Dans l’interminable histoire du scandale Tapie, qui dure depuis bientôt vingt-cinq ans, ce 25 novembre 2014 devrait être une journée historique : c’est en effet ce mardi que la cour d’appel de Paris examine le recours en révision engagé par les structures publiques concernées contre le célèbre arbitrage au terme duquel une sentence avait été rendue, le 7 juillet 2008, allouant 405 millions d’euros à Bernard Tapie. Au terme de l’arrêt de cette juridiction, qui devrait sans doute être rendu au début du mois de janvier 2015, l’homme d’affaires pourrait donc être condamné à rendre le magot qu’il a perçu indûment. Ce qui ne veut pas dire pour autant que l’État va récupérer le pactole, qui a été prélevé sur fonds publics.
Dans le maquis complexe des poursuites judiciaires qui ont été engagées depuis que des soupçons de fraude pèsent sur l’arbitrage, on finit certes par se perdre. Il y a d’abord une procédure qui vise l’ex-ministre des finances, Christine Lagarde, actuelle directrice générale du Fonds monétaire international (FMI) : elle a été mise en examen par les magistrats de la Cour de justice de la République (CJR) pour « négligences » ayant pu conduire à un détournement de fonds publics. Il y a aussi une information judiciaire qui est ouverte depuis septembre 2012 et au cours de laquelle ont été mises en examen pour « escroquerie en bande organisée » une ribambelle de personnalités, dont Bernard Tapie lui-même ; son avocat Me Maurice Lantourne ; l’un des arbitres Pierre Estoup, ancien président de la cour d'appel de Versailles ; l’ancien directeur de cabinet de la ministre des finances, Stéphane Richard, devenu dans l’intervalle patron du groupe Orange ; Jean-François Rocchi, l’ancien président du Consortium de réalisation (CDR), la structure publique de défaisance dans laquelle ont été cantonnés en 1995 les actifs douteux de l’ex-Crédit lyonnais ; et plus récemment, l’ancien haut fonctionnaire Bernard Scemama, qui a présidé l’Établissement public de financement et de restructuration (EPFR), lequel établissement public était l’actionnaire à 100 % du CDR.
Les mêmes deux hauts fonctionnaires Jean-François Rocchi et Bernard Scemama, ainsi que Stéphane Richard, sont par ailleurs renvoyés devant la Cour de discipline budgétaire et financière. Et enfin Frank Mordaq, le comptable public de l’EPFR, qui a fait deux virements au profit de Bernard Tapie (152 et 116 millions d'euros) : il a déjà été jugé par la Cour des comptes, sur des présomptions d’irrégularités, mais les magistrats ont décidé un sursis partiel à statuer, dans l’attente de la décision que prendra la cour d’appel de Paris.
Car précisément, en plus de toutes ces procédures, il y en a donc une autre qui est engagée par l’État (en clair par l’EPFR et le CDR) au plan civil, pour tenter de récupérer les sommes qui ont été allouées à Bernard Tapie. C’est cette procédure qui arrive ce mardi devant la cour d’appel, qui va devoir décider si l’arbitrage a été ou non irrégulier. On comprend donc qu’il s’agit pour l’État comme pour Bernard Tapie d’une échéance décisive.
Certes, comme à son habitude, Bernard Tapie joue les flambeurs, et dit à qui veut l’entendre que l’État est bien loin d’être dans son droit et plus loin encore de récupérer sa mise. Il fait en effet valoir que l’arbitrage qui a fait sa fortune est un arbitrage international, au motif notamment que Adidas, au cœur de la confrontation judiciaire, est une entreprise allemande : il a donc engagé une procédure parallèle devant le tribunal de commerce de Paris, car dans ce cas c’est cette juridiction qui est compétente, et il lui revient, s’il est établi que l’arbitrage a été entaché d’irrégularités, de reconstituer un tribunal arbitral, soit le même si c’est possible, soit un nouveau si cela ne l’est pas – notamment parce que l’une des irrégularités serait imputable à l’un des premiers arbitres.
Mais en vérité, tous les juristes consultés par Mediapart donnent bien peu de chances d'aboutir à la tentative de Bernard Tapie de reconstituer un tribunal d’arbitres. Car mettant face à face d’un côté Bernard Tapie, de l’autre le CDR et l’EPFR, qui sont deux structures françaises, l’arbitrage initial était à l’évidence un arbitrage interne. Et dans ce cas, c’est donc bel et bien la cour d’appel qui est compétente, d’abord pour examiner le recours en révision et ensuite pour juger l’affaire sur le fond, c’est-à-dire condamner ou non Bernard Tapie à rendre son magot.
L’issue de cette confrontation judiciaire semble donc désormais assez peu incertaine – et c’est pour cela que l’audience de ce mardi devant la cour d’appel apparaît comme décisive : l’État est sans doute une bonne fois pour toutes en train de gagner sa confrontation judiciaire. Et cela n’aura pas été sans mal. D’abord parce que, sous le précédent quinquennat, Nicolas Sarkozy et ses plus proches collaborateurs auront tout fait pour entraver le cours de la justice, alors que l’État, au lendemain d’un arrêt de la Cour de cassation en octobre 2006, était déjà à deux doigts de l’emporter. Ensuite parce que depuis l’alternance, les dirigeants socialistes ont eux-mêmes, volontairement ou non, multiplié des maladresses pour le moins stupéfiantes. Ainsi l’éphémère et maladroit ex-ministre des finances, Pierre Moscovici, a-t-il fait une déclaration tonitruante, la veille de l’audition de Christine Lagarde devant la Cour de justice de la République, assurant que la France apporterait toujours quoi qu’il arrive son soutien à la patronne du FMI – ce qui constituait une invraisemblable pression sur les magistrats.
Et si l’État a renouvelé beaucoup des avocats qui le conseillaient (si mal et si onéreusement !) lors de l’arbitrage, le CDR a pourtant gardé l’un de ses conseils, Me Jean-Pierre Martel. Et ce choix est pour le moins surprenant. D’abord parce que l’avocat en question a commis de nombreuses erreurs en 2007-2008, qui ont contribué à faire perdre l’État face à Bernard Tapie. Et puis le même avocat a commis une autre erreur magistrale, en engageant un recours en annulation de l’arbitrage (c’est une procédure légèrement différente du recours en révision), alors que les meilleurs experts, parmi lesquels le grand spécialiste du droit de l’arbitrage, le professeur Thomas Clay, assuraient que le recours serait hors délai. Or, c’est exactement ce qui est advenu : ce premier recours en annulation a été rejeté par la cour d’appel en avril dernier pour la raison que le professeur Clay avait pronostiquée à l’avance. En clair, Me Martel a fait perdre une bonne année à l’État.
Mais cette fois, le nouveau recours semble avoir beaucoup plus de chances de porter ses fruits. C’est l’avis de la plupart des experts : Bernard Tapie a désormais de très bonnes probabilités d’être condamné à rembourser les sommes qu’il a indûment perçues. C’est donc ce qui va se jouer ce mardi devant la cour d’appel de Paris. Mais une chose est que Bernard Tapie soit condamnée au civil – avant un éventuel renvoi au pénal devant un tribunal correctionnel – à rendre son magot ; autre chose est que l’État puisse le récupérer vraiment. Car si par précaution, les magistrats instructeurs ont placé sous séquestre une partie des biens de Bernard Tapie qu’ils ont pu identifier, ils savent que la « traçabilité » de sa fortune est encore bien loin d’avoir été établie. En particulier, ils ont la présomption qu’une partie des sommes perçues sont parties vers Hong Kong, qui est devenue l’une des places financières les plus réputées dans le gotha des gens ultra-riches, depuis que la Suisse est devenu un pays (relativement) coopératif. Car, coopérative, la place de Hong Kong ne l’est pas du tout.
L’interminable feuilleton Tapie – on peut retrouver ici les quelque 300 enquêtes que nous lui avons déjà consacrées – est encore bien loin d’être terminé…
Pour quiconque voudrait se remémorer le cœur du scandale, on peut aussi visionner ci-dessous "l'édito vidéo" que Mediapart lui avait consacré dès le 16 octobre 2008 :
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