À leurs yeux, la « malheureuse plaque » en hommage à Malik Oussekine, « par terre, même pas sur un mur » et « qui ne mentionne même pas la police », est le symbole d'une lutte à continuer. Celle d'une conscientisation de la société française face aux violences policières. À l'occasion des 28 ans de la mort de cet étudiant, frappé à mort par les voltigeurs en marge des manifestations contre la loi Devaquet, plusieurs représentants de collectifs venus d'horizons divers ont décidé d'unir leurs paroles et de faire converger leurs mobilisations.
Ce vendredi, dans un appartement face à la gare du Nord, à Paris, ces militants ont dit leur détermination à porter leur combat pour la reconnaissance de « morts policières » et l'apaisement des relations entre forces de l'ordre et citoyens. Pour ce faire, toutes les occasions sont bonnes, de Malik Oussekine aux événements de Ferguson, outre-Atlantique, en passant par la mort de Rémi Fraisse à Sivens. Cette dernière a, selon Sihame Assbague (porte-parole du collectif « Stop contrôle au faciès »), « permis de vraies convergences entre des associations écolos et libertaires, des collectifs antiracistes et de défense des minorités ». Elle cite également une tribune (publiée ce vendredi par Mediapart) réunissant tous ces acteurs et des universitaires, ainsi qu'un autre texte commun (lire ici sur SaphirNews), signé par la sœur de Rémi Fraisse, Amal Bentounsi et Farid El-Yamni (sœur et frère de jeunes de quartier tués lors d'interpellations, lire ici) et Raymond Gurême, octogénaire ayant porté plainte pour violence policière (lire ici et ici). Selon Assbague, « le drame de Ferguson, et l'ample couverture médiatique qui en a été faite en France, nous fait espérer qu'il puisse en être de même à propos de ce qui se passe ici. Depuis Ferguson, il y a eu onze morts en France liés à des contrôles policiers, des courses-poursuites, des tirs de taser ».
Ce samedi, place du Trocadero à Paris, ils étaient plusieurs centaines à s'être rassemblés, pour entonner les slogans américains inspirés de deux récentes morts policières : « Hands up ! Don't shoot ! » (« Mains en l'air ! Ne tirez pas »), ou « I can't breathe ! » (« Je ne peux pas respirer »). Une occasion aussi de sensibiliser sur la situation hexagonale. « On cherche à faire le lien entre des systèmes judiciaires et des méthodes policières différents mais similaires, explique Youssouf du collectif « Ferguson in Paris ». Afin d'expliquer que des Mike Brown, il y en a plein chez nous. » Et de citer l'impressionnant travail du site Bastamag, qui recense « 50 ans de morts par la police » depuis les manifestations contre la guerre d'Algérie (voir leur enquête ici et leur frise là), pour étayer leurs dires.
Politiquement, le lobbying entamé par ces militants pour l'égalité des droits n'est guère couronné de succès. « On s'est tous réjouis quand la gauche est arrivée au pouvoir, car on pensait que ça allait changer, explique Sihame Assbague. La lutte contre le contrôle au faciès était même une des soixante propositions de Hollande. »
Elle raconte avoir rencontré « des ministres, des parlementaires », avoir assisté à « quatre propositions de loi différentes sur le récépissé de contrôle d'identité, d'Esther Benbassa à Jean-Christophe Lagarde et Marie-George Buffet », mais s'interroge aujourd'hui sur « l'indifférence et les absences de réponse » actuelles. Et soupire : « On sait qu'aujourd'hui, c'est Valls qui bloque. »
Comme ses camarades, elle ne comprend pas la sortie de Christiane Taubira (lire ici) sur la police qui assassine aux États-Unis : « Elle est au courant que la situation est similaire en France, il serait bon qu'elle s'exprime aussi sur la situation ici. » De fait, les bonnes relations que peuvent entretenir ces collectifs avec la ministre de la justice ne se sont pas traduites en actes.
À ses côtés, Amal Bentounsi, sœur d'Amine mort d'une balle dans le dos le 21 avril 2012, lors d'une arrestation qui a mal tourné. Elle s'exprime au nom de « tous ces collectifs de familles et d'amis de victimes de mort policière ». D'une voix toujours posée, elle dit vouloir que « les affaires puissent avancer, sans pression sur les magistrats, sans dissimulation de preuves ni expertises médicales mensongères ». Elle aimerait qu'il y ait « plus que 5 % de condamnations ferme » pour les forces de l'ordre coupables de bavure mortelle, plutôt que « des suspensions et des mutations, qui sont parfois même des promotions ». Elle conclut : « Avec la mort de Rémi Fraisse, un militant blanc et écologiste, les politiques et les médias ont dénoncé un mensonge d'État. Mais on rencontre les mêmes mensonges dans nos histoires… »
À l'autre bout de la table, Yann opine. Lui se dit « autonome », mobilisé dans les réseaux anarchistes et dans les ZAD (zones à défendre). « Il est temps de mettre en commun nos problématiques respectives par rapport à la justice et l'impunité policière », explique celui qui dit s'être jusque-là surtout mobilisé contre l'emploi du flashball. Selon lui, « on est confronté toujours aux mêmes attitudes : d'abord, on essaie de salir la victime, puis on dédouane la police, enfin on fait traîner la procédure judiciaire. C'est toujours le même schéma à l'œuvre, dans les manifs écolos comme dans les quartiers populaires ». Selon lui, « il y a une volonté en France de ne jamais ternir la réputation du maintien de l'ordre à la française, car c'est un savoir-faire qu'on exporte à l'étranger ».
Autour de la table, Sihame, Youssouf, Amal et Yann ne veulent pas être uniquement dans la dénonciation, mais documentent leurs critiques et leurs espoirs de façon étayée. Tous jugent insignes les réformes récentes en matière de police qui ont été prises par le ministre de l'intérieur Bernard Cazeneuve et son prédécesseur devenu premier ministre, Manuel Valls. Le retour du matricule ? « C'est un simple scratch, la plupart des policiers ne le portent pas », dit l'une. « Quand on le demande lors d'un contrôle, ils rigolent », renchérit l'autre. La possibilité de saisir l'IGPN directement par internet ? « Avant de remplir sa plainte, il faut lire un préalable menaçant sur le faux témoignage », soupire Sihame Assbague. « Quand j'ai été passé à tabac pour avoir filmé la police lors d'une manif, l'IGPN s'est dessaisie au bout de quelques jours, raconte Yann. Je n'avais eu que deux jours d'ITT (interruption temporaire de travail). »
Quant aux mini-caméras qui vont équiper bientôt l'ensemble des forces de l'ordre, ainsi que l'a annoncé Bernard Cazeneuve après le drame de Sivens, elles ne recueillent pas plus d'assentiment. « C'est un dispositif bien plus cher et compliqué à mettre en œuvre que le récépissé, s'étrangle Assbague. Et l'usage de ces caméras sera laissé à l'appréciation des policiers, qui pourront les allumer et les éteindre quand ils le voudront. » « Ce qui pourrait être un moindre mal, positive Youssouf, ce serait d'annuler les procédures pour outrage à force de l'ordre, un classique policier pour obtenir ses objectifs, si jamais la caméra n'est pas déclenchée depuis le début de l'interpellation… »
Youssouf a la quarantaine, et aimerait voir s'apaiser les relations entre la police et les citoyens. « On discute avec les policiers sur le terrain. Notre mobilisation n'est pas contre la police, mais pour que ça se passe mieux, dit-il. Pour que les relations soient meilleures. Il y a eu une époque, celle des îlotiers, où on jouait au foot ensemble, au même club de boxe… » Il tient à signaler que les suicides dans la police révèlent aussi un malaise qu'il faudrait pouvoir accompagner. Mais aujourd'hui, lui aussi, comme les autres, constate une impunité qui ne peut pas être discutée.
« La simple parole du policier suffit, on part du principe qu'il est de bonne foi, explique Yann. Au détriment même de preuves vidéo. » S'ils n'ont rien contre les forces de l'ordre, tous aimeraient les voir désacralisées. « Une fois que tu as enlevé l'uniforme, les policiers en tant qu'individus ne valent pas mieux que ceux qu'ils contrôlent, lâche Youssouf. On voit s'accumuler dans la presse les affaires de drogues, corruption, viols au sein même de l'institution. » Amal Bentounsi se fait « volontairement provocante » : « Franchement, pour quelqu'un de raciste et violent, s'engager dans la police, c'est la bonne planque, on te reconnaît toujours la légitime défense… »
Quels peuvent être aujourd'hui les espoirs de ces collectifs ? Comment la mobilisation peut-elle prendre, comme elle a pris aux États-Unis ? Les militants n'ont pas de réponse nette. Ils évoquent le rôle « décisif » des médias : « Qu'ils couvrent la situation française comme ils ont très bien couvert la situation américaine. » Mais ils font surtout confiance à eux-mêmes. « On va continuer à parler avec les élus locaux, dit Sihame Assbague. Il y a de vraies inquiétudes chez eux sur ces questions de relations police/citoyens, on nous appelle de plus en plus pour qu'on vienne mener des actions de sensibilisation sur le terrain. » Ils évoquent aussi la montée en puissance de leur « pôle juridique », qui peut être joint via une application internet, un répondeur téléphonique et un système de messagerie SMS, ainsi que leur lien permanent avec le défenseur des droits ou la diffusion de leur « guide d'action face aux contrôles abusifs » (lire ici).
Pour eux, le fait, déjà, de « créer des passerelles et des convergences » est en soi un premier succès. « Ça prend du temps, on n'a pas les mêmes cultures militantes, on ne croit pas tous de la même manière en la justice, en la possibilité que les choses bougent dans la police », dit Assbague. « La violence policière crée de l'unité et de la prise de conscience, abonde Yann. C'est en train de bouger, on apprend à se connaître, on devient amis… Il n'y a déjà plus les dichotomies d'antan entre militants des quartiers populaires et militants politiques. »
À l'heure actuelle, assure Sihame Assbague, plusieurs représentants politiques nouent des contacts, à la gauche du PS ou chez les “frondeurs”. La porte-parole de « Stop le contrôle au faciès » sait que « bientôt il va y avoir de nouvelles échéances électorales, alors les politiques vont revenir voir les quartiers populaires ». Elle se satisfait aussi des « convergences internationales » qui sont en cours. Comme ces étudiants américains avec qui ils ont manifesté place du Trocadéro. « Ce n'est pas qu'avec les Américains, on a été contacté par des collectifs allemands, belges, suédois… », dit-elle.
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