Depuis près d'une semaine, le bilan des morts ne cesse de s'alourdir en Égypte. Le ministère de la santé établit désormais à 800 le nombre de morts depuis mercredi 14 août. Mais Hassiba Hadj Sahraoui, directrice du programme Maghreb Moyen-Orient à Amnesty International, table sur beaucoup plus, comme elle le confie à Mediapart : « Ces chiffres sont une sous-évaluation car ils décomptent uniquement les personnes dans les hôpitaux et les morgues officielles. Or il existe des morgues de fortune, et les corps n'atteignent parfois jamais les hôpitaux. »
« Avec la chaleur, explique la militante des droits de l'homme, des centaines de corps ont commencé à se décomposer dans ces morgues, et les familles tentent de les préserver avec de la glace, mais elles les réclament pour pouvoir les enterrer. Nos chercheurs sur place ont compté 200 corps calcinés dans une mosquée proche de la place d'Al-Arabiya, et ils ne pensent pas qu'ils ont été comptabilisés non plus. » Hassiba Hadj Sahraoui nuance aussi les chiffres fournis par les Frères musulmans, « beaucoup trop élevés », selon elle.
Dans un rapport paru lundi 19 août, Salil Shetty, secrétaire général d'Amnesty International, fustige le « gouvernement intérimaire (qui) a déjà entaché son bilan en termes de droits humains, d'abord en ne recourant pas à des armes non létales pour disperser les sit-ins de manifestants pro-Morsi et en ne permettant pas l'évacuation des blessés en toute sécurité alors qu'il s'y était engagé ». Les hommes de terrain de l'ONG valident cette affirmation après avoir discuté avec des médecins légistes du Caire, leur disant que beaucoup de corps ont reçu des impacts de balle dans le dos. « Cela montre que ces gens fuyaient », analyse la responsable du pôle Maghreb Moyen-Orient.
« Au-delà des morts, il y a les blessés et les arrestations. Ces dernières sont facilitées par l'état d'urgence », poursuit-elle, rappelant que « l'état d'urgence permet de détenir des gens sans que des charges ne soient portées contre eux et sans être déféré devant un juge, et implique des risques de tortures ».
Pendant ce temps, le chaos politique est total. Tandis que l'ex-président Mohamed Morsi, renversé le 3 juillet, est accusé de « complicité de meurtres », la cour criminelle du Caire a ordonné la libération de l'ex-dictateur Hosni Moubarak, ont rapporté Bloomberg et l'AFP. Cette libération est conditionnelle, Hosni Moubarak étant toujours dans l'attente de son procès pour avoir ordonné le meurtre de manifestants en février 2011.
Selon le politologue de l'Institut de recherche et d'études sur le monde arabe et musulman (IREMAN) François Burgat, « cela montre bien que le mouvement politique qui a eu lieu n’avait pas pour but de mettre fin aux excès autoritaires du président Morsi pour relancer le processus démocratique ».
Le guide suprême des Frères musulmans, Mohamed Badie, arrêté hier, a quant à lui été transféré à la prison de Tora pour quinze jours de détention provisoire, a révélé le ministère de l'intérieur à Al Jazeera. Au moins cinq mandats d'arrêt ont été lancés contre Mohamed Badie, notamment pour incitation à la violence, insultes et calomnies envers les autorités judiciaires. Son bras droit Mahmoud Ezzat le remplace temporairement au poste de guide suprême.
L'annulation d'une marche des Frères musulmans dimanche et l'interdiction des milices anti-islamistes ont offert en Égypte une journée de calme relatif. Mais des incidents ont repris dès la soirée, dimanche, et 350 partisans de Morsi manifestaient dans le quartier de Maadi, le 19 août. Dans le Sinaï, hier, des militants armés de grenades ont tué 25 policiers dans l'attaque à la roquette de deux minibus se rendant à Rafah, à la frontière de la bande de Gaza.
Alors que des manifestations ont encore lieu à Assiout, dans le Nord-Sinaï, à Helwan, Al-Sharquia, Sohag et au Caire, dans les zones dévastées la semaine dernière, la reconstruction est déjà de mise. La vidéo ci-dessous illustre les travaux de la mosquée de Rabaa, au Caire :
De son côté, la communauté copte a été prise pour cible par des manifestants pro-Morsi, accusée d'avoir encouragé la chute de l'ancien président. « On observe une recrudescence des attaques envers les Coptes, surtout dans les villages de la haute Égypte. Dans un village d'Al-Menya, toute la communauté musulmane s'en est prise aux Coptes et les forces de sécurité ont eu toute la journée pour intervenir, mais n'ont agi qu'en fin de journée pour évacuer les femmes et les enfants, laissant les hommes se faire lyncher », relate Hassiba Hadj Sahraoui, d'Amnesty International.
« D'après l'Union des jeunes de Maspero [qui rassemble des militants coptes, ndlr], 38 églises ont été incendiées et 23 autres partiellement détruites dans tout le pays. Plusieurs dizaines de maisons et de commerces ont été pillés et/ou réduits en cendres. Plus de vingt attaques d'églises ont été recensées dans le gouvernorat d'Al-Menya, tandis que d'autres ont eu lieu dans les gouvernorats d'Alexandrie, d'Assiout, de Beni Suef, d'El-Faiyyoum, de Guizeh, du Sinaï-Nord et de Suez », précise un communiqué de l'ONG paru dans la nuit du 19 au 20 août.
« La communauté copte est totalement transformée en bouc émissaire, accusée d'avoir soutenu le coup d'État contre Morsi. Leur situation est absolument terrible », conclut la responsable du pôle Maghreb Moyen-Orient d'Amnesty International. Le communiqué précise qu'il s'agit d'« une hausse sans précédent des violences interconfessionnelles visant les Coptes ».
Dès le 15 août, quatre hommes avaient témoigné des attaques envers les Coptes dans la ville d'Al-Menya, sur une vidéo diffusée par la télévision égyptienne ONTV :
- Le premier, présent durant les faits, raconte : « On dirait une guerre, pire que la guerre... Ils s'en sont pris à nous comme s'ils étaient en guerre contre nous ! Ne sont-ils pas égyptiens, ces pauvres gens [les Coptes, ndlr] ? Pourquoi leur faire ça ? Ils ont cassé la porte et fait exploser une grande bouteille de gaz. »
- Le deuxième homme, copte, raconte : « Ils avaient marqué tous nos biens, ils ont ciblé uniquement nos magasins et nos églises. »
- Le troisième homme, un prêtre absent durant les faits, relate : « Regardez vous-même dans quel état est l'église. Il y en a pour plus de 3 millions de livres (égyptiennes), ils ont pillé son contenu et ont tout brûlé. Allez-y, filmez, il ne reste plus rien ! À minuit et demi, ils ont commencé par attaquer un orphelinat et ont brûlé des magasins, ils ont ensuite attaqué l'église avec des cocktails Molotov, et voilà ce qu'il en reste. Il semble qu'ils étaient aussi armés [montrant une douille], ensuite jusqu'à 3 h ou 4 h du matin ils ont fait le tour et ont brûlé deux pharmacies, l'orphelinat, un magasin de plastique, une école primaire pour filles et un collège. Que voulez-vous qu'on y fasse ? Je tiens à dire que le toit ne tient pas, qu'il faut évacuer car il risque de s'écrouler. Donc tout le monde dehors s'il vous plaît ! »
- Le quatrième homme, visiblement un garde, explique : « Moi et mon collègue étions à l'intérieur puis soudain, on s'est fait attaquer, ils nous ont jeté du feu [parlant des cocktails Molotov, ndlr] et nous avons couru pour nous réfugier. On ne pouvait rien faire car ils étaient armés. »
Le secrétaire général des Nations unies, Ban Ki-Moon, a condamné « sévèrement les attaques envers les églises, les hôpitaux et autres bâtiments. Rien ne justifie de cibler des civils ou de détruire des infrastructures ou propriétés si importantes pour le futur de l'Égypte ».
Dans certains villages, des habitants sunnites ont tenté de protéger la communauté copte. Sur BFMTV, le Père Youssef a raconté que des musulmans sont venus s'excuser pour les attaques commises par des pro-Morsi.
Sur le front diplomatique, la situation est également tendue. Le premier ministre turc a accusé Israël, ce mardi 20 août, d'être à l'origine du renversement du gouvernement de Morsi par les militaires, relate l’AFP. « Nous en avons la preuve », a dit Recep Tayyip Erdogan, faisant allusion à des commentaires provenant du ministère de la justice israélien dans un forum français, en 2011, disant que Morsi ne serait pas capable de rester bien longtemps au pouvoir s'il gagnait les élections.
Selon l'historien de l'IREMAM, François Burgat, « pour les régimes qui se sentent moins fragiles sur leur base populaire, comme l’Iran ou la Turquie, une forme de solidarité “démocratique” avec la transition portée par les frères a joué ». Il ajoute : « De l’Algérie à l’Arabie Saoudite, on se rassure en vérifiant qu’une mobilisation populaire ne saurait durablement venir à bout d’un régime aussi solidement établi que le sien. »
Un article du Monde affirme pour sa part que « le coup d'État du 3 juillet en Égypte, et plus encore, la sanglante répression des rassemblements pro-Morsi, ont entraîné une vaste reconfiguration diplomatique au Proche-Orient, dont le principal perdant est le Qatar ». Le second « perdant » serait la Turquie.
Les États-Unis et l'Europe étudient la possibilité de suspendre l'aide financière à l'Égypte. « Nous sommes... profondément perturbés par les morts suspectes des Frères musulmans emprisonnés dans une prétendue tentative d'évasion dans une prison du Caire », a déclaré hier la porte-parole du gouvernement américain Jen Psaki. Trente-six détenus islamistes sont morts le 18 août, asphyxiés par des gaz lacrymogènes. Selon la police, ils essayaient de s'enfuir alors que leur convoi, qui transportait plus de 600 Frères musulmans faits prisonniers, était « attaqué ». Les partisans de Mohamed Morsi accusent la police de les avoir assassinés. La porte-parole américaine a déclaré que les États-Unis n'ont pas encore pris de décision quant au gel de l'assistance économique accordée à l'Égypte.
Selon le politologue François Burgat, la diplomatie américaine « n’a pas de véritable autonomie ni par rapport à ses puissants “alliés” de Tel Aviv ni par rapport aux interlocuteurs préférés par les Israéliens que sont les militaires égyptiens ». « L’État hébreu était très défavorable à l’arrivée au pouvoir des Frères musulmans, qui riment dans leur esprit avec “Hamas” ou “Hezbollah”, et le cabinet israélien n’a d'ailleurs pas manifesté la moindre réticence à l’égard du coup d’État militaire », poursuit-il.
Les chefs de la diplomatie se réuniront à Bruxelles, mercredi 21 août, afin de décider de la suspension des aides financières. Selon le politologue, « on a connu la température de l’attitude européenne lorsque Catherine Ashton, sortant d’une entrevue de deux heures avec le président Morsi, a dit : “Je ne me permettrais pas de vous transmettre un quelconque message du président Morsi car j’aurais peur de déformer ses propos.” Ce jour-là, Morsi devait lancer un appel à la communauté internationale pour condamner le coup d’État qui s’est déroulé. »
« Ashton n’a jamais fait qu’aider les militaires à se rendre acceptables, mais ne les a jamais contrariés, je ne vois pas pourquoi les diplomates européens iraient plus loin que ce qu’ils ont fait jusqu’à présent pour ramener l’Égypte dans le cadre de la légalité constitutionnelle, c’est-à-dire à peu près rien », tranche François Burgat, estimant très peu probable que l'Union européenne coupe l'aide financière à l'Égypte.
De son côté, le chef de la diplomatie saoudienne Saoud al-Fayçal a déclaré hier : « Ceux qui menacent d'arrêter leur aide à l'Égypte doivent réaliser que la nation arabe et islamique n'hésitera pas à lui apporter son aide. »
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