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Des sociétés HLM spéculent toujours sur les marchés

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Officiellement, les ravages de la crise financière ont vacciné les collectivités locales ou les organismes de logement social contre le virus de la spéculation. Ni placements hasardeux ni recours à des produits « toxiques » : après avoir essuyé ces dernières années des pertes importantes, ces collectivités ou organismes seraient tous rentrés dans le droit chemin, celui de la vertu financière.

Tous, sans exception ? Eh bien, non ! Contre toute attente, une nouvelle controverse est en train de rebondir. Et elle est d’autant plus surprenante qu’elle met en cause la Société nationale immobilière (SNI), qui est l’une des grandes filiales de la Caisse des dépôts et consignations (CDC) et le premier bailleur social en France. Les administrateurs locataires des deux plus grandes sociétés HLM de la région d’Île-de-France, Osica et Efidis, viennent en effet, selon nos informations, d’adresser une lettre à Pierre-René Lemas, nouveau directeur général de la CDC et président du conseil de surveillance de la SNI, pour l’alerter sur de mystérieuses opérations financières – dans le sabir anglo-saxon, on appelle cela des swaps – qui auraient fait perdre des dizaines de millions d’euros aux organismes HLM, qui sont sous la tutelle de la SNI ou dont la SNI gère la trésorerie et l’endettement.

L’interpellation des administrateurs salariés ne constitue pas une mise en cause de Pierre-René Lemas, car il vient d’entrer en fonction l’été dernier et ce dossier des swaps est l’un de ceux qu’il a trouvés en héritage. Mais elle concerne au premier chef l’un de ses principaux collaborateurs, André Yché, qui dirige depuis de longues années la SNI et qui a déjà été au centre de nombreuses polémiques (lire notre « boîte noire »). Interpellation qui soulève deux interrogations : à quel montant les pertes globales sur ces swaps durant la période 2008-2012 peuvent-elles être évaluées ? Des documents confidentiels consultés par Mediapart permettent, sur quelques sociétés HLM – et pas sur toutes –, d’arriver à un chiffre de pertes de près de 80 millions d’euros. Et sur ce montant, quelle est la part des opérations spéculatives ?

Avant de comprendre les raisons pour lesquelles ces questions graves sont soulevées, examinons d’abord l’alerte des administrateurs locataires des sociétés HLM Osica et Efidis. Voici la lettre confidentielle qu’ils ont adressée le 5 novembre 2014 à Pierre-René Lemas :

Un passage retient tout particulièrement l’attention. Au détour de leur courrier, les administrateurs font en effet valoir que les deux sociétés – dans le jargon du métier, il s’agit d’Entreprises sociales pour l’habitat (ESH) – ont perdu des sommes considérables dans des opérations de swaps. Un swap (ici la définition sur Wikipedia) est ordinairement un produit financier dérivé qui permet à deux banques ou établissements spécialisés d’échanger des produits divers : il y a des swaps de taux d’intérêt, comme il y a des swaps sur des devises ; il y a donc des swaps potentiellement non dangereux qui portent sur des taux fixes, mais il existe des swaps hautement dangereux, portant sur des produits volatils, comme les devises…

Lisons donc cette alerte des administrateurs locataires : « Le groupe SNI gère via un GIE les emprunts et la trésorerie des deux ESH. Elle fait partie des rares sociétés du logement social qui utilisent les swaps alors que leurs risques financiers sont importants et que certains produits sont spéculatifs (la presse s’en est fait largement l’écho). Cela a pour conséquence que la dette est largement couverte par des swaps depuis 2008 et cela continue, alors que nous sommes dans le logement social avec des taux du livret A bas », disent d’abord les administrateurs.

Et après avoir déploré de ne disposer que de très peu d’informations sur le sujet, en dehors de celles fournies par la Mission interministérielle d’inspection du logement social, les administrateurs ajoutent : « Seul le rapport de la Miilos nous permet de comprendre que les pertes sur les swaps ont représenté 23,45 millions d’euros entre 2008 et 2012 pour Efidis et 44,7 millions d’euros pour Osica entre 2010 et 2013 (nous n’avons pas les chiffres pour les deux autres années d’Osica). Comment le groupe SNI peut-il gérer les finances de ces deux ESH sans être responsable de la perte de plus de 68,15 millions d’euros, ce qui contribue à construire moins de logements sociaux en Île-de-France. À titre d’évaluation, cela représente la mise en chantier d’environ 3800 logements neufs pour 10 % de fonds propres, etc. »

Découvrant ces chiffres considérables de pertes, soit 23,45 millions d’euros entre 2008 et 2012 pour Efidis et 44,7 millions d’euros pour Osica entre 2010 et 2013, Mediapart a donc estimé qu’il était important d’essayer d’y voir clair. Pour comprendre d’abord d’où venaient ces chiffres et s’ils étaient exacts ; pour chercher ensuite à savoir si d’autres organismes HLM avaient essuyé des pertes aussi considérables ; pour chercher enfin à savoir si dans le lot considérable de ces pertes, certaines d’entre elles étaient imputables à des opérations toxiques…

D’abord, donc, cherchons à vérifier l’exactitude de ces chiffres : est-il concevable que la SNI ait fait perdre autant d’argent à Efidis (qui gère un patrimoine locatif de plus de 50 000 logements) et à Osica (plus de 53 000 logements) ? Dans son dernier rapport national (que l’on peut télécharger ici), la Miilos ne donne malheureusement aucune indication chiffrée sur les swaps. Le même service d’inspection réalise par ailleurs des rapports régionaux ou ciblés sur certains organismes, mais ils ne sont pas rendus publics. Pour établir l’authenticité de ces chiffres, Mediapart a donc cherché à mettre la main sur ces rapports confidentiels, qui circulent au ministère des finances comme au ministère du logement. Or, en de nombreux cas, nous y sommes parvenus. Et nous avons pu trouver la confirmation de ces chiffres.

Voici ci-dessous, pour commencer, les pages qui traitent des swaps, dans le rapport confidentiel de la Miilos sur Osica, qui est tout récent puisqu’il date d’août 2014.

Dans ce rapport, on retrouve la perte de 44,7 millions d’euros signalée dans la lettre des administrateurs : « Les pertes engendrées sur les swaps, de 2010 à 2013, entraînent une charge financière cumulée de 44,7 millions d’euros. La société Osica recourt à des swaps pour couvrir ses emprunts (…) Le taux de couverture des emprunts swapés représente 42 % de l’ensemble des encours. Les échanges de taux avec les organismes bancaires ont engendré une perte cumulée de 44,7 millions d’euros. »

Dans sa réponse à la Miilos, la SNI réfute ces constats : « Le montant évoqué sur les swaps additionne de façon contestable les intérêts payés liés à des couvertures de passage en taux fixe sur des encours à très long terme adossés au Livret A et des swaps appliqués à des projets bancaires libres souscrits à court ou moyen terme », dit-elle.

Réponse cinglante de la Miilos : « Les sociétés du groupe SNI font partie des rares sociétés du logement social qui ont encore recours aux swaps. Les risques financiers sont importants (pertes engendrées en cas de différence de taux mal orientés et montants élevés de soultes à verser pour renégocier les swaps en cas de pertes prévisibles importantes). La société a d’ailleurs constaté dans le passé des pertes importantes sur ses swaps. »

Mediapart est également parvenu à consulter le rapport confidentiel sur Efidis, qui date de mai 2014. On trouvera ci-dessous les passages qui concernent les swaps :

Là encore, les chiffres révélés par les administrateurs salariés sont confirmés, puisque l’on retrouve les 23,45 millions d’euros entre 2008 et 2012 générés par les swaps. Lisons : « De 2008 à 2012, les pertes cumulées sur les swaps en raison des différences de taux et une soulte à verser en 2010 de 800 000 euros ont atteint 23,45 millions d’euros. »

Mais à la différence du rapport précédent, celui-ci apporte des précisions nouvelles : « Jusqu’en 2012, un swap était particulièrement "toxique" et générait des pertes financières lors des échanges de taux. Les autres swaps ne sont pas "toxiques" mais, étant donné la couverture élevée de la dette, ont entraîné une perte cumulée importante. » Retenons donc ce constat – sur lequel nous reviendrons bientôt : la SNI a bien inoculé des swaps « toxiques » aux sociétés HLM qu’elle gère…Dans sa réponse, la direction de la SNI le conteste. « Efidis n’a pas de swaps spéculatifs », fait-elle valoir. Mais ce n’est à l’évidence pas le point de vue de la Miilos.

Trouvant confirmation de ces chiffres, nous avons, quoi qu’il en soit, jugé utile d’essayer de savoir si, ailleurs qu’en région parisienne, d’autres sociétés HLM avaient subi des pertes similaires sur des swaps – et si au nombre des opérations concernées, il y avait d’autres swaps spéculatifs. Nous nous sommes donc mis en chasse des autres rapports régionaux de la Miilos. Et là encore, bingo ! Nous avons découvert des pertes tout aussi considérables, un peu partout en France.

À preuve, le rapport de la Miilos pour la Bourgogne, qui est un peu plus ancien puisqu’il date de décembre 2012. Voici les pages qui concernent les swaps :

Ce rapport est en vérité très intéressant, puisqu’il est beaucoup plus détaillé que les autres sur les swaps en cause et les pertes générées par ces opérations. Le document aborde ce dossier des swaps avec cet intertitre sévère : « Les contrats d’échange de taux d’intérêt souscrits par la SNI pour le compte de Scic Habitat Bourgogne se sont révélés particulièrement inopportuns à ce jour, générant de lourdes pertes financières ».

Le rapport de la Miilos décrit ensuite la nature des contrats : « 13 contrats d’échange de taux d’intérêt sont recensés fin 2010 pour une valeur globale de 79,2 millions d’euros (…) Ces contrats ont été signés de 2006 à 2008 sur une durée de 20 à 25 ans en macro couverture de la dette livret A. La société a anticipé des taux élevés de livret A pour arrêter ses taux fixes (de 2,67 % à 3,57 %). Les conditions de marché s’étant totalement inversées en 2009, ces échanges ont généré des boni en 2008 (745 000 euros) mais des mali importants depuis cette date (829 000 euros en 2009 et 1,406 million d’euros en 2010). Cette charge financière supplémentaire représente pour 2010 l’équivalent de 4 % d’autofinancement annuel (…) et le besoin en fonds propres pour la production de près de 60 logements. Les modalités retenues présentent le défaut de ne pas avoir su diversifier les supports choisis alors même que l’encours couvert était excessivement élevé, de surcroît sur une longue durée. »

Et là encore, on voit apparaître des swaps spéculatifs. Poursuivons en effet notre lecture : « Sur l’ensemble des contrats souscrits fin 2010, deux l’ont été à taux fixe et sept à taux semi fixe (avec une barrière sur un taux élevé de l’euribor). Les quatre derniers contrats (11,7 millions d’euros) reposent soit sur le différentiel de taux swap US / libor (contrat qualifié de spéculatif), soit sur la fluctuation annuelle d’un même indice, soit sur le différentiel d’inflation entre la zone euro et la France, soit sur un produit de pente. La qualification d’opérations de "couverture" de ces deux derniers contrats devra faire l’objet d’un réexamen chaque année pour la constitution éventuelle de provisions en fonction de la condition de désactivation des barrières. » La formulation est passablement obscure, mais on comprend bien que la SNI a inoculé dans la société un mécanisme qui risque de lourdement peser chaque année sur ses comptes : « À titre indicatif, seul le contrat spéculatif est provisionné (pour sa valorisation à -344 000 euros fin 2010), les deux autres contrats sur lesquels une vigilance s’impose sont valorisés pour leur part à -750 000 euros à la même date (…). »

Mediapart a encore mis la main sur le rapport confidentiel de la Miilos qui porte sur la Société anonyme des Marches de l’Ouest (en clair les sociétés HLM de la région de Nantes) et qui date de mars 2014. Voici ci-dessous les passages qui concernent les swaps :

Là encore, même constat : la SNI a invité la société dont elle gère la trésorerie à souscrire des swaps et dans le lot on trouve encore un contrat spéculatif : « Ainsi, entre 2006 et 2012 le conseil d’administration de la SAMO a autorisé la signature de 16 contrats d’échanges de taux conclu par l’intermédiaire de la SNI auprès de sept établissements financiers pour un notionnel total de 137,3 millions d’euros. Si l’essentiel des contrats correspond à des swaps de couverture, celui souscrit en juin 2006 auprès de la Deutsche Bank pour un notionnel de 7 millions d’euros peut être qualifié de spéculatif. La couverture des pertes latentes liées à l’écart entre le notionnel initial et la valorisation du contrat au terme de chaque exercice, a amené la société à enregistrer depuis 2007 une provision pour risque et charge. Portée à près de 1,7 million d’euros à la clôture de l’exercice de 2008, cette provision a été ramenée à 726 000 euros au 31 décembre 2012. »

Pour tous les autres swaps, les pertes de 2008 à 2012 sont évaluées dans le rapport à près de 5 millions d’euros.

Poursuivons notre tour de France et arrêtons-nous maintenant en Rhône-Alpes. Voici ci-dessous les pages qui nous intéressent du rapport confidentiel que la Miilos a réalisé en août 2012 à la Société anonyme d’HLM Scic Habitat Rhône-Alpes :

Là encore, cela commence par un intertitre sévère : « Les contrats d’échange de taux d’intérêt souscrits par la SNI pour le compte de Scic Habitat Rhône-Alpes se sont révélés particulièrement inopportuns à ce jour, générant de lourdes pertes financières ».

Le rapport précise ensuite que 19 swaps sont recensés fin 2010 pour une valeur globale de 119 millions d’euros : « Ces contrats ont été signés de 2006 à 2008 sur une durée de 20 à 25 ans en macro couverture de la dette livret A et sur dix ans au minimum sur la dette à taux variable. En très grande majorité, la société a anticipé sur des taux élevés de marché et de livret A pour arrêter ses taux fixes (de 2,67 % à 4,125 %). Les conditions de marché s'étant totalement inversées en 2009, ces échanges ont généré des boni en 2008 (1,1 million d’euros) mais des mali très importants depuis (1,6 million d’euros en 2009 et 2,6 millions d’euros en 2010). Cette charge financière supplémentaire représente pour 2010 l'équivalent de 5,5 % d'autofinancement annuel (à comparer aux 4,4 % de l'organisme) et le besoin en fonds propres pour la production de 130 logements environ. »

Et le rapport ajoute : « Sur l'ensemble des contrats souscrits, 3 l'ont été à taux fixe et 13 à taux semi-fixe (avec une barrière sur un taux élevé de l'euribor). Les trois derniers contrats (12 millions d’euros) reposent soit sur le différentiel de taux swap US / libor (contrat qualifié de spéculatif), soit sur le différentiel d'inflation entre la zone euro et la France, soit sur un produit de pente avec barrière à taux fixe. La qualification d'opération de "couverture" de ces deux derniers contrats devra faire l'objet d'un réexamen chaque année pour la constitution éventuelle de provisions en fonction de la condition de désactivation des barrières. À titre indicatif, seul le contrat spéculatif est provisionné (pour sa valorisation à -573 000 euros fin 2010), les deux autres contrats sur lesquels une vigilance s'impose étant valorisés pour leur part à -1,249 million d’euros à la même date (…) »

Au passage, la Miilos épingle dans ce rapport non seulement les contrats spéculatifs mais aussi, plus généralement, les swaps eux-mêmes, quelle que soit leur nature : « La Miilos n’est pas convaincue de l’intérêt de la mise en place de tels instruments de couverture aux résultats fortement aléatoires », peut-on lire.

Faisons maintenant une autre halte pour prendre connaissance des comptes de la Société anonyme d’HLM Nouveau Logis Centre Limousin (NLCL). On trouvera ci-dessous les pages que la Miilos a consacrées aux swaps dans un rapport qui date de juin 2012 :

L’observation 17 du rapport, qui s’arrête sur les swaps, commence avec la même sévérité : « Des contrats de couverture de taux ont été conclus dans des conditions contestables et s’apparentent pour certains à des produits spéculatifs. »

Là encore des contrats spéculatifs sont pointés du doigt, l’un souscrit avec la même Deutsche Bank pour 3 millions d’euros, et le second avec HSBC pour 2 millions d’euros.

Dans ce rapport apparaît par ailleurs un autre grief formulé à l’encontre de la SNI qui gère la trésorerie de la NLCL : « L’information reçue par la société est également très incomplète. Lors de la signature des confirmations d’opérations d’échange de condition d’intérêt, la société NLCL ne dispose ni des fondements économiques et financiers qui président au choix du groupe SNI, ni de la nature et de l’importance du risque couvert. Le montant de la provision sur opérations de swap est communiquée aux ESH sans information sur les modalités de leur calcul et des pertes latentes. »

Mais cessons-là ce tour de France, qui à chaque étape permet de faire un même et seul diagnostic : aux quatre coins du pays, la SNI a mené les sociétés HLM qui sont dans sa galaxie, ou dont elle gère la trésorerie, vers des swaps qui leur ont fait perdre beaucoup d’argent. Et dans le lot de ces swaps, on trouve à chaque fois, selon les rapports de la Miilos, un ou deux contrats spéculatifs.

Alors, au total, combien d’argent la SNI a-t-elle fait perdre à ces sociétés HLM durant les années 2008-2012 ? Notre propre échantillon aboutit déjà à des sommes considérables : 23,45 millions d’euros pour Efidis, 44,7 millions d’euros pour Osica, près de 1,5 million d’euros pour la Bourgogne, près de 5 millions d’euros pour la région de Nantes ou encore au moins 3,1 millions d’euros en Rhône-Alpes, Au total, les sociétés HLM pour lesquelles nous sommes parvenus à trouver les rapports de la Miilos ont perdu au moins 77 millions d’euros sur la période sous revue, de 2008 à 2012, ou parfois seulement de 2008 à 2010.

Mais nous ne sommes pas parvenus à connaître le montant total de ces pertes dans toute la France. Nous avons demandé à André Yché de fournir des indications chiffrées globales, mais nous n’avons pas pu les obtenir.

Il reste que les conclusions de notre enquête coulent de source. Ces sommes énormes que la SNI a fait perdre aux sociétés HLM sont d’autant plus spectaculaires que les sociétés concernées n’auraient sans doute jamais dû être conviées à mettre le pied dans ce type de financements complexes. Nous avons en effet montré les indications de la Miilos dont nous disposions à plusieurs banquiers et financiers, dont certains sont spécialistes de l’économie sociale. Et tous ont eu les mêmes réactions.

« Sur le fond, résume un financier très connu sur la place de Paris, ces société HLM ont voulu se protéger contre une hausse des taux dans une période où la croissance s'accélérait et où les taux risquaient de monter. En fait la crise financière est arrivée et les taux se sont effondrés. D'où les pertes. En réalité la société aurait mieux fait de ne rien faire, de rester en taux variable. On peut simplement s'interroger sur l'opportunité pour une société d'HLM de faire des opérations de couverture aussi complexes alors qu'il y a autant de chances de perdre que de gagner compte tenu de l'instabilité des marchés. Le bon sens aurait été d'emprunter en partie à taux fixe, en partie à taux variable, et cela ne prêtait pas le flanc à la critique. »

Et notre financier ajoute : « Sur les opérations elles-mêmes, elles ne donnent pas l'impression d'être trop mal montées. Les formules à barrières désactivantes font qu'au-delà d'un niveau de taux élevé, la protection est désactivée ; cela permet de réduire le coût de la couverture. Mais encore une fois tout ceci n'a pas grand sens pour un organisme HLM. C'est surtout intéressant pour le fournisseur de ces produits. Mais on ne peut dire qu'il s'agit de spéculation de la part de l'organisme en question. »

Notre témoin rejoint donc la conclusion principale des rapports de la Miilos : la SNI a eu tort d’amener ces sociétés HLM à faire ce type de financements complexes, dans lesquels elles ont perdu beaucoup d’argent, tandis que des grandes banques privées, comme la Deutsche Bank ou HSBC – André Yché n'a pas voulu nous donner l'identité des autres banques concernées –, en ont gagné beaucoup sur leur dos sans que l’on sache exactement combien. Car nous avons aussi demandé au dirigeant de la SNI des indications chiffrées sur les gains réalisés par les banques au travers de ces opérations, mais comme on le verra bientôt, il n’a pas donné suite à nos questions. Tout juste notre témoin souligne-t-il que la dangerosité des contrats spéculatifs ne doit pas être surévaluée.

Reste une question de fond : pourquoi la direction de la SNI n’a-t-elle pas tiré tous les enseignements de cette stratégie financière qui a exposé ces sociétés HLM à ces lourdes pertes ? Car un peu partout en France, de nombreux organismes liés à l’économie sociale ont eu un regard critique sur leurs errements passés. Et le rapport national de la Miilos (le revoici) s’attarde lui-même longuement sur le sujet : « Une récente étude juridique menée sur la "dette toxique" des organismes HLM suggère de transposer les analyses reprises dans la circulaire du 29 janvier 2013 à l’ensemble des opérateurs HLM. (…) l’auteur de l’étude considère en effet que "la réalisation d’opérations spéculatives est radicalement étrangère à l’accomplissement des missions et service d’intérêt général confiés aux organismes HLM". »

Interrogé par Mediapart, le patron de la SNI, André Yché, s’est refusé à répondre point par point aux questions que nous lui avions soumises ou en a éludé certaines mais a accepté de nous transmettre via son avocat une réponse d’ordre général justifiant les swaps de la SNI.

Dans cette réponse (dont on trouvera le texte intégral sous l’onglet « Prolonger » associé à cet article), il estime que les swaps sont nécessaires et utiles aux sociétés HLM, pour les protéger de l’impact financier sur leur compte de futurs éventuels relèvements du taux du Livret A. « L’ensemble des investissements des ESH, qu’il s’agisse de constructions ou de réhabilitations, sont financés à hauteur d’environ 70 % par le fonds d’épargne, sur la base du taux du livret A, variable (…) Ne pas transformer en taux fixe une partie de la dette implique d’assumer l’hypothèse selon laquelle une hausse des taux du livret A sera systématiquement compensée par une évolution comparable des loyers et de l’APL, hypothèse qui, sur une période aussi longue, serait incontestablement de nature spéculative », fait-il d’abord valoir.

Dans la foulée de ce raisonnement, André Yché refuse d’ailleurs de parler de « pertes » sur les swaps. Alors que les rapports de la Miilos, comme on l’a vu, usent sans cesse de ces formulations (« pertes », « pertes cumulées », « mali »…), il réfute ces formulations et assure que les montants en cause correspondent plutôt à des frais d’assurance : « En synthèse, les montants évoqués dans le rapport de la Miilos ne correspondent pas à des "pertes", mais au coût d’une assurance contractée, par le biais d’un contrat de swaps, avec un établissement de place. C’est donc bien l’absence de toute assurance qui pourrait être considérée comme spéculative. » Dans tous les cas de figure, André Yché n’a pas voulu préciser à Mediapart quel était le montant des sommes en cause, qu’on les baptise « pertes » ou « assurance ».

Cette manière de présenter des pertes pour des frais d'assurance prête bien sûr à sourire, car cela tend à présenter les marchés financiers pour des acteurs vertueux qui remplissent en somme une fonction de protection pour les sociétés HLM, alors que ce n'est naturellement pas le cas. À preuve, comme le souligne la Miilos dans plusieurs de ces rapports, la SNI est l'un des rares bailleurs sociaux à souscrire à des swaps, ses concurrents de plus petite taille y ayant renoncé pour la plupart.

De la même façon, le patron de la SNI n’a pas souhaité préciser l’identité des grandes banques auprès desquelles ces swaps ont été souscrits ni les gains réalisés par elles. Ou plutôt, en guise de réponse, il a usé de cette galipette : « Bien sûr, ni la SNI ni ses filiales HLM n’ont jamais payé de commission à quelque banque que ce soit : le taux fixe facturé découle mathématiquement du taux variable transformé selon une formule découlant des anticipations de taux, objectivement incontestable. C’est d’ailleurs ce taux fixe qui est pris en compte pour assurer l’équilibre financier de chaque opération immobilière. » Comprenne qui pourra…

Et puis surtout, André Yché n’a pas souhaité répondre à nos questions sur les swaps jugés « spéculatifs » par la Miilos.

C’est en résumé la conclusion la plus frappante sur laquelle débouche notre enquête. Alors que l’État a mis en place un service de contrôle et d’inspection sur le logement social français, la Miilos, le premier bailleur social français semble pour sa part ne guère se soucier de ses observations ou recommandations. Visiblement, elles inquiètent, à juste titre, les administrateurs locataires des grandes sociétés HLM, mais elles indiffèrent la direction de la SNI...

BOITE NOIREAu cours des dernières années, Mediapart a publié de nombreuses enquêtes concernant la Société nationale immobilière (SNI), estimant que les activités du premier bailleur social français, qui est aussi l’une des principales filiales de la Caisse des dépôts et consignations (CDC), était un sujet important d’intérêt public.

Avec l’aval de Jean-Pierre Jouyet, qui était à l’époque directeur général de la CDC, la SNI (ainsi que son président Yché) n’en a pas moins décidé d’engager des poursuites en diffamation contre Mediapart, comme nous l’avions annoncé dans un billet de blog qui peut être consulté ici. Ces poursuites, qui sont toujours en cours, ont été engagées par la SNI et par André Yché à titre personnel ; elles visent Edwy Plenel, en sa qualité de directeur de la publication de Mediapart, et moi-même en qualité d'auteur des enquêtes concernées.

Lors du dépôt de cette plainte, nous avions annoncé que nous établirions naturellement le sérieux de nos enquêtes en même temps que leur bonne foi lors du procès. Mais nous avions aussi souligné que cette plainte avait un caractère très inhabituel, visant six enquêtes de Mediapart. Nous y avions vu une mesure d’intimidation, constituant une menace sur la liberté de la presse et sur le droit de savoir des citoyens. C’est aussi la conviction partagée par deux des principaux syndicats de journalistes, le SNJ et le SNJ-CGT, qui ont décidé d’apporter publiquement leur soutien à Mediapart, estimant eux aussi qu’il en allait de la liberté de l’information.

D’ici cette échéance judiciaire, Mediapart entend poursuivre sa mission d’information, sans céder à quelque pression que ce soit. Disposant de nouvelles informations importantes sur la SNI, nous avons jugé utile de publier les résultats de nos investigations, estimant que nos lecteurs étaient en droit d’en disposer. Nous avons donc poursuivi cette enquête, comme nous avons conduit toutes les précédentes : avec sérieux, et en respectant comme toujours les règles du contradictoire. Comme à l’accoutumée, nous avons fait savoir à la direction de la SNI que nous aimerions recueillir ses avis et observations. Par mail, j’ai ainsi demandé à André Yché de bien vouloir répondre à mes questions.

Avec cette enquête, une seule chose a changé : pour la première fois, André Yché a accepté de répondre à nos questions. Dans l’onglet « Prolonger » associé à cet article, on trouvera les questions que j’ai adressées au patron de la SNI ainsi que les réponses de la SNI dans leur version intégrale. Certains extraits de ces réponses sont par ailleurs cités dans le cours même de l’article.

Prolonger : Retrouvez toutes nos informations complémentaires sur notre site complet www.mediapart.fr.

A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : Comment ne pas être traqué lors de vos visites web


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