C’est un accord financier global hors norme que le Front national a sollicité auprès de Moscou. Du jamais vu dans l’histoire des partis politiques. La somme de 40 millions d'euros au total a été demandée à ses interlocuteurs russes par le FN pour financer son activité politique, selon les informations obtenues par Mediapart. Même s’il s’agit de fonds que le parti s’engage à rembourser, ce financement pose la question de l’ingérence d’un État étranger dans la vie politique française.
Révélé le 22 novembre par Mediapart, le prêt de 9 millions d’euros obtenus de la First Czech Russian Bank (FCRB) ne serait qu’une « première tranche » de l’argent obtenu à Moscou par Marine Le Pen. Des responsables du Front national ont confirmé les proportions communiquées à Mediapart. « Une première tranche a été débloquée sur un prêt de 40 millions, a indiqué un membre du bureau politique à Mediapart. La tranche de 9 millions est arrivée, 31 vont suivre. »
Bernard Monot, conseiller « à la stratégie économique » de Marine Le Pen et député européen, indique à Mediapart qu’il n’y a pas eu « une demande ferme », en revanche « un besoin de financement global exprimé, sans doute, dans les discussions avec la banque ». « Le besoin potentiel est de 45 millions jusqu’à la présidentielle et les législatives, explique-t-il. On y va pas à pas. On affinera ça au fur et à mesure. » Cet ancien haut fonctionnaire de la Caisse des dépôts ne cache pas avoir « fait venir » Jean-Luc Schaffhauser pour rechercher des prêts auprès des établissements russes avant même qu’il soit élu député européen. « On est sur un financement au long cours », poursuit-il.
« Il n’y a pas de première tranche ou de deuxième tranche, simplement moi j’ai toujours dit que d’ici les législatives on avait besoin de 35 à 40 millions d’euros, a commenté de son côté le trésorier du Front national, Wallerand de Saint-Just, joint par Mediapart. On n’a jamais, à ma connaissance, en Russie, parlé, avec cette banque, de plus de 10 millions. » Le trésorier n’exclut pas que lors « d’autres discussions » qu’avec lui le sujet ait été évoqué : « Parce que je pense que Schaffhauser les a peut-être vus à d’autres moments », indique-t-il. Ce dernier dit ne pas être concerné par ce montant, renvoyant vers « d’autres filières ».
Marine Le Pen a rejeté, dans Le Monde, l’idée que l’obtention d’un prêt « détermine (sa) position internationale » : « Ces insinuations sont outrancières et injurieuses. Cela fait longtemps que nous sommes sur cette ligne (pro-Russe, ndlr) », a-t-elle déclaré au Monde. La présidente du FN, qui a effectué deux visites – l’une officielle, l’autre privée – à Moscou, en juin 2013 et avril 2014, s’y serait aussi rendue en février 2014. Selon deux responsables du FN contactés par Mediapart, elle y aurait alors rencontré Vladimir Poutine.
Selon le quotidien russe Kommersant, l’un des nombreux médias à reprendre l’information, cité par RFI, l’opération « n’aurait pas pu se réaliser sans l’aval des autorités russes ». Plusieurs médias soulignent les liens de l’établissement bancaire avec l’État russe, à travers son nouveau propriétaire, Roman Yakubovich Popov, ancien cadre financier de la firme Stroytransgaz.
Alors qu’elle a justifié, dans Le Monde, « l’urgence » pour son parti d’emprunter des fonds, à quatre mois des départementales, Marine Le Pen a elle aussi fait allusion à l’importance des besoins financiers du FN : « En tout, avec les régionales, c’est 30 millions, a-t-elle répondu au Monde. Nous disposons de 5 millions d’euros de subventions par an. Nous n’avons plus de biens immeubles. On est obligés de souscrire des prêts, dans des établissements français ou étrangers. »
La présidente du Front national a assuré que l’opération « n’est pas secrète » : « Les instances du parti étaient au courant et j’ai demandé à Wallerand de Saint-Just (le trésorier du parti, ndlr) qu’il en fasse état dans son rapport moral qu’il présentera aux militants lors du congrès le 28 novembre », a-t-elle assuré au Monde. Fin octobre, elle avait curieusement prétendu « attendre des réponses » des banques, alors que le prêt avait été signé un mois plut tôt.
Fin octobre, Wallerand de Saint-Just expliquait à Mediapart avoir « un gros problème de financement » entre « le moment où les candidats sont investis et le moment du remboursement ». Le financement public du Front national a pourtant été multiplié par trois depuis 2012, passant de 1,7 million à 5,5 millions d’euros de dotation annuelle.
Le négociateur du prêt auprès de la FCRB, le député européen Jean-Luc Schaffhauser, a admis avoir lui-même perçu, « en septembre », une rémunération de « 140 000 euros » pour son rôle, comme l’ont indiqué l’AFP et Le Canard enchaîné. « C’était la commission forfaitaire de la banque », explique l'eurodéputé à Mediapart. L’élu revendique avoir été légitimement rémunéré, ayant « préparé un dossier en amont, traduit en anglais » avec son avocat d’affaires. Il soutient avoir engagé ces contacts « en juin 2013 », et effectué « un travail qui avait eu lieu bien avant (s)on élection », en juin 2014.
Jean-Luc Schaffhauser précisé à l’AFP qu’il lui « fallait un défraiement », et s’être « entendu avec la présidente » (du FN, ndlr) sur ce point. L'élu se trouve de fait dans une position extrêmement délicate, puisqu’il bénéficie ainsi lui-même du prêt qu’il a négocié. Selon ses explications, les 140 000 euros auraient été payés par la banque russe, via une structure basée au Luxembourg qu’il refuse de dévoiler. Il est contredit par le trésorier du FN, et signataire du prêt, Wallerand de Saint-Just, qui a indiqué à Mediapart que le Front national, et non la banque, avait payé cette somme : « De toute façon, c’est au débit du Front national, ce n’est pas la banque qui a payé. »
« S’il y a un conflit d’intérêts, c’est au parlement européen d’en décider, se défend Jean-Luc Schaffhauser. Je ne vois pas en quoi il y a un conflit d’intérêts puisque je continue mon activité. Il est normal que je me rende utile dans mes compétences professionnelles. J’étais consultant. Vous croyez que du jour au lendemain on abandonne ses clients ? » L’eurodéputé a en effet précisé dans sa déclaration d’intérêts avoir été consultant spécialisé dans « l’implantation de sociétés à l’étranger et dans la recherche de financement pour sociétés », mentionnant plusieurs sociétés et notamment le groupe Dassault pour lequel il dit avoir travaillé « jusqu’en 2007 ».
Le parlement européen pourrait s’interroger aussi sur l’indépendance de cet élu alors qu’il a été rémunéré par une banque russe, dans ce contexte d’un soutien financier apporté par la Russie au Front national. Son apparition en politique – aux municipales puis aux européennes – est en tout cas le prolongement de son engagement pro-russe. L’homme d’affaires avait déjà servi d’intermédiaire au rapprochement entre le Vatican et la Russie, dans les années 1990.
Le déblocage du prêt par la FCRB est le résultat de la mobilisation d’Alexandre Babakov, député de la Douma, et ancien chef du parti nationaliste Rodina au milieu des années 2000, qui est l’un des contacts privilégiés de Jean-Luc Schaffhauser. Chargé d’une commission en charge du développement du complexe militaro-industriel de la Fédération de Russie, le député russe, qui dispose de plusieurs biens immobiliers de prestige à Paris (lire notre enquête), est visé par les sanctions de l’Union européenne consécutives à l’intervention russe en Ukraine.
Sollicitée par Mediapart mercredi, par l'intermédiaire de son chef de cabinet, Marine Le Pen a fait savoir qu'elle « ne répond(ait) pas ». Après la publication de notre article, la présidente du FN a réagi sur Twitter puis auprès de l'AFP. « C'est fantaisiste, délirant. Il n'a jamais été question d'un prêt de 40 millions d'euros. Nous avons sollicité 9 millions d'euros et nous avons obtenu 9 millions d'euros », a-t-elle déclaré à l'AFP. « Dire que les campagnes électorales nécessitent un besoin financier de 30 millions d'euros, qui sont remboursables, pour l'ensemble des élections dans les cantons et pour les régionales, c'est autre chose », a-t-elle ajouté.
BOITE NOIREMise à jour: cet article a été actualisé à 23h45 avec la réaction de Marine Le Pen à l'AFP.
A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : Pourquoi quitter Facebook?