Lyon, de notre envoyé spécial.- Le voilà à la tribune, lancant son discours par un tonitruant « Chers camarades » ! Il s'appelle Andreï Issaïev, il est le vice-président de la Douma russe (Chambre des députés), membre de Russie Unie, le parti de Vladimir Poutine, et invité d'honneur du Front national pour cette première journée de son congrès qui se tient à Lyon samedi et dimanche. Dans la salle plénière du centre des congrès, les rires fusent comme un cri de reconnaissance, suivis d'applaudissements. S’ensuit un discours en russe peu ou non traduit, aux propos virils notamment sur l’Ukraine : « Un coup d’État anticonstitutionnel a été commis au cœur de l’Europe, l’arrivée au pouvoir des forces radicales (…), les héritiers idéologiques de l’Armée insurrectionnelle ukrainienne, l’alliée de Hitler. » Marine Le Pen applaudit. Andreï Isaïev enchaîne les critiques contre les États-Unis et l'Europe, s'en prenant aux « fonctionnaires inconnus de l'Union européenne, pantins des États-Unis ».
À ses côtés, d’autres leaders de partis européens populistes ou d'extrême droite, comme le néerlandais Geert Wilders, l’italien Matteo Salvini de la Ligue du Nord ou encore le bulgare Krassimir Karakatchanov, du mouvement national bulgare (VMRO), applaudissent à leur tour. L'un après l'autre, à la tribune, ils délivrent ensuite le même message devant les cadres et les militants : « Vive Marine présidente ! »
Interviewé, Andreï Issaïev explique à Mediapart (présent dans l'enceinte du congrès malgré l'interdiction du FN – lire notre boîte noire) qu'il a décidé de venir à à Lyon « parce que nous voyons que le FN prend de plus en plus d’ampleur en France ». À moins de trois ans de l'élection présidentielle française, un tel engagement est du jamais vu. Le Kremlin, qui cherche partout en Europe des points d'appui à sa politique, a également dépêché à Lyon le sénateur Andreï Klimov pour représenter la chambre haute du Parlement russe.
Ce samedi, devant les militants, la direction du Front national a décidé de mettre en scène et d'assumer bruyamment ce coup de barre à l'Est. Pour le politologue Pascal Perrineau, présent dans la salle, « c’est un pas de côté dans leur stratégie de respectabilisation. Je ne les ai jamais vus aussi engagés sur la Russie. On a l’impression d’un emballement. Et surtout, cela prouve qu’un lobby pro-russe est à la manœuvre. Ce qui n’est pas fait pour rassurer leurs potentiels partenaires. Cela manque de maturité politique. En politique, la confiance égare », analyse-t-il.
À la tribune, Marine Le Pen a plaidé pour « une Europe de l’Atlantique à l’Oural, et non de Washington à Bruxelles ». Les signaux envoyés à la Russie sont on ne peut plus clairs. Plus tôt dans la journée, Marine Le Pen regrettait devant la presse que la France ait reporté la livraison des navires de combat Mistral à la Russie et dénonçait les sanctions de l’Union européenne contre Moscou suite à l‘annexion de la Crimée, au printemps dernier.
Face aux micros, la présidente du FN n’a pu échapper aux questions sur les financements russes accordés au FN et révélés par Mediapart. Le dernier en date ? Les deux millions d’euros versés en avril dernier à l’association de financement de Jean-Marie Le Pen. Pour ces deux millions d’euros, « j’étais au courant », a reconnu la présidente du Front national. En revanche, Marine Le Pen assure que la présence des hauts responsables russes n’a rien à voir avec ce prêt. « Si une banque française, européenne et même pourquoi pas, américaine, veut nous prêter ou reprendre notre crédit, nous signerons demain matin. Ça ne changera pas un iota de la vision que le FN a en matière géopolitique », a-t-elle insisté.
Interrogé également sur les deux millions versés au micro-parti de Jean-Marie Le Pen, Andreï Issaïev, le vice-président de la Douma, botte en touche. « Si les banques existent, c’est pour faire des crédits, non ? Ou alors j’ai raté quelque chose »,dit-il en remettant sa cravate rouge. « Les pouvoirs russes ne soutiennent aucun parti. Chaque parti doit le décider seul », martèle-t-il.
Jean-Marie Le Pen, lui, choisit de rester plus vague sur le prêt de deux millions d’euros octroyés par une société chypriote dirigée par un ancien du KGB. Dans son langage habituel, le président d’honneur du Front national fait remarquer qu’il « ne cherche pas quelle est la couleur du slip de la maîtresse du directeur de la banque »,lorsqu’il contracte un emprunt. Jean-Marie Le Pen n’en dira pas plus sur l’intermédiaire dans cette opération ni sur les taux d’intérêts. « Ça, c’est mon problème ! » s’exclame-t-il en détournant la tête. En revanche, il contracterait volontiers d’autres emprunts par la suite, en Russie et ailleurs.
Il s’étend volontiers aussi sur ses amis russes. D’ailleurs, il aimerait rencontrer le président russe Vladimir Poutine, mais « j’attendrai son invitation », rassure-t-il.
À la droite de Jean-Marie Le Pen se trouve son ami de quinze ans, Alexandre Droban, professeur de sciences politiques à l’université de Moscou et auteur d’un ouvrage au titre évocateur, Année de gloire de la Russie – 1812 (Éd. Economica). Alexandre Droban confirme le rapprochement entre le FN et la Russie, mais pour lui, « l’histoire des prêts, c’est un petit détail de l’activité financière qui n’a pas d’importance grandiose. L’aspect général de coopération est nécessaire pour nos deux pays, avec les intermédiaires. Vous avez remarqué que la banque qui a donné 9 millions au Front National est tchéquo-russe, donc les Tchèques, les Serbes peuvent servir d’intermédiaires, d’auxiliaires, dans notre grande collaboration. C’est une petite transaction financière, entre amis qui sympathisent », lâche-t-il.
Tous les responsables interrogés s'efforcent de minimiser ces financements russes obtenus pour certains grâce à la médiation du député européen FN, Jean-Luc Schaffhauser. Dans la matinée, lors de l’assemblée générale, Wallerand de Saint Just, le trésorier du parti, a présenté son rapport moral devant les militants. Mais il n’a pas insisté sur les emprunts russes car « c’est quelque chose de parfaitement légal, qui était prévu… Florian Philippot proposait que les banques soient forcées de prêter aux candidats. C’est une piste. Il va peut être falloir en arriver là ».
Les cadres du parti ne se disent pas plus émus par la commission de 140 000 euros que reconnaît avoir perçu le député européen Jean-Luc Schaffhauser pour ses négociations avec la FCRB. Wallerand de Saint-Just prend sa défense en rappelant que Jean-Luc Schaffhauser a travaillé pendant plus d’un an pour débloquer ce prêt de 9 millions d'euros qui permettra de payer les campagnes électorales pour les élections régionales et départementales de 2015.
Et si cela fait grincer des dents dans le parti, Wallerand de Saint-Just estime que « ceux que ça agace, ce sont des jaloux congénitaux. Ils n’ont qu’à venir me parler et je leur expliquerai ». Pour Louis Aliot, cette rémunération n’est pas non plus étonnante : « 140 000 euros, ce n’est pas beaucoup, c’est seulement 1 % des 10 millions »,calcule rapidement le vice-président chargé de la formation et des manifestations.
Puis Louis Aliot ajoute : « Quand on a évoqué la Russie ce matin, il y a eu beaucoup d’applaudissements ; je pense sincèrement que les adhérents du Front ont beaucoup de sympathie pour la Russie et monsieur Poutine. » Cette première journée de congrès a été ainsi marquée par la « camaraderie » russe. Ce dimanche, les militants discuteront des résultats officiels des votes qui ont placé la jeune députée Marion Maréchal-Le Pen en tête des élections du comité central et relégué le vice-président, Florian Philippot, à la quatrième position.
BOITE NOIRELe Front national a refusé lundi 24 novembre d'accréditer Mediapart et « le Petit Journal » de Canal Plus à son congrès. Notre journaliste Marine Turchi, qui suit la formation d'extrême droite, a été à trois reprises cette année interdite ou refoulée de manifestations du Front national (pour plus de détails, lire ici). Le vice-président du FN, Florian Philippot, a expliqué cette interdiction le jour même sur i-Télé : « Ce sont des militants anti-Front national. (…) Ce ne sont pas des médias, ce ne sont pas des journalistes. »
Mediapart n'a nullement l'intention de se plier aux interdictions professionnelles édictées par le FN et à ses offensives répétées contre les journalistes et la presse indépendante. Nous entendons demeurer libres de nos choix, de couvrir ou non telle ou telle manifestation du FN. Au vu de l'importance de ce congrès et de l'impact de nos révélations sur les financements russes du FN, nous avons décidé de le couvrir. Un confrère s'est donc fait accréditer et couvre pour nous ce congrès du FN. Nous l'en remercions vivement. Nos lecteurs comprendront que pour d'évidentes raisons de sécurité, nous ne révèlerons pas l'idée de ce confrère. C'est pourquoi cet article est signé Pseudonyme.
A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : Pourquoi quitter Facebook?