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La « liste » Condamin-Gerbier : itinéraire d’une non histoire

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Un étrange phénomène vient de frapper la France et la Suisse : la fumée sans feu. Ainsi, à en croire Me Edmond de Braun, l’avocat du financier français Pierre Condamin-Gerbier, la « liste » de son client comportant des noms de personnalités françaises détentrices de comptes non déclarés en Suisse « n’a jamais existé ». C’est du moins les propos que lui a attribués, le 16 août dernier, le quotidien suisse Agefi, très proche des milieux financiers et bancaires genevois.

Dans la torpeur du mois d’août, l’“information” a eu son petit effet : reprises des agences de presse, articles sur les sites de grands journaux, échos dans leurs éditions papier… C’était entendu, ou presque. L’affaire se dégonflait et Pierre Condamin-Gerbier est un mythomane qui a inventé cette histoire de « liste » explosive pour se sauver d’une mauvaise passe personnelle suite à plusieurs déboires professionnels.

Pierre Condamin-GerbierPierre Condamin-Gerbier© dr

La vérité pourrait prêter à sourire si le principal intéressé, témoin clé de l’affaire Cahuzac et lanceur d’alerte sur les pratiques de fraude fiscale du système bancaire suisse auquel il a longtemps appartenu, n’était pas en train de croupir dans une prison genevoise, après une interpellation qui a suscité l’indignation de plusieurs parlementaires français (ici ou ).

Car de « liste », Pierre Condamin-Gerbier n’a en vérité jamais parlé ! Voici ce qu’il déclarait le 3 juillet devant les députés de la commission Cahuzac : « En vingt ans d’expérience, j’ai été le témoin direct ou indirect d’un certain nombre de dossiers. J’aime peu la terminologie de liste car s’il s’agit de sortir une feuille A4 avec quinze noms dessus, cela ne vaut que le papier sur lequel c’est imprimé ». Cette “liste” n’est rien d’autre qu’une bulle médiatique, qui explose aujourd’hui à la face de ceux qui l’ont créée.

Dans un entretien avec Mediapart le 19 août, l’avocat commis d’office de Condamin-Gerbier s’est d’ailleurs montré nettement moins affirmatif que dans son interview à l’Agefi une semaine plus tôt : « J’ai le sentiment que la liste n’existe pas, mais personne n’en sait rien ». « À ma connaissance, personne n’a sorti de liste, ni les journalistes, ni les députés, ni les magistrats. Or tant qu’on n’aura pas démontré que la liste existe, elle n’existera pas », précise Me de Braun, qui parle d’une « situation qui ne peut pas être résolue à ce stade. »

L’avocat ne se prive pas d’ajouter que « c’est un secret de Polichinelle qu’il y avait parmi la classe politique française des gens qui mettaient leur argent en Suisse ». Aurait-il, lui, une “liste” ? Bien sûr que non.

Mais comme nous l’avons déjà raconté à plusieurs reprises, ce « secret de Polichinelle » a été confié par Condamin-Gerbier à Mediapart, ainsi qu’à notre confrère de La Croix, Antoine Peillon, spécialiste des questions de fraude fiscale, à l’occasion d’un long entretien de six heures qui a eu lieu le 29 mai dans les salons privés d’un grand hôtel de Genève.

Oui, le financier français, ancien directeur associé de la banque genevoise Reyl où Jérôme Cahuzac avait déposé certains de ses avoirs occultes, a livré plusieurs noms de personnalités françaises dont il dit avoir été le témoin direct ou indirect de leurs pratiques d’évasion fiscale. Mais toujours pas de liste. « Dans sa longue histoire, il a croisé des noms. Il n’y a pas de liste, il n’y a pas de listing de noms. Pour nous journalistes, ces noms n’existent pas tant qu’il n’y a pas de vérifications », expliquait ainsi le directeur de Mediapart, Edwy Plenel, le 17 juin, sur le plateau de l’émission Mots Croisés (la vidéo peut être vue ici).

En prison depuis le 5 juillet, Pierre Condmain-Gerbier n’est pas détenu pour avoir inventé des faits, mais pour avoir trahi le secret bancaire suisse – qui relève quasiment de la sûreté nationale de l’autre côté des Alpes – en confiant certaines informations sensibles aux autorités d’un pays étranger. C’est ce qui lui vaut d’être poursuivi aujourd’hui pour espionnage économique.

Dans une décision du tribunal pénal fédéral datée du 6 août, on peut par exemple lire que celui qui est parfois surnommé “PCG” a « confirmé aux autorités françaises les noms de certains clients auprès de divers établissements bancaires pour lesquels il travaillait », puis qu’il a fourni certains « éléments de preuves à une partie tiers ».  

Le drapeau suisse flottant sur Genève. Le drapeau suisse flottant sur Genève. © Reuters

Pour comprendre le véritable enjeu de ce dossier, la chronologie des faits n’est pas indifférente. C’est seulement trois jours après son audition à Paris devant les juges anti-corruption Renaud Van Ruymbeke et Roger Le Loire, chargés d’une enquête sur le système Reyl, que Pierre Condamin-Gerbier a été interpellé et enfermé en Suisse, sitôt rentré chez lui.

Le financier avait commencé à livrer ses premiers secrets. Devant les deux magistrats, “PCG” avait donné des informations précises sur les activités offshore de l’homme d’affaires français Alexandre Allard en lien avec l’ancien ministre Renaud Donnedieu de Vabres (UMP). Il avait également cité, mais avec plus de prudence, le nom de Laurent Fabius (PS), sa famille pouvant détenir des avoirs non déclarés en Suisse au travers du marché de l’art. Son arrestation subite, qui a eu lieu le lendemain de la publication d’un article de Mediapart sur ses premières confessions judiciaires (article cité par le tribunal pénal fédéral de Genève pour justifier l'incarcération…), a par conséquent empêché la possibilité de toute autre audition.

C’est pour cette raison que Condamin-Gerbier est à l’ombre. Il ne doit plus parler. Pour cause : dans d’autres affaires traitées par la justice française, son témoignage a été pris très au sérieux.

Sans lui, l’affaire Cahuzac n’aurait probablement jamais abouti. Entendu à Annecy début février par un policier de la Division nationale des investigations financières et fiscales (Dniff), “PCG” a permis aux enquêteurs d’établir le rôle crucial du gestionnaire de fortune Hervé Dreyfus au sein de la banque Reyl, comme étant l’un des principaux organisateurs des montages offshore de plusieurs personnalités françaises. Intime de Cécilia Sarkozy et proche de son ancien mari, Hervé Dreyfus fut en effet le chargé d’affaires de Jérôme Cahuzac.

Et dans l’affaire UBS, où il a travaillé une année durant à Genève, Condamin-Gerbier a livré aux douanes judiciaires de précieuses informations sur les mécanismes de fraude fiscale mis en place au sein du géant bancaire, depuis mis en examen comme personne morale par la justice. « Ce n’est ni un fou, ni un mythomane, assure désormais son avocat. Les enquêteurs français l’ont convoqué et en tant que citoyen français, il a répondu. Le fait est qu’il était choqué par une certaine classe politique française et par certaines situations ».

Le 25 février 1967, la plus journaliste des philosophes, Hannah Arendt, avait senti le coup venir dans un article du New Yorker passé à la postérité, Truth and Politics : « Même dans le monde libre, où le gouvernement n’a pas monopolisé le pouvoir de décider ou de dire ce qui est ou n’est pas factuellement, de gigantesques organisations d’intérêts ont généralisé une sorte de mentalité de la raison d’Etat, qui était auparavant limitée au traitement des affaires étrangères et, dans ses pires excès, aux situations de danger clair et actuel ». En Suisse, la raison d'État porte un autre nom : le secret bancaire. Après avoir été son salarié, Condamin-Gerbier en est aujourd'hui le prisonnier.

A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : Mochélan


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