« Le Front national est entré dans le système après l’éviction de Jean-Marie Le Pen, et il faut bien qu’il y ait un parti anti-système », explique le pamphlétaire d’extrême droite Alain Soral. Dans une vidéo postée sur internet ce mardi, et qui totalise déjà plus de 75 000 vues, Soral et l’humoriste Dieudonné annoncent officiellement la création de leur parti politique, Réconciliation nationale. Simultanément, la page du site du futur parti a été ouverte. Pour l’instant en travaux, elle présente l’esquisse de l’emblème de l’organisation : un lion et un coq, le premier posant une patte protectrice sur le cou de l’autre.
Mediapart l’avait annoncé le 21 octobre, les deux hommes ont décidé de « monter un parti politique » et une association de financement ayant « pour objet exclusif de recueillir des fonds ». Alain Soral reproche au passage à Mediapart d’en avoir précipité l’annonce grâce aux indiscrétions de « la police d’État » et des « renseignements généraux ».
Filmés durant près de 45 minutes, accoudés à un bar, les deux amis expliquent leur choix, en multipliant les allusions antisémites. Par cette déclaration fondatrice, les deux hommes s’exposent déjà à des poursuites judiciaires, et donnent probablement de premiers arguments aux juristes qui vont examiner la légalité de leur formation politique.
C’est pourtant pour fuir les tribunaux que Dieudonné voudrait créer un parti. « On a été identifiés par le premier ministre actuel comme le danger absolu de la République, dit-il. Ils m’ont interdit de spectacle, tu ne comptes plus les procès, moi c’est pareil. Est-ce qu’on a le choix de faire autrement que de monter ce parti ? »
Dieudonné est inéligible, par ses condamnations multiples, alors il voudrait aider « des gens à se présenter aux quatre coins de la France ». L’humoriste souligne les injures racistes qu'il a lui-même subies avant de rappeler ses engagements précédents – en faveur de la liste Europalestine en 2004, puis de la liste antisioniste en 2009. « Avoir 500 signatures pour la présidentielle, quand on est estampillé antisémite, c’est impossible », ajoute Alain Soral.
Ce dernier justifie sa propre décision de créer un parti politique par l’évolution du Front national, dont il a été membre entre 2007 et 2009. « Moi, ma stratégie jusqu'à présent, c'était de dire, on ne fait pas de politique, on essaye d'influer sur la politique de l'extérieur. Je ne m’en suis jamais caché, je faisais pression sur le Front national de l'extérieur pour qu’il fasse évoluer sa ligne économique, bon ça c’est fait : sur le programme économique le Front national est très bon. » Mais le polémiste estime avoir été trahi par le conseiller international de Marine Le Pen, Aymeric Chauprade, sur les questions géopolitiques : « Dès qu'il a été élu, il a été retourné. »
Dès le 6 septembre, dans une autre vidéo, il avait déjà fait part de son projet de « se dissocier totalement du Front national », et de « rouler pour lui-même, en tant que parti politique », à cause de la position « pro-israélienne » de Chauprade. « On a fait comprendre au Front national qu’il pouvait effectivement accéder au pouvoir ou partager le pouvoir, s’il validait la ligne (d’Éric) Zemmour, la ligne de tous les partis politiques d’extrême droite d’Europe, c’est-à-dire d’être sioniste et anti-musulman. Jean-Marie Le Pen n’a jamais voulu valider cette ligne-là, mais faut comprendre qu’il n’est plus décisionnaire au Front national. »
« On », c’est bien sûr « le CRIF » (Conseil religieux des institutions juives de France – Ndlr), « qui a la haute main sur la politique française et qui décrète qui peut réintégrer ou pas l’arc républicain ». Dieudonné de surenchérir : lorsqu’il a rencontré Le Pen à la fête des Bleu Blanc Rouge, « Marine Le Pen était enfermée dans un bureau avec un responsable de la LDJ (la ligue de défense juive – Ndlr). J’ai la sensation qu’elle a trahi les idéaux patriotes de la ligne de son père. »
Le vieux fondateur du FN reste leur référence préférée. « On va prendre la place qu’a eue Jean-Marie Le Pen ces vingt dernières années. Et aussi Georges Marchais », déclare Soral qui garde par ailleurs la nostalgie du parti communiste, dont il a été membre dans les années 1990. Leur vidéo récupère au passage les propos de Jean-Luc Mélenchon tenus sur le CRIF.
Les fondateurs de Réconciliation nationale ajoutent que « l’incroyable promotion » du livre d’Éric Zemmour les a « obligés à bouger ». Dieudonné : « On a la sensation d’un personnage qui s’impose comme ça dans le paysage audiovisuel de l’ancien système. Ils sont en train de faire de Zemmour le champion, le nouveau BHL, celui qui va peser sur les politiciens. » « Celui qui mène le jeu idéologique, parce qu’il faut toujours que ce soit un membre de la communauté (juive – Ndlr) qui mène le jeu », poursuit Soral.
Au détour de la reprise d’un extrait d’émission de Zemmour, lorsque ce dernier évoque « les élites françaises », les deux hommes de Réconciliation nationale désignent l’ennemi : les photos d’une vingtaine d’hommes politiques, intellectuels, journalistes juifs apparaissent à l’écran :
Alain Soral explique qu’Éric Zemmour a emprunté 90 % des thèses de son livre, Comprendre l’Empire (2011), mais qu’il « incite à la guerre civile » en concluant que « le problème c’est l’Islam et les musulmans ». « S’il est pour la guerre civile, c’est qu’il travaille pour l’étranger, (…) pour un pays tiers », conclut Soral.
Et Dieudonné d’évoquer « l’histoire de Zemmour » : « Pourquoi il a quitté l’Algérie ? » Un extrait vidéo explique alors que le décret Crémieux a permis aux juifs d’Afrique du Nord, et donc à la famille d’Éric Zemmour, d’avoir la nationalité française… « Il refait ce que sa famille a fait en Algérie, c’est créer le chaos et la discorde et inciter à la guerre civile », précise l’humoriste.
La création de ce parti coïncide avec une série de poursuites judiciaires visant les contenus antisémites des publications et des vidéos de Soral. Le 17 octobre, alors qu’il comparaissait à Paris pour « incitation à la haine et la discrimination » après ses propos sur le journaliste Frédéric Haziza, le site d’Alain Soral recensait avec fierté ses litiges judiciaires – une quinzaine – en chiffrant à 489 292 euros les dommages et intérêts réclamés par ses adversaires. Il vient d’être condamné en appel pour ses injures contre l’ancien maire de Paris, Bertrand Delanoë.
Ce mois-ci, Alain Soral doit aussi comparaître en appel pour la publication de cinq livres antisémites par sa maison d’édition Kontre Kulture. Le tribunal correctionnel de Bobigny a interdit L’Anthologie des propos contre les juifs, Le Judaïsme et le Sionisme de Paul-Éric Blanrue, et ordonné le retrait de passages de quatre autres livres parmi lesquels La France juive d’Édouard Drumont.
De son côté, Dieudonné a déjà été condamné à de multiples reprises pour des propos à caractère antisémite. Il doit comparaître en janvier à Paris pour provocation à la haine raciale pour ses propos sur le journaliste Patrick Cohen. Le parquet de Paris a par ailleurs ouvert une enquête en septembre pour apologie d'actes de terrorisme, après sa vidéo sur la mort du journaliste James Foley, décapité par les djihadistes de l'État islamique.
En 45 minutes de vidéo, les deux fondateurs du nouveau parti s’exposent déjà à de nouvelles poursuites, et posent de facto la question de la légalité de leur formation politique.
« En France, il n’existe pas de procédure spécifique pour prononcer la dissolution d'un parti politique alors que la Constitution les oblige à respecter les principes de la démocratie, il y a donc un vide sur ce point », explique à Mediapart l’avocat Jean-Christophe Ménard, docteur en droit et auteur d’un ouvrage sur le droit français des groupements politiques.
Deux procédures sont tout de même susceptibles d'être engagées : la dissolution judiciaire ou la dissolution administrative. La première est prévue par l’article 3 de la loi du 1er juillet 1901 sur la liberté d’association, « qui permet de procéder à la dissolution par le juge judiciaire de toute association dont l’objet serait illicite, par exemple une association qui voudrait porter atteinte à la forme républicaine du gouvernement », explique Jean-Christophe Ménard. « Cette procédure est assez rarement utilisée car beaucoup trop longue. En France, on ne recense qu’un seul précédent : en 1929, un parti politique dénommé l’Étoile nord africaine, a été dissous par ce biais », souligne l’avocat.
La seconde procédure est prévue par la loi du 10 janvier 1936, relatives aux « groupes de combat et les milices privées », et codifiée en 2012 dans l’article L212-2 du code de la sécurité intérieure. C’est la procédure la plus souvent utilisée, elle l’a notamment été en 2013 pour la dissolution de groupuscules d’extrême droite (les Jeunesses nationalistes révolutionnaires et Troisième voie) lors de l’affaire Clément Méric, ce militant anti-fasciste tué par des skinheads.
« En s’appuyant sur les dispositions du code de la sécurité intérieure, une dissolution du parti de Soral et Dieudonné pourrait en effet être envisagée mais a posteriori », indique Jean-Christophe Ménard. Il s’agirait, explique l'avocat, « de voir s’il existe dans son programme, ses statuts, ses actions, des actes qui s'avèrent contraires à l’ordre public, qui ont pour but d'inciter à la haine raciale, de provoquer des émeutes, ou bien si des violences éclatent lors de leurs réunions publiques ».
Si une procédure de dissolution est initiée par l'administration, un recours est possible devant le conseil d’État, qui contrôle les motifs de la décision et le caractère contradictoire de la procédure.
Mais au-delà de la question juridique, c’est celle de l’opportunité politique d’une telle dissolution qui se pose. « Elle s’est déjà posée avec le Front national dans les années 1980-90, ou, tout récemment avec la Ligue de défense juive (LDJ). Dans une démocratie, procéder à une dissolution d’un groupement est très fort d’un point de vue symbolique », explique Me Ménard, qui rappelle que « sous la Ve République, il n’existe qu’un précédent concernant la dissolution d’un parti politique sur le fondement de la loi de 1936 : le Parti nationaliste, par un décret du 13 février 1959 ».
Pour le politologue Jean-Yves Camus, spécialiste des extrêmes droites, et à la tête de l’Observatoire des radicalités politiques, « l’interdiction d'un mouvement politique (devrait) rester une mesure de dernier ressort dans un système qui doit rester dominé par la liberté d'expression. (...) La justice sert de garde-fous », estimait-il le mois dernier dans Le Figaro. D’autant que, même si la reconstitution d’un mouvement dissous est pénalement répréhensible, celui-ci peut tout à fait se reconstituer sous un autre nom, avec un autre objet. Ce fut le cas d’Unité radicale, mouvement d’extrême droite radicale dissous en 2002, qui a laissé la place l’année suivante au Bloc identitaire, constitué en parti politique en 2009.
« Il faut simplement laisser ce parti (de Soral et Dieudonné, ndlr) vivre sa vie et disparaître lorsque les résultats électoraux ne seront pas au rendez-vous », estime Jean-Yves Camus.
Pour Jean-Christophe Ménard, « la question qui se pose de manière plus générale est de savoir si notre droit est adapté à la constitution de groupements politiques qui ont des activités ou un programme dit "extrémiste" ? Faut-il adopter une législation plus libérale au nom du débat d'idées ou au contraire réfléchir à une procédure de dissolution spécifique pour ce type de groupement ? ».
Alain Soral et Dieudonné doivent maintenant déposer les statuts de leur parti en préfecture, puis demander à la Commission des comptes de campagne (CNCCFP) un agrément, qui est quasi automatique, puisqu'il suffit de respecter les critères de dépôt des statuts.
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