Toulouse, de notre envoyée spéciale.- C'est l'une des structures de santé les plus originales en France. Elle est aujourd'hui menacée de fermeture, à la suite de coupes budgétaires. Sur la place Arnaud-Bernard à Toulouse, au cœur du dernier quartier populaire du centre-ville, La Case de santé est depuis plusieurs mois recouverte de banderoles alertant contre ces menaces. Depuis 2006, les habitants du quartier peuvent venir ici se faire soigner, mais aussi conseiller pour leurs démarches administratives. La Case (ici leur page Facebook) est un centre de santé communautaire, le seul du genre en France. L'an dernier environ un millier et demi d'usagers y étaient inscrits et la Case est aujourd'hui devenue une référence en matière d’accompagnement médico-social des migrants et des gens en grande précarité.
Comme bon nombre d'autres centres de santé polyvalents, la Case est en déficit chronique. Et cette année, après la baisse de la dotation versée par l’Agence régionale de santé (ARS), la situation est devenue intenable. Le centre est à la recherche d'un financement d’urgence pour ne pas fermer à la fin de l’année. Depuis plusieurs mois, l’équipe alerte les pouvoirs publics et la mobilisation de soutien s’amplifie, en vain. Du 1er au 17 novembre, l’équipe s'est mise en grève.
La préfecture a fini par convoquer une première réunion le 7 novembre, sans même y convier l'équipe du centre de santé. Une nouvelle rencontre s'est tenue à l'Agence régionale de santé le 17 novembre. Cette fois, la Case a présenté un bilan détaillé de sa situation financière et un budget prévisionnel 2015 de 530 000 euros (voir ici le détail). « Nous avons la même évaluation de nos besoins – 500 000 euros annuels – depuis 2011, souligne Fabien Maguin, coordinateur administratif de la structure. Or notre modèle de financement est problématique, nous survivons à coups de subventions ponctuelles, qui varient chaque année. »
Publié l'an dernier, un rapport de l’IGAS (Inspection générale des affaires sociales) dénombre environ 1 200 centres de santé. Ils représentent 2,4 % des dépenses nationales en santé ambulatoire. L’utilité sociale de ces structures est désormais reconnue malgré un modèle économique « structurellement boiteux ». Un accord signé en 2003 avec l’Assurance maladie stipule que des équipes de soignants salariés s’engagent à la pratique systématique du tiers payant pour des consultations médicales au tarif conventionnel de la Sécurité sociale (le « secteur 1 »). L’objectif est de développer la prévention et d'améliorer l’accès aux soins des publics les plus précaires.
À la différence des maisons de santé (les MSP – regroupements de libéraux sous forme de sociétés commerciales à but lucratif), les centres de santé sont gérés par des municipalités, des mutuelles, ou des associations – comme La Case de santé. « Tous sont essentiellement financés par l’Assurance maladie via le paiement à l’acte ; le problème, c'est que la Case de santé n'est pas un centre lambda », explique Bernard Giusti, vice-président de la Caisse primaire d’assurance maladie Haute-Garonne. Si la Case « n’est pas un centre lambda », c’est parce que, sur la base d’un projet associatif, elle associe depuis huit ans une expertise inédite à une forte identité politique.
L’équipe de la Case est composée de douze personnes, dont trois médecins généralistes, une infirmière, une psychologue et trois assistants sociaux. Ici, l’accompagnement social des personnes est aussi important que le reste. Le projet a été construit autour de la notion de « santé globale », telle que la définit l’OMS dans la charte d’Ottawa : le bien-être physique, mental et social d’un individu ou d’un groupe. « Ce n’est pas un scoop, les inégalités sociales déterminent très concrètement l’état de santé, résume Jérôme Host, travailleur social et cofondateur de la Case. On ne soigne pas de la même manière quelqu’un qui a des problèmes de logement, de mauvaises conditions de travail ou qui est sans-papiers. »
Le projet est construit par un petit groupe de militants et de travailleurs sociaux. Charles Hambourg, un jeune médecin généraliste originaire de Seine-Saint-Denis, décide alors d’acheter une ancienne boulangerie pour y faire un centre de santé pas comme les autres. « Un de nos objectifs principaux était l’intégration des usagers. Ne pas parler à la place des gens, seulement les informer pour les rendre capables de choisir. On avait entendu parler de la notion de santé communautaire, ça nous a tout de suite parlé », se souvient Jérôme Host. L’équipe voyage en Belgique et au Québec pour s’inspirer des centres pionniers de santé communautaire, comme la clinique de Pointe St Charles à Montréal.
La Case ouvre ses portes en 2006, et se veut une alternative radicale au système de santé libéral. Les deux premières années, toute l’équipe touche le même salaire de 1 200 euros, du médecin à l’accueillant. « La Case de santé a eu d’emblée une position plus politique que nous, qui avons été financé par la ville de Saint-Denis, note Didier Ménard, médecin généraliste à Saint-Denis (93) et cofondateur de la Place santé, un autre centre de santé dont le projet se rapproche de la Case. On partage la même problématique : comment faire "bien" de la santé dans cette société très inégalitaire ? Et une même démarche : les savoirs des habitants sont aussi importants que ceux des soignants. »
Aujourd’hui, les médecins de la Case sont rémunérés sur la grille de salaires des praticiens attachés de l’hôpital public, mais l’autogestion est toujours à la base de l’organisation. Les décisions de gestion sont prises collectivement lors d’une réunion mensuelle. Ici, chaque journée commence par une réunion d’équipe. « On regarde ensemble quelles sont les priorités, quelle est la stratégie à adopter, on partage les dossiers. Ça prend beaucoup de temps, mais ça nous en fait gagner aussi, explique Jérôme Host. Par exemple, on peut prévenir l’interne en stage chez nous qu’une de ses patientes est particulièrement angoissée parce qu’elle a fui l’Algérie où elle était victime de violences conjugales... Ça améliore le dialogue et donc le diagnostic. »
Ce temps de travail réservé à la coordination, pourtant au cœur du projet, ne bénéficie d’aucun financement. Car, comme dans les autres centres de santé, seules les consultations médicales génèrent des revenus – pas celles des travailleurs sociaux. « Les missions de la Case de santé dépassent ce que font les médecins libéraux, pourtant ils sont plus mal lotis », constate la députée PS Catherine Lemorton, « complètement fan » du projet depuis les débuts. « Ici, il y a une prise en charge globale du patient, donc il y a besoin de deux types de financement : le paiement à l'acte pour les consultations, et une autre enveloppe pour toutes les missions à côté, comme cela se fait déjà dans les hôpitaux publics », analyse la députée, aussi présidente de la commission des affaires sociales à l'Assemblée.
Moins de paperasse, moins d’isolement, ce travail en équipe séduit de plus en plus de jeunes généralistes, comme Samah Chaaban, une des fondatrices du GIPSI, un groupe de jeunes internes bénévoles à la Case. Elle a connu le projet il y a quelques années, quand l’équipe de la Case animait un module de formation à la faculté de médecine de Toulouse. Ces cours ont été supprimés il y a deux ans, lorsque la Case a refusé que la plaquette de présentation soit financée par un laboratoire pharmaceutique. « L’indépendance vis-à-vis des labos est un aspect très important pour nous, insiste Fabien Maguin. En 2006, on passait pour des gauchistes, aujourd’hui après les scandales Mediator et autres, on nous regarde différemment. »
« On essaye de tout remettre en question, de démédicaliser les actes pour ne pas créer d’angoisse supplémentaire chez le patient, explique Virginie. Dans le libéral, on voit les gens 10-15 minutes, alors c’est très vite limité. Ici, la consultation dure en moyenne 30 minutes et on peut prendre le temps d’expliquer une fois pour toutes que ce n’est pas nécessaire de consulter quand on a un rhume ou un virus, par exemple. »
Les usagers de la Case de santé, une grande majorité de précaires, décrivent une relation médecin-patient très différente de ce qu’ils connaissaient auparavant. Mamouda, qui a pu monter son dossier de droit au séjour pour raison médicale grâce à l’aide de l’équipe, a été hospitalisé six fois en un an à cause d’une pathologie complexe. « À l’hôpital, on ne me donnait aucune explication sur ce qui m’arrivait. Ici, je suis traité comme si j’étais à domicile, il n’y a pas cette peur de la blouse blanche », dit-il. Franck, cofondateur du collectif des « Non-substituables », un groupe d’usagers en traitement de substitution aux opiacés qui se réunit à la Case, a le même ressenti : « Ici, il y a une relation de confiance totale, beaucoup de respect à l’égard de l’usager. »
Faire dire les maux de la précarité, et a fortiori ceux des non-francophones, est une des priorités de ce centre. Pour bien comprendre les usagers migrants, un service d’interprétariat professionnel est utilisé. « C’est un confort incroyable, appuie Jérôme Host. Certains arrivent à se faire comprendre pour la première fois depuis des années. »
Tous les vendredis après-midi, le collectif des étrangers malades occupe la grande salle du rez-de-chaussée pour partager expériences et expertises des démarches administratives. De tous âges, certains d’entre eux sont intégrés en France depuis plusieurs années, et la plupart soignés pour des pathologies graves. Cette année, le collectif a produit un roman-photo et monté une petite pièce de théâtre. La santé communautaire, c’est aussi ça : les usagers de la Case sont régulièrement à l’initiative d’ateliers et tissent des réseaux de solidarité locaux.
« Quand on a ouvert, ce sont les Chibanis [les vieux migrants] qui sont arrivés en premier », se rappelle Jérôme Host. Les retraités se sont approprié la salle collective pour y lancer « El zamane », un café social hebdomadaire. Plus tard, les membres des « Non-substituables » se sont organisés pour synchroniser leur rendez-vous médical mensuel, et le transformer en moment de discussion. Une « cantine des femmes » a aussi réuni des usagères de la Case. Sur le site AliBernard TV, une webTV né à la Case en 2008, on trouve une quinzaine de reportages réalisés par des usagers, des courts-métrages qui retracent des histoires de quartier et de luttes.
À la Case, pas la peine d’utiliser un vocabulaire militant, le caractère politique de la structure est une évidence. En plus d’une innovation médico-sociale reconnue nationalement, le centre reste le poil à gratter de Toulouse. En 2013, l’aide municipale est d'ailleurs passée brutalement de 25 000 à 15 000 euros. Pierre Cohen, maire PS de l’époque, faisait savoir qu’il n’avait pas apprécié la prise de parole d’une des usagères de la Case lors d’une assemblée publique.
« Le côté militant n'est pas une contradiction avec les missions d'un centre de santé, mais cela nous interroge... Il faut clarifier les missions », explique-t-on aujourd'hui à l’Agence régionale de santé. L'ARS est le principal pourvoyeur de fonds de la Case et a fini par débloquer une subvention exceptionnelle de 37 000 euros, début octobre. Cela reste insuffisant pour terminer l’année et entamer la suivante, rappelle l’équipe de la Case, qui réclame des financements pérennes. « Jusqu’en 2011, on était en phase expérimentale, ce n’est plus du tout le cas. On a prouvé qu’on était un modèle opérationnel, qu’on répond à des besoins bien spécifiques qui ne trouvaient pas de réponses dans le système de santé classique », insiste Fabien Maguin.
Pour justifier leurs hésitations, les institutions décisionnaires s’appuient sur un fait : le modèle innovant du centre toulousain ne rentre dans aucune case de financements publics. « Personne ne prend ses responsabilités. Il n'y a pas de volonté politique pour créer un dispositif particulier », s’énerve Bernard Giusti de la CPAM. Contacté par Mediapart, le directeur de l’ARS, Jean-Jacques Morfoisse, justifie ainsi ces hésitations : « Comme tous les centres de santé et les structures innovantes, la gestion n’est pas leur priorité… Ils ont des coûts fixes encore trop importants. »
Cette frilosité contraste avec d’autres soutiens « officiels », comme celui de la députée Catherine Lemorton. François Simon, vice-président EELV de la région et membre du conseil de surveillance de l’ARS, tient à donner son « avis de médecin et de politique » pour louer le « travail extraordinaire » de la Case : « Leur transversalité sanitaire, intellectuelle et militante est une force, mais c'est aussi leur faiblesse institutionnelle. Par contre, je ne vois vraiment pas comment ils peuvent remplir les mêmes missions avec moins de budget, je ne vois pas où on peut retirer du personnel. »
À la Case, les accusations de gestion laxiste font sourire. Ici, les médecins gagnent trois fois moins que dans le libéral. « Nous sommes économes sur les frais de fonctionnement, nous faisons faire des économies à la Sécurité sociale. La limitation de nos prescriptions médicales et du recours aux examens complémentaires fait partie du projet, explique Bénédicte Gaudillière. Cette année, par exemple, sur près de 1 400 usagers, on a fait seulement deux IRM... Même l’ARS dit qu’on est trop en avance. »
L’équipe de la Case de santé rêve d'un système de financement « par capitation », déjà expérimenté dans des centres de santé belges. Le principe est des plus simples : un forfait annuel est alloué en fonction du nombre d’usagers inscrits. Le projet de loi santé de Marisol Touraine prévoit une évolution du modèle de financement des centres de santé. Mais les négociations sont actuellement au point mort, bloquées par les syndicats de médecins libéraux.
En attendant une éventuelle refonte de ce financement, l’équipe de la Case de santé plaide pour un financement transitoire qui lui éviterait la fermeture, ce que soutient également la députée Catherine Lemorton : « Si on les laisse mettre la clef sous la porte, tous ces usagers se retrouveront à l'hôpital public. Et tout le monde sait que ça coûtera plus cher à la collectivité. »
Prolonger : Retrouvez toutes nos informations complémentaires sur notre site complet www.mediapart.fr.
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