Voilà sept ans que le Musée de l’histoire de l’immigration, ex-Cité nationale de l’histoire de l’immigration (CNHI), situé en bordure du bois de Vincennes dans le XIIe arrondissement de Paris, attend ce moment. L’offense d’une ouverture au public sans reconnaissance officielle devrait être réparée ce lundi 15 décembre, à 18 h 05 précises selon le programme prévisionnel de l’Élysée. François Hollande doit s’y rendre, accompagné de Bernard Cazeneuve, ministre de l’intérieur, et de Fleur Pellerin, ministre de la culture, pour prononcer un discours sur l’immigration, l’un de ses premiers sur le sujet. À cette occasion, il dévoilera la plaque inaugurale. Enfin.
Le président de la République sera-t-il le sauveur de cet établissement public marqué par une existence quasi clandestine ? Le nouveau président du conseil d’orientation (chargé de fixer les grandes orientations), l’historien Benjamin Stora, proche du chef de l’État, saura-t-il éviter le naufrage à ce « musée fantôme à la dérive », comme le qualifiait son collègue Pascal Blanchard dans un article du Monde, qui, en 2010, constatait la désaffectation du public ? En 2014, les lieux restent méconnus, peu fréquentés, sans influence.
S’il est peu probable que le geste symbolique que représente l’inauguration infléchisse (dans un sens ou dans l'autre) le nombre de visiteurs, il constitue un préalable. La proximité du président de la République avec Benjamin Stora, nommé en août 2014 en remplacement de Jacques Toubon lui-même désigné Défenseur des droits, n’est pas étrangère à ce revirement. Jusqu’à présent, la défiance des pouvoirs publics a empêché le musée d’assumer le rôle qui lui a été confié par ses concepteurs : présenter la réalité du « creuset français », selon l’expression de l’historien Gérard Noiriel, donner aux immigrés la place qui leur revient dans la construction de la nation, faire de l’immigration une fierté.
Après une quinzaine d’années de gestation, la Cité a été lancée au pire moment pour elle. En 2007, Nicolas Sarkozy remporte l’élection présidentielle après avoir fait campagne en défendant l’idée d’une identité nationale mise en péril par l’immigration. S’ensuit la création d’un ministère de l’immigration et de l’identité nationale, compris comme la volonté d’opposer deux termes que le musée se donne pour mission de rapprocher. En signe de protestation, plusieurs des historiens les plus importants du dispositif – Nancy Green, Gérard Noiriel, Patrick Simon et Patrick Weil entre autres – démissionnent du conseil scientifique.
Sans soutien politique, le musée perd aussi sa substance intellectuelle. Principalement financé par le ministère honni, il ouvre ses portes, en toute discrétion, le 10 octobre 2007. Le public n'est toujours pas au rendez-vous. Personne ne le conteste, y compris Benjamin Stora. « Quand on se promène dans les couloirs, on ne voit pas grand monde. C’est un problème », admet-il évoquant 100 000 visiteurs annuels. Un chiffre difficile à vérifier depuis la fusion des caisses du musée avec celles de l’Aquarium logé au sous-sol dans le même bâtiment art-déco, le Palais de la porte Dorée, qui a accueilli l’Exposition coloniale de 1931, avant de devenir le Musée des colonies puis le Musée des arts d’Afrique et d’Océanie. Les agents aux guichets sont les premiers à reconnaître que les requins font plus recette que les immigrés. « La valise d’une réfugiée espagnole attire moins qu’un autoportrait de Rembrandt », observait de son côté Jacques Toubon en comparant la fréquentation des autres musées nationaux comme le Louvre, Versailles ou le Quai Branly.
« On part de bas, on part de zéro », insiste Benjamin Stora qui se désole de l’absence de signalisation dans la station de métro à proximité. Sur le plan de la RATP listant les musées incontournables, le Musée de l'immigration n’apparaît pas. Les cars de touristes n’ont aucune raison de s’y arrêter car les tours-opérateurs ne l’inscrivent pas dans leur programme. Les expositions font rarement l’objet de recensions dans la presse. Et quand les journaux s’emparent du sujet, c’est pour constater que Luc Gruson, directeur général (chargé de la gestion managériale) nommé lors de la mandature de Nicolas Sarkozy, est un proche de la famille de Carla Bruni-Sarkozy. Mauvaise publicité.
La gestion par l’établissement de la longue occupation par plusieurs dizaines de sans-papiers en octobre 2010 participe à brouiller l’image du lieu. Contre-ministère de l’immigration ? Aux ordres après la décision de faire appel aux policiers pour déloger les grévistes ? Certains visiteurs ayant trouvé portes closes ne reviennent pas. D'autres pensent pouvoir y faire renouveler leurs visas.
Pédagogique, le musée attire principalement des scolaires. Associant récits et objets des migrants, cartes et panneaux explicatifs, l’accrochage permanent « Repères », qui mélange art et documentaire, fait l’objet de nombreuses critiques, parmi lesquelles celle d’être statique, voire fastidieux, alors même que le projet est intéressant et les témoignages passionnants. Les expositions temporaires n’emportent pas non plus les suffrages. Sans doute ont-elles manqué de relais : Jacques Toubon s’est peu déplacé sur les plateaux de télévision pour en faire la promotion.
Les fonds privés (mécénat) n'affluent pas, malgré la nomination de Mercedes Erra, que sa fiche Wikipedia présente comme « spécialisée dans la construction et la gestion des grandes marques », à la tête du conseil d’administration (chargée d’entériner le budget). Présidente exécutive d’Havas Worldwide, décorée officier de la Légion d’honneur par Manuel Valls originaire, comme elle, de Catalogne, cette fondatrice de BETC Euro RSCG met à contribution son entreprise, dans le cadre d’un « partenariat de compétences » (mise à disposition gratuite de salariés), pour réaliser un audit. Dans le rapport d’activité 2011, le bilan de cette opération se limite à l’évocation d’un seul « succès » : 900 personnes réunies pour le vernissage de l’exposition « J’ai deux amours », au lieu de 300 habituellement.
Foot, mode : différents biais sont explorés pour tenter d’être plus en phase avec l’intérêt du grand public, sans résultat majeur si ce n’est que des voix s’élèvent pour dénoncer le dévoiement des objectifs initiaux.
Présent lors du voyage d’État de François Hollande en Algérie en décembre 2012, Benjamin Stora, auteur de La Guerre d’Algérie expliquée en image (Seuil, 2014), espère obtenir une rallonge financière pour relancer cette machine administrative qu’une centaine d’employés aux statuts variés (précaires, fonctionnaires) fait tourner. Oscillant entre 6 et 7 millions d’euros, le budget du musée est l’un des plus faibles de sa catégorie. « L’espace est monumental. Il coûte très cher rien qu’en chauffage », plaisante le président du conseil d’orientation. « On creuse le déficit d’année en année. Il faut que cela cesse », ajoute-t-il notant qu’il exerce sa fonction à titre bénévole, ce qui ne correspond pas à la norme pour ce type d’établissement. La lourdeur des quatre tutelles (éducation nationale, culture, intérieur, écologie) paralyse le fonctionnement.
Le défi n’est pas que budgétaire. Il est avant tout politique et culturel. Cela part de loin. « L’histoire de l’immigration en France est reléguée, placée aux marges des institutions, des hommes politiques, des médias, des intellectuels. C’est une histoire ghettoïsée, vécue comme séparée, non nationale », rappelle l’historien. Le décalage avec la perception de l’immigration aux États-Unis est saisissant. Les Américains se conçoivent comme une nation d’immigrés débarqués à Ellis Island à bord du Mayflower. À New York, le musée qui retrace cette épopée voit passer 2 millions de visiteurs par an… Un quart des Français a des grands-parents d’origine étrangère, mais la diversité qui en découle n’est pas valorisée.
« En France, ce qui compte, c’est la monarchie, la Révolution, la République. Géographiquement, les portes d’entrée migratoires ont toujours été multiples. Notre conception de la nation est fixe, établie une fois pour toutes. La France serait éternelle et homogène. Les migrants ont longtemps été vécus comme des corps étrangers à assimiler. La priorité était d’effacer leurs origines », souligne Benjamin Stora. « La nécessité d’une histoire de l’immigration est apparue tardivement, il y a une trentaine d’années, à la faveur de la mondialisation, poursuit-il, et la nécessité de consacrer un lieu à cette histoire est née, par la suite, de l’émergence d’une conscience post-coloniale portée par une génération qui a dénoncé le racisme et les discriminations et qui a voulu faire entendre sa voix. »
Faire changer le regard de la société française sur son histoire : le projet originel de la Cité était politique. Des hommes de droite comme de gauche (Lionel Jospin, Jacques Chirac, Jean-Pierre Raffarin) ont d’ailleurs contribué à le concrétiser. Mais la direction emmenée par Jacques Toubon a préféré revendiquer une forme de neutralité, ce qui s’est avéré intenable tant l’immigration, sujet controversé par excellence, est essentielle dans la communication des gouvernants.
Dans un article paru dans la revue Contretemps, Aurore Chéry, doctorante à l’université Lyon III, montre comment cet apolitisme supposé s’est confondu avec un sarkozysme à plusieurs reprises. Elle rappelle qu’en mai 2011, l’historienne et sénatrice Esther Benbassa s’est plainte qu’un dossier qu’elle coordonnait pour la revue du musée Hommes et migrations sur le thème de « La France postcoloniale » a fait l’objet d’une censure par la direction du musée, qui a fait supprimer un article de Nicolas Bancel intitulé : « La brèche. Vers la racialisation postcoloniale des discours publics ? ».
Factice, donc, cette position n’a en outre pas permis au lieu de se développer. Au contraire, elle l’a empêché d’exister. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le seul moment politique des dernières années, l’occupation par les sans-papiers, a fait revenir chercheurs et historiens.
Le nouveau président du conseil d’orientation dit vouloir insuffler une « vision politique ». La prochaine exposition sur les frontières explorera, de Ceuta à Lampedusa, les effets des politiques migratoires. « Nous n'hésiterons pas à dire que les drames en Méditerranée sont le résultat de lois de fermeture », indique-t-il. « Aujourd’hui, regrette-t-il, l’immigration est traitée soit comme un enjeu économique – combien ça coûte, combien ça rapporte – soit comme un enjeu identitaire – la nation dissoute par la présence étrangère. Nous voulons centrer l’analyse sur les droits. Personne ne quitte son pays par plaisir. Accueillir des réfugiés, ce n’est pas faire la charité, c’est une obligation. »
Se prévalant d’un parcours associatif et académique, Benjamin Stora, qui demande une reconfiguration de sa fonction qu’il estime limitée, devra montrer qu’il est capable de mobiliser la société civile. Et pour réintroduire le politique dans la Cité, il devra apporter la preuve de son indépendance par rapport aux politiques. « Je continuerai de militer pour le droit de vote des étrangers et de critiquer la politique d’expulsions du gouvernement », s'engage-t-il. Aujourd'hui, l’occasion se présente à lui de faire entendre ses convictions à François Hollande.
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