas le giron public. Alors, quelle différence ?
Et pourtant, l’affaire est beaucoup plus importante qu’il n’y paraît, pour de nombreuses raisons. D’abord, si cette opération est menée à bien, le statut juridique d’Adoma serait modifié : elle deviendrait une « Société d’économie mixte », alors qu’elle est actuellement une « Société d’économie mixte d’État ». Et, en droit comme en pratique, cela constitue une très grande différence. Car l’État n’a pas besoin de recourir à un appel d’offres en cas de sinistre grave qui requiert de trouver des logements en extrême urgence : le statut de Société d’économie mixte d’État permet d’en faire l’économie. Dans le cas des très grands sinistres du passé récent, celui suscité par les inondations de la Somme ou par l’explosion d’AZF à Toulouse, Adoma a pu assumer ses missions d’hébergement en urgence, sans que l’État ne perde un temps précieux en lançant un appel d’offres.
Le gouvernement est d’ailleurs bien conscient de la difficulté puisque le négociateur doit trouver une solution de désengagement de l’État du capital d’Adoma mais à la condition que l’État, à l’avenir, puisse toujours mobiliser Adoma sans appel d’offres pour les missions d’urgence.
Une privatisation d’Adoma aurait des conséquences qui iraient bien au-delà. Car le Groupe SNI est un immense empire, qui fait des métiers qui ne sont pas tous les mêmes : il est massivement présent dans le logement social et contrôle ou gère de très nombreuses « Entreprises sociales pour l’habitat » (ESH), les entreprises qui gèrent les logements sociaux aux quatre coins de la France ; et il est aussi très fortement présent dans le secteur du logement intermédiaire et privé en s’y comportant comme une foncière spéculative classique.
Or, d’un secteur à l’autre du groupe, il n’y a pas de frontière étanche. C’est toute l’ambiguïté du Groupe SNI, dont joue en permanence son patron, André Yché : le logement social est fortement soutenu par des financements publics, mais, compte tenu de la rareté du foncier, il recèle aussi de formidables plus-values latentes, qu’André Yché s’attache à réaliser en organisant des cessions au privé, à chaque fois qu’il le peut.
C’est précisément ce qui intéresse le Groupe SNI dans Adoma. Car quand dans les années 1950 et 1960 la France a fait massivement appel à des travailleurs immigrés, d’abord pour la plupart algériens, en particulier pour l’industrie automobile, les foyers Sonacotra (dont Adoma prendra la suite) ont été construits dans les périphéries lointaines des villes, dans des zones où les prix du foncier étaient faibles.
Mais les années passant, tout a changé. L’urbanisation croissante a eu pour effet que de nombreuses résidences à vocation sociale ou très sociale pour les migrants les plus fragiles sont désormais implantées en des lieux fortement urbanisés, où les prix de l’immobilier ont explosé. Plutôt que d’en jouer pour œuvrer à une plus grande mixité sociale, le Groupe SNI a donc pour politique de céder à chaque fois qu’il le peut ces résidences pour engranger de formidables plus-values, et reconstruire ailleurs, encore beaucoup plus loin, les anciennes résidences, en prétextant qu’elles sont neuves.
Pilotée par la SNI, la dernière opération de cession d’Adoma est de ce point de vue très révélatrice. Adoma vient en effet tout juste de céder à une société d’économie mixte dénommée Semarelp, pour 5 millions d’euros, une résidence sociale située dans un quartier de Levallois-Perret (Hauts-de-Seine) qui est devenu au fil des ans résidentiel. En retour, la Semarelp a offert à Adoma un terrain pour reconstruire à l’identique une résidence, près de la Porte de Clichy – terrain qui est adossé à une ligne de chemin de fer.
Résultat, la Semarep va pouvoir organiser un grand projet de promotion immobilière très lucratif, sans se soucier le moins du monde d’impératifs de mixité sociale. Quant à Adoma, la société ne récupérera aucun logement social en plus. Bref, la Semarelp est la grande gagnante de l’opération, pour le plus grand plaisir de sa présidente, une dénommée Isabelle Balkany !
En somme, pour être dans le giron de la CDC, le Groupe SNI n’en est pas moins une société qui se banalise ou qui est train de faire sa mue. À la manière d’Icade, l’autre filiale immobilière de la Caisse des dépôts, qui a été partiellement introduite en Bourse, le Groupe SNI migre à petits pas vers le privé et en copie les us et coutumes. C’était consigné noir sur blanc dans le dernier rapport que la Cour des comptes a consacré à la société, et que Mediapart avait révélé (lire Vers une privatisation du numéro un du logement social). Les perspectives caressées par la direction de la SNI y étaient évoquées en ces termes : « Ces perspectives pourraient se traduire par une évolution de la composition du capital de la SNI. Si la CDC entend la conserver en son sein (sic !), elle n’exclut pas une ouverture à terme de son capital, surtout dans l’hypothèse où la contrainte financière demeurerait forte et où la SNI voudrait néanmoins conserver des projets de développement opérationnels. »
Et de cette migration vers le privé, il existe de nombreux autres indices. Ayant pour guide principal non plus les logiques de l’intérêt général mais celles des marchés financiers, la SNI fait ainsi très grand cas des notes que lui attribuent les agences de notation financière, comme en témoigne le communiqué ci-dessous.
Les risques de l’opération de privatisation d’Adoma sont donc faciles à deviner, même si la SNI est une filiale de la Caisse des dépôts : riche de biens fonciers qui ont une très grande valeur, Adoma pourrait bel et bien être contaminée par le virus de la « marchandisation » qui a été inoculé à la SNI. Or, ce risque est majeur, pour une société qui intervient dans le logement des populations les plus fragiles, dont celles des migrants, et dont les agents sont juridiquement des « personnes chargées d’une mission de service public », comme vient de le confirmer un courrier du procureur de la République de Paris, que l’on peut consulter ci-dessous :
Un autre indice va d’ailleurs dans le même sens. La direction d’Adoma cherche de plus en plus à se décharger sur les collectivités locales ou les associations avec lesquelles elle travaille des missions sociales d’accompagnement des migrants ou populations fragiles qu’elle a toujours assumées dans le passé. La convention-type de partenariat (que l’on peut télécharger ici) en atteste : l’article 3 de cette convention définit les obligations sociales de ces collectivités ou associations.
Pour la très grande majorité des salariés d’Adoma, la privatisation constitue donc un danger majeur et a suscité dans l’entreprise un véritable tollé. Peut-être en aurait-il été différemment si la SNI n’était pas pilotée par André Yché et si elle n’avait pas eu pour stratégie la recherche de ces « plus-values latentes ». Mais dans l’immédiat, comme c’est le projet de privatisation d’Adoma, tel qu’il a été conçu par le Groupe SNI, qui tient la corde, ce dernier suscite une vive indignation dans l’entreprise, et dans le monde syndical et associatif. Un « comité anti-privatisation d’Adoma » vient ainsi de voir le jour, avec l’appui de très nombreuses organisations, parmi lesquelles la CGT Adoma, Sud Adoma, Union syndicale solidaires, la Confédération nationale du logement, le SNJ-CGT, Attac, la Ligue des droits de l’homme ou encore Europe Écologie-Les Verts et le PCF – mais sans la CGT de la Caisse des dépôts dont le dirigeant a toujours eu un lien de forte proximité avec André Yché. Ce comité a pris une première initiative en mettant en ligne une pétition, que l’on peut signer ici.
« Le contexte politique actuel (orientations gouvernementales prônant le désengagement de l’État dans de multiples secteurs) est favorable à une "privatisation" de fait d’Adoma au profit de la SNI, constate la pétition. C’est au moment où les besoins sont les plus criants, que l’État choisit de renoncer à son obligation régalienne de protection des plus démunis. Les avantages illusoires, de la "privatisation" sont d’autant plus dangereux, qu’ils ne peuvent déboucher pour l’État, que sur une nouvelle relation Client /Fournisseur gouvernée par les lois du marché de l’offre et de la demande, ayant comme référence : "seul le profit justifie l’action". Au final cela revient à faire du Groupe SNI, le seul décideur de la politique du logement "très social" en France. »
Et la pétition ajoute : « Les conséquences sur les personnels sont aisément prévisibles dans un tel scénario … Quant aux résidents qui constituent les populations les plus fragiles de notre pays, le coût social et financier de la "privatisation" d’Adoma serait considérable et irréversible. La "privatisation" d’Adoma viendrait frapper de plein fouet les populations les plus fragiles et dégrader de manière irrémédiable l’idéal républicain d’une citoyenneté partagée. »
Dans ce débat qui va prendre de l’ampleur, quelle position va adopter Pierre-René Lemas, le nouveau directeur général de la Caisse des dépôts ? Va-t-il appuyer la stratégie d’André Yché ? Ou bien va-t-il défendre les missions d’intérêt général qui sont celles de la Caisse et qui devraient aussi être celles de ses filiales ? C’est sans doute l’un des premiers dossiers qui prendra, pour lui, valeur de test. Car la stratégie de marchandisation du logement social choisie par André Yché fait l’objet depuis plusieurs années de vives critiques.
Déjà, sous la présidence de Nicolas Sarkozy, des notes blanches adressées à l’Élysée (lire Le logement social, entre privatisation et affairisme), suggérant que les organismes du logement social se transforment en « gestionnaires de portefeuilles d'actifs immobiliers », avaient vivement inquiété tous les syndicats et associations attachés au droit au logement. Et cette inquiétude n’est depuis jamais retombée, puisque André Yché a été confirmé dans ses fonctions, après l’alternance de 2012.
C’est donc cette inquiétude que le collectif anti-privatisation d’Adoma entend manifester. Ce jeudi 17 décembre en milieu de journée, il appelait d’ailleurs à un rassemblement devant le siège de la Caisse des dépôts et consignations, pour interpeller Pierre-René Lemas sur l’avenir d’Adoma, mais aussi sur les discriminations syndicales au sein de la SNI et aussi sur le droit à l’information (lire ci-dessous notre boîte noire). On peut télécharger ici la lettre ouverte que le collectif a adressée à Pierre-René Lemas ainsi qu’au socialiste Henri Emmanuelli, qui est président de la commission de surveillance de la Caisse des dépôts.
En bref, Pierre-René Lemas a, pour la première fois, l’occasion d’illustrer concrètement quelle sera la philosophie de son action à la tête de la Caisse des dépôts.
BOITE NOIREComme je l’avais raconté dans un billet de blog posté le 5 mai 2014 (lire Logement social : la Caisse des dépôts poursuit Mediapart), la Société nationale immobilière (SNI), ainsi que son président, André Yché, ont décidé d’engager des poursuites en diffamation contre Mediapart. Selon mes informations, Jean-Pierre Jouyet, juste avant son départ de la Caisse des dépôts, a donné son aval au déclenchement de cette procédure qui, par son ampleur, constitue une mise en cause du droit à l’information.
La plainte ne vise pas en effet un article en particulier mais presque toutes les enquêtes que j’ai réalisées au cours de ces derniers mois et qui ont été mises en ligne sur Mediapart. Les articles qui sont jugés diffamatoires sont en effet pêle-mêle les suivants :
- Le logement social dans le piège des mondanités et de l’affairisme
- Vers une privatisation du n°1 du logement social
- Caisse des dépôts et SNI : le scandale Yché
- Jean-Pierre Jouyet pousse la Caisse des dépôts dans la crise
- Logement social : encore une embauche controversée à la CDC
- Logement social : sous le scandale de la SNI, celui de la Sagi
Or, dans ces enquêtes, Mediapart avait apporté de nombreuses révélations. À titre d’illustration, j’avais ainsi révélé dans l’un de ces articles la cooptation par la SNI de Thomas Le Drian, le fils du ministre socialiste de la défense. Et cette information avait eu un très large écho : elle avait été non seulement reprise très largement par toute la presse écrite et audiovisuelle, mais aussi elle avait attisé une vive polémique entre le gouvernement et la droite.
À titre d’illustration toujours, dans l’une de ces enquêtes, j’avais aussi révélé le contenu d’un rapport secret de la Cour des comptes sur la SNI, rapport dans lequel figuraient de très vives critiques sur l’opération conduite par cette société à l’occasion de la cession des 32 000 logements de la société Icade, autre filiale de la Caisse des dépôts. Or, ce rapport de la Cour des comptes était très attendu par de nombreuses municipalités – dont des municipalités socialistes – qui avaient émis, elles aussi, de très vives critiques contre cette opération, qui a donné lieu au versement de commissions exorbitantes.
Pour ces raisons, nous avons donc la conviction d’avoir fait honnêtement et rigoureusement notre travail, en publiant des informations d’intérêt public. C’est ce que nous démontrerons lors de l’audience, avec notre conseil Me Pascal Beauvais : nous établirons la véracité des faits que nous avons révélés en même temps que la bonne foi et le sérieux de nos enquêtes. Et c’est aussi la raison pour laquelle nous voyons dans cette procédure, qui vise un nombre exceptionnellement élevé d’articles, une forme d’intimidation.
Cette plainte, qui vise Edwy Plenel en sa qualité de directeur de la publication, et moi-même en ma qualité d’auteur des enquêtes, est toujours en cours. Une troisième audience relais a eu lieu le vendredi 12 décembre, en prévision d’un procès qui devrait avoir lieu dans le courant de 2015.
De nombreux syndicats et associations attachés au droit au logement ont apporté leur soutien à Mediapart, de même que le Syndicat national des journalistes (SNJ) et le Syndicat national des journalistes CGT (SNJ-CGT).
A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : Mini guide MySQL