De l’art de se noyer dans un verre d’eau agité. En l’espace de quelques jours, l’affaire du déjeuner entre François Fillon et Jean-Pierre Jouyet s’est transformée en nouveau fiasco élyséen. En cause, la révélation par deux journalistes du Monde d’une discussion, le 24 juin dernier, entre le prétendant UMP à la présidentielle et le secrétaire général de l’Élysée, proche ami de François Hollande et ancien ministre de Sarkozy et Fillon.
Un déjeuner au cours duquel l’ancien premier ministre aurait incité l’exécutif à accélérer la procédure judiciaire autour du remboursement par l’UMP des dépenses de campagne de Nicolas Sarkozy, alors directement visé en pleine affaire Bygmalion. « Tapez vite, tapez vite ! Jean-Pierre, tu as bien conscience que si vous ne tapez pas vite, vous allez le laisser revenir. Alors agissez ! », aurait lancé François Fillon, accusant l'ex-président d'« abus de bien social », « de faute personnelle ».
« Quand Fillon m'a dit ça, j'ai dit, tiens, oui, on pourrait peut-être simplement signaler le machin…, explique Jouyet au Monde. Mais François Hollande m'a dit : “Non, non, on ne s'en occupe pas.” » Pas de citation directe en comparution immédiate, comme aurait pu en décider le parquet, mais l’ouverture d’une enquête préliminaire puis, le 6 octobre dernier, d’une information judiciaire pour « abus de confiance », « complicité » et « recel ».
Cette histoire, racontée par deux journalistes du Monde, Gérard Davet et Fabrice Lhomme, dans un livre tout juste publié (Sarko s’est tuer, Éd. Stock), ouvre une nouvelle crise au sommet de l’État. Au départ, Jean-Pierre Jouyet dément en bloc, ce jeudi 6 novembre. Il déclare à l’AFP que Fillon ne lui avait « pas demandé une quelconque intervention, démarche par ailleurs inimaginable ». Il envoie un SMS à Fillon exprimant « excuses et regrets » pour « ces bruits de couloirs élyséens ».
Mais ce dimanche, après que les deux journalistes – qui ont par ailleurs leurs entrées au château et tiennent le récit du quinquennat de François Hollande en vue d’un livre devant sortir en fin de mandat – ont assuré avoir enregistré leur échange, Jouyet modifie sa version. Dans un communiqué, il explique finalement avoir menti quelques jours plus tôt, avouant avoir « fait part à (ses) interlocuteurs du fait que la présidence de la République ne pouvait rien s'agissant de cette procédure relevant de la justice ».
Dernier acte, pour l’instant, de ce vaudeville allant à vau-l’eau, François Fillon s’est invité au journal télévisé de TF1, à 20 heures dimanche, pour démentir vigoureusement la teneur de la conversation du déjeuner. « Nous n'avons pas parlé des pénalités (payées par l'UMP), c'est un mensonge », a-t-il dit, demandant également que les enregistrements soient « rendus publics » par les journalistes. « Je rendrai coup pour coup », a aussi lâché l'ancien premier ministre, qui menace Jouyet de poursuites judiciaires (une plainte en diffamation a déjà été annoncée à l’encontre des deux journalistes du Monde).
François Fillon a un avantage sur Jean-Pierre Jouyet dans cet embrouillamini difficilement compréhensible. Lui a eu l’intelligence de faire en sorte que sa conversation ne soit pas enregistrée. Il peut donc démentir aisément. Personne ne peut, à ce stade, affirmer avec certitude qu’il a bien dit ce que Jouyet a dit qu’il lui avait dit. D'autant que le troisième protagoniste du “déjeuner piégé du 24 juin”, Antoine Gosset-Grainville, ancien du cabinet de Fillon à Matignon, semble confirmer la version du député UMP. Quant à Jouyet, personne ne peut être sûr qu’il ne se soit pas poussé du col devant des journalistes avec lesquels il pensait être en confiance.
Dans cette affaire, on ne retient globalement qu’une affaire de basse politique et d’intrigues de palais comme la Ve République finissante en a connu tant et tant dans le passé, sous Mitterrand comme sous Giscard, Chirac ou Sarkozy. Dès ce dimanche soir sur France 3, la présidente du FN, Marine Le Pen, s’est exclamée : « Ce sont les 3 M : magouille, manœuvre, mensonge, c’est le fondement de la vie politique dans notre pays depuis de nombreuses années, les mêmes méthodes de droite et de gauche. »
À nouveau fortement fragilisée, l’Élysée ne voit dans le revirement de Jean-Pierre Jouyet qu'une simple « maladresse ». Mais l'affaire embarrasse. « Ce n'est vraiment pas bon. Jouyet aurait mieux fait de se taire, dit ce proche de François Hollande. Il aurait suffi qu'il rembarre son interlocuteur, point à la ligne. Mais non, il a été le dire aux journalistes, puis l'a démenti, avant de le reconnaître. Beaucoup dans la sphère gouvernementale pensent que Fillon ment, qu'il a bien fait une demande en ce sens. Mais Jouyet dit la vérité d'une manière chaotique qui rend presque crédibles ses dénégations ! » La présidence de la République risque de voir la pression médiatique et politique se resserrer autour de Jean-Pierre Jouyet, et Hollande pourrait se poser la question de se débarrasser de son n° 2. « Au-delà du week-end, ça peut disparaître des écrans radars. Mais si Sarko sort l'artillerie lourde, ça peut s'envenimer », pronostique un ministre.
« C'est une telenovela brésilienne, ce quinquennat ! Jouyet est mort, je pense », commente lundi matin un député socialiste, qui se dit « sidéré ». Un autre n'arrive pas à imaginer que Jean-Pierre Jouyet ait pu se répandre ainsi devant les journalistes du Monde. « Tout cela est très bizarre. Je sais que Jouyet se croit inattaquable et tout permis, mais quand même... c'est l'imprudence de trop. » Ironie de l’histoire, cet ami de plus de trente ans, camarade de promotion à l’Ena dans la fameuse promotion Voltaire, ne s’était fâché qu’une seule fois avec François Hollande. Quand il avait rejoint le gouvernement de François Fillon, juste après l’élection de Nicolas Sarkozy.
Sitôt élu à l’Élysée, François Hollande avait nommé son ami à la tête de la Caisse des dépôts et consignations (CDC). Sa première nomination. À l'époque, plusieurs voix s'étaient élevées dans la majorité. Comme celle du député Daniel Golberg (lire notre article), qui n'a aujourd'hui pas de mots assez durs sur la conduite du secrétaire général de l’Élysée dans cette affaire. « Tout cela donne une impression d'entre-soi mortifère pour la gauche, commente-t-il. Jean-Pierre Jouyet a affirmé qu'il ne fallait pas soutenir les "canards boiteux" en économie (à propos de Florange, ndlr), mais que dirait-il des acteurs politiques à ce sujet ? Il est le symbole de ce qui désespère le peuple de gauche dans la gestion des affaires publiques. Et le pire, c'est qu'on ne parle plus du tout des turpitudes judiciaires de Sarkozy, qui sont quand même le fond du sujet ! »
Du côté de l’ancien président, on ne pouvait en effet rêver meilleure aubaine que cette affaire pour valider la rhétorique qu’il utilise depuis deux ans. Nicolas Sarkozy et son entourage en sont persuadés : les « abattre » est devenu « une obsession de l’État », pour reprendre les mots qu’employait en juillet dernier l’ancien ministre de l’intérieur Claude Guéant, lors de la mise en examen de son mentor dans un autre dossier pour « recel de violation du secret professionnel », « corruption » et « trafic d'influence » actifs. Une rhétorique qui fait mouche auprès des militants sarkozystes, lesquels croient dur comme fer au complot politique et à l’instrumentalisation de la justice. « Cela renforce notre soutien, expliquait vendredi à Mediapart une militante venue applaudir l’ex-chef de l’État en meeting à Paris. Nous faisons bloc derrière lui. »
Les ténors de la droite sont pleinement conscients de l'aura que réussit à conserver l'ex-chef de l'État auprès de la base de l'UMP. Aussi ont-ils choisi de ne jamais attaquer frontalement Nicolas Sarkozy. Depuis deux ans, le seul à avoir osé critiquer ouvertement l’ancien président est justement François Fillon. Et cela ne lui a pas porté chance. L’affaire Bygmalion, qui a pourtant révélé qu’il était dans le juste fin 2012 lorsqu’il dénonçait les manœuvres de son adversaire à la présidence de l’UMP, Jean-François Copé, n’a pas changé la donne. Aux yeux du “noyau dur” du parti, l’ex-premier ministre conserve une image de « traître ». L’inimitié entre les deux hommes est un secret de polichinelle, et c’est une des raisons pour lesquelles personne n’a vraiment été étonné que François Fillon ait pu tenir les propos que Jean-Pierre Jouyet lui prête.
Les soutiens de Nicolas Sarkozy n’ont d’ailleurs pas tardé à monter au créneau, voyant là une belle occasion de sortir définitivement du jeu l’ancien premier ministre. Le député copéiste du Nord Sébastien Huygue a ainsi déclaré sur BFM-TV que Fillon devait « quitter la présidence de l'UMP », qu'il assure pour l'instant avec Alain Juppé et Jean-Pierre Raffarin. « Les masques tombent, tweetait-il encore dans le courant de la journée de dimanche. #Fillon a sollicité l'Elysée pour empêcher le retour de @NicolasSarkozy. » Nouveau tweet, mais autre tonalité après le passage de François Fillon sur TF1 : « #Jouyetgate le problème n'est plus de savoir ce qu'a dit ou non #Fillon mais qu'il y a mensonge et manipulation à l'#Elysée #ScandaleDEtat » Certains copéistes de la première heure, comme la députée et maire du Cannet (Alpes-Maritimes), Michèle Tabarot, en ont profité pour régler leurs comptes avec les fillonistes :
@FrancoisFillon qui aurait demandé d'après @lemondefr au gouvernement socialiste de "tuer"@NicolasSarkozy, qu'en pense @ECiotti ?— Michèle Tabarot (@MTabarot) 8 Novembre 2014
Plusieurs autres élus UMP, à l’instar des députés Henri Guaino et Christian Estrosi, se sont également exprimés sur le sujet, se contentant toutefois d’appeler l’ancien premier ministre à s’expliquer. C’est ce qu’il a fait ce dimanche, d’abord dans le JDD puis sur TF1, où il a joué la carte du rassemblement afin de prouver à ceux qui en doutent qu’il ne joue pas contre son propre camp. Reconnaissant avoir avec Nicolas Sarkozy « des divergences de vues sur la manière dont il faudrait redresser notre pays », il a toutefois souligné n’être ni son « adversaire » ni son « ennemi ».
« On a gouverné le pays ensemble, on a un respect mutuel l’un pour l’autre, a-t-il assuré. Jamais on n’utiliserait des méthodes comme celles-là. » En accusant le secrétaire général de l’Élysée d’avoir menti, François Fillon a transformé le “FillonGate” en “JouyetGate”. L’un de ses conseillers, contacté dimanche après-midi par Mediapart, soupçonnait « une manipulation de Jean-Pierre Jouyet » permettant de « foutre le bazar à droite » tout en faisant « passer l’idée d’une gauche vertueuse qui n’instrumentalise pas la justice ».
« Cela veut dire qu’au sommet de l’État, il y a des personnes qui cherchent peut-être à déstabiliser un responsable de l’opposition, à éliminer un probable candidat à l’élection présidentielle, qui cherchent à diviser le principal parti d’opposition, qui cherchent avec une balle à atteindre Nicolas Sarkozy et François Fillon en même temps », a résumé de son côté l’ancien premier ministre sur TF1. Ses soutiens, tels les deux députés des Alpes-Maritimes, Éric Ciotti et Jean Leonetti, lui ont emboîté le pas sur Twitter :
L 'affaire Jouyet sent à plein nez la manipulation du cabinet noir de L'Elysee contre Nicolas Sarkozy et François Fillon— Eric Ciotti ن (@ECiotti) 8 Novembre 2014
Les journalistes pensaient révéler une "affaire Fillon" ils sortent une "affaire Jouyet"et une"affaire d'Etat"
Le tir s'est trompé de cible— Jean Leonetti (@JeanLeonetti) 9 Novembre 2014
Sur le fond de la discussion que Jean-Pierre Jouyet assure avoir eue avec François Fillon, à savoir l’affaire des pénalités de la campagne de Sarkozy pour laquelle une information judiciaire a été ouverte, il ne fait nul doute que l’ancien premier ministre s’y soit intéressé dès le mois de juin et la mise en place d’une direction intérimaire à l’UMP. Comme l’a raconté Mediapart, Alain Juppé et François Fillon, conscients du risque pénal qu’encourait le parti pour avoir payé la fameuse amende, avaient souhaité que les commissaires aux comptes de l’UMP, chargés de les certifier, jouent un minimum la transparence auprès de la Commission des financements politiques et mentionnent la persistance d’un débat juridique sur les 364 000 euros réglés. En vain.
Ce n’est qu’au lendemain du 30 juin, date du dépôt des comptes de l’UMP, que les mêmes commissaires aux comptes ont adressé un signalement au parquet de Paris pour pointer ces faits potentiellement délictueux, déclenchant l’ouverture d’une enquête judiciaire. « C’est une discussion que nous avons eue à l’intérieur de l’UMP », a reconnu l’ancien premier ministre sur TF1, avant d’ajouter qu’il avait laissé depuis à la justice, « saisie de ce sujet », le soin de s’en occuper. Que François Fillon ait pu aborder les affaires qui touchent le parti dont il a pris provisoirement les manettes, à un moment où tout le monde ne parlait que de cela, n’est guère surprenant. Il ne s’en est d’ailleurs pas vraiment défendu. Mais pour ce qui concerne les demandes de pression sur la justice dont on l’accuse, il assure qu’il ne s’agit là que de « mensonges ».
L’ancien premier ministre n’entend pas se laisser déstabiliser par ce qu’il envisage comme un « scandale d’État ». C’est en reprenant à son compte l’un des mantras de Nicolas Sarkozy – ce qui ne me tue pas, me rend plus fort – qu’il a choisi de conclure son interview sur TF1. Quand l’ex-chef de l’État affirme que les affaires ont « beaucoup renforcé (sa) détermination » et assure que « si on voulait qu’(il) reste tranquille dans (son) coin, il ne fallait pas agir comme ça », Fillon explique en écho : « Ceux qui pensent que ces accusations vont m’affaiblir ou vont me décourager se trompent. Au contraire, elles me font redoubler d’ardeur parce que je suis convaincu qu’il faut changer profondément les méthodes de ce pays. »
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