C’est la plus grosse centrale électrique au bois en France. Elle doit produire l’équivalent de la consommation électrique de 450 000 ménages, hors chauffage, sur le site d’une centrale à charbon rachetée par EON en 2007 dans les Bouches-du-Rhône, à Gardanne. Le géant allemand de l’énergie y investit 250 millions d’euros pour convertir une ancienne tranche charbonnière en unité de biomasse, Provence 4, prévue pour produire de l’électricité en brûlant du bois. Le principe est simple : la chaleur dégagée par le feu actionne une turbine qui fabrique du courant.
Ce type de centrale se multiplie dans le monde, avec le soutien des politiques de transition énergétique et de réduction de l’usage des énergies fossiles, très émettrices de gaz à effet de serre, et donc cause majeure de dérèglement climatique. En Europe, les producteurs d’électricité ne bénéficient plus d’allocations gratuites de quotas de CO2, ce qui plombe la rentabilité des centrales à charbon. EON a occupé les unes de la presse internationale début décembre en annonçant sa réorganisation autour d’un pôle « énergies renouvelables ». La France est l’un des théâtres de cette reconversion industrielle. Quant à la combustion de bois, le sujet a éclaté médiatiquement avec la sortie de Ségolène Royal contre l’interdiction des feux de cheminée au nom de la défense de la filière bois-énergie. Tout semblait donc réuni pour que la centrale d’EON devienne un symbole de la révolution énergétique made in France.
Et pourtant, l’installation promet plutôt d’incarner les incohérences, apories et dérives d’une transition énergétique mal jaugée et non maîtrisée, à force de vouloir à tout prix concilier des intérêts contradictoires. À quelques mois de son ouverture officielle, le site Provence 4 ne semble pas reposer sur un modèle économique et environnemental viable à long terme.
Tout commence sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy. En 2011, la Commission de régulation de l’énergie (CRE) lance un appel d’offres biomasse pour initier la construction de nouvelles centrales électriques. Le chef de l’État veut « un plan bois extrêmement puissant » pour réveiller la forêt, cette « belle endormie ». Éric Besson est alors ministre de l’énergie. Le projet d’EON ne fait pas partie des favoris : il est très gros (dix fois plus puissant que la plupart des autres candidats), et prévoit d’importer 55 % des plaquettes de bois qui doivent alimenter sa chaudière, ce qui grève son bilan carbone (le transport de bois par camions et bateaux pollue beaucoup). Par ailleurs, son rendement énergétique est faible : 36,8 % d’efficacité nette. En valorisant sa vapeur (la chaleur est récupérée pour chauffer un site industriel, des serres ou une ville), elle atteint péniblement 44,7 % d’efficacité nette. Très concrètement, cela signifie que pour dix arbres coupés, au moins cinq ne servent à rien. Pas terrible, et surtout insuffisant pour bénéficier du tarif d’achat qui garantit le prix de vente des électrons à EDF pendant 20 ans. Dans son appel d’offres, la CRE conditionne le bénéfice de cette aide : « Seules les installations pour lesquelles l’efficacité énergétique est supérieure ou égale à 60 % sont admissibles à cet appel d’offres. »
Mais la commission a prévu une dérogation pour la région PACA, « à titre expérimental », si « un candidat fait la preuve que son projet contribue à améliorer la sécurité d’alimentation en électricité de la région ». Ça tombe bien, c’est justement là qu’EON veut sortir son unité biomasse. EON se glisse dans la brèche et emporte l’appel d’offres pour sa centrale, à 115 euros le mégawatt/heure (MWh) payé par la CSPE, c’est-à-dire par nos factures d’électricité. Au total, l’aide représente environ 70 millions d’euros sur 20 ans. France nature environnement (FNE) proteste : « Trop gros, avec un rendement médiocre, payé cher, Gardanne a tout d'une erreur majeure ! » Pierre-Marie Abadie, directeur de l’énergie au ministère, n’est pas loin de partager cette analyse devant les sénateurs, : « Il y a toutefois eu au moins une exception célèbre avec le dossier de Gardanne. L’électrique pur ne représente que 35 % d’efficacité énergétique. C’est un désastre en termes d’utilisation de la ressource. »
EON prévoit de valoriser sa chaleur, c’est même ce qui lui permet d’approcher les 50 % d’efficacité. Mais c’est pour vendre ses calories à l’usine Altéo toute proche, fabrique d’alumines à l’origine de la pléthorique pollution aux boues rouges de Gardanne. Une certaine vision de l’écologie, altérée par une autre ombre au tableau : le maintien en fonctionnement de la centrale au charbon, mitoyenne de la biomasse. Les 600 MW (soit l’équivalent de quatre fois la centrale au bois) de Provence 5, opéré aussi par EON, doivent tourner jusqu’en 2020. C’est l’une des cinq dernières unités de houille en France.
Le bilan carbone du site de Gardanne reste donc destructeur pour le climat. Selon les estimations du cabinet spécialisé Carbone 4, la conversion au bois de Provence 4 permet d’économiser plus de 600 000 tonnes de CO2. Elle est beaucoup moins polluante qu’une centrale fossile, y compris la nouvelle génération de centrale à gaz, mais « si l’on compare l’électricité qui sera produite par Provence 4, elle est plutôt carbonée pour une électricité qui se veut renouvelable ». La centrale bois de Gardanne brûlera aussi des poussières de charbon. Selon un rapport de Greenpeace Canada, les centrales biomasse pourraient devenir plus polluantes que les sites thermiques fossiles, à cause de la déforestation et du transport routier massif qu’elles suscitent. La récolte du bois local pour alimenter Provence 4 ne correspond pas à de la déforestation compte tenu de l’important patrimoine forestier local, selon Carbone 4.
Octobre 2011 : la centrale biomasse de Gardanne reçoit son autorisation ministérielle. Juin 2012 : la gauche est parvenue au pouvoir et Delphine Batho devient ministre de l’écologie. Elle refuse que la CSPE acquittée par les ménages subventionne les filières bois d’autres pays. Demande est alors faite à EON de réduire la part de biomasse importée. Elle descend à 35 %, au profit de l’approvisionnement local. Nouvel objectif : 100 % d’approvisionnement local en 2025. Sur les 885 000 tonnes de combustibles biomasse que Provence 4 doit brûler chaque année, 435 000 tonnes doivent provenir de PACA et du Languedoc-Roussillon. Une partie est composée de déchets verts, taillis de haie, palettes, bois recyclé. La Haute-Provence, les Alpes du Sud et les Cévennes sont désignées « zones d’approvisionnement prioritaire » de la centrale d’EON.
Mais sur place, des collectivités s’inquiètent de la razzia annoncée sur leur ressource forestière. Près de 400 communes votent une résolution contre la centrale biomasse de Gardanne. Deux recours ont été déposés contre Provence 4 par FNE, les Amis de la terre et des associations locales. Le vice-président de la région PACA, Jean-Louis Joseph, président du parc naturel régional du Luberon, les soutient. Pour Nicholas Bell du Réseau pour les alternatives forestières, « ils arrivent comme un mastodonte sur ce territoire. Il n’y a pas assez de matière, il y a des conflits d’usage » avec la papeterie de Tarascon et les chaufferies locales au bois (plus de 200 localement). Des collectifs d’habitants se forment contre la surexploitation du massif forestier, pour la protection du Luberon et de la montagne de Lure, chantée par Jean Giono. Pour le collectif SOS forêts du Sud, « le projet de Gardanne est l’exemple le plus caricatural en France d’une évolution extrêmement dangereuse au niveau mondial : l’industrialisation à outrance de la gestion des forêts ». Ils s’inquiètent de voir leur territoire devenir dépendant d’un acteur unique, omnipotent et acteur majeur du marché de l’énergie.
Ils dénoncent aussi la pollution de l’air aux particules fines que va engendrer la combustion du bois, alors que l’air de la ville est déjà vicié par les industries locales et la centrale à charbon. Début 2014, l’État américain du Vermont a bloqué une centrale à bois de 37 MW en raison notamment de ses impacts sanitaires. Face à cette contestation, EON communique sur ses filtres limitant l’émission de particules fines à 50 tonnes annuelles. La filière biomasse assure que la France ne récolte que 60 % du bois de ses forêts, qu’elle n’est pas menacée et que les coupes réduisent le risque d’incendies.
En août 2014, coup de théâtre, selon nos informations : le ministère de l’écologie, désormais dirigé par Ségolène Royal dont le cabinet comporte un ancien élu de la région, Jean-Louis Bianco, demande à EON de réviser son plan d’approvisionnement. Il faut réduire la part de bois prélevé localement, et revenir au premier plan d’approvisionnement : 55 % d’importation, suppression de l’objectif de 100 % de source locale. Mais le chantier de la centrale est en voie d’achèvement, adapté à l’offre de bois locale, délivrée sous forme de plaquettes alors que le marché international est plutôt achalandé en granulats. L’équipement construit n’est pas adapté aux produits internationaux, selon un expert interrogé par Mediapart, qui chiffre à plusieurs dizaines de millions d’euros supplémentaires le coût de l’importation de biomasse. Résultat : la rentabilité économique de la centrale, qui devait s’amortir sur vingt ans, n’est plus garantie. Son bilan environnemental est problématique et sa contribution à l’essor d’une filière bois locale sera minime. Trop grosse, mal évaluée au départ, contestée localement, elle augure mal de la décarbonisation à la française. Sollicité par Mediapart, le ministère de l’écologie n’a pas répondu. Une concertation se déroule actuellement en préfecture.
Le projet de centrale biomasse d’EON sort des normes : par sa puissance, sa taille, son coût. C’est que dans cette affaire, le groupe ne part pas de rien : il veut convertir une centrale existante au charbon. Le gigantisme, la centralité, la lourdeur de cet antécédent pèse structurellement sur son devenir « renouvelable ». Ce sont des problèmes communs avec la Ferme des milles vaches, le Center Parcs de Roybon (Isère) et ces autres grands projets d'équipement ou de développement industriel qui dépassent une taille humaine.
Un nouvel appel d’offres biomasse de la CRE est en cours de préparation. Mais rien n’indique que l’État ait tiré les leçons des failles du dossier de Gardanne. Il ne suffit pas d’agiter l’étiquette énergie « verte » pour créer un système acceptable pour le climat, les forêts, l’air et ceux qui le respirent.
BOITE NOIREContacté par téléphone et mail, EON a répondu : « La Direction de l'entreprise ne souhaite pas communiquer sur ce sujet actuellement.
Vous remerciant de votre compréhension. » Sollicité, le ministère de l’écologie n’a pas répondu à mes questions.
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