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« A Sivens, un drame était inévitable »

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« Je n'ai jamais eu de carte dans un parti parce qu'il m'en aurait fallu plusieurs. » Jacques Pagès, proche des écologistes, de Nouvelle Donne et du Parti occitan, est le seul des 46 élus départementaux tarnais à s'être opposé au barrage de Sivens en mai 2013. À l'époque, deux élus communistes s'étaient abstenus. Majorité de gauche et opposition de droite avaient voté pour.

Depuis le décès de Rémi Fraisse, on n'a guère entendu cet élu discret, chargé des transports au conseil général, infirmier libéral dans le civil. Il a pourtant beaucoup à dire. Cet été, Jacques Pagès a alerté sur la violence des forces de l'ordre sur la ZAD du Testet. En visite sur le chantier du barrage le 3 septembre, il a même été renversé par un véhicule de la gendarmerie et « jeté dans un talus haut de quelques mètres », sans gravité. Effaré par le comportement des gendarmes, il avait alors dit son inquiétude au président socialiste du conseil général, Thierry Carcenac. « Je le lui ai dit clairement : toutes les conditions sont réunies pour un drame. »

Dix jours après la mort de Rémi Fraisse, tué par une grenade explosive lancée par les gendarmes, la réunion organisée mardi par Ségolène Royal à Paris a réuni partisans et opposants du barrage du Testet sans déboucher sur aucune décision. Le regrettez-vous?

© DR

Déjà, tout le monde s'est mis autour d'une table, c'est une avancée. La discussion, c'est quand même mieux que les gendarmes mobiles et les CRS ! Mais à la sortie de cette réunion, personne n'est satisfait. Les points de vue des uns et des autres sont-ils conciliables ? Je ne suis pas très optimiste. Je sens de la part de mes collègues (du conseil général, opposés à tout arrêt des travaux actuellement suspendus - ndlr) une volonté de montrer leurs biceps qui me fait un peu peur. Ce n'est pas ainsi que les problèmes se résoudront. Il faut désormais que la tension retombe pour éviter à tout prix un nouveau drame. Rien ne vaut la vie d'un homme.

Vous qui les côtoyez au conseil général, comment expliquez-vous l'attachement des élus du Tarn à ce barrage, malgré la mort de Rémi Fraisse et le caractère surdimensionné de l'équipement, désormais reconnu par l'État ?

J'ai beaucoup de mal à l'expliquer ! La retenue du Tescou, c'est un très vieux projet, qui était déjà dans les cartons dès la fin des années 1980. Les élus du conseil général ne se le sont approprié qu'il y a un ou deux ans, tout au plus. Leur réaction, c'est de la fierté mal placée : ils estiment qu'on ne peut plus reculer sur ce projet, que si on recule alors on ne pourra plus construire aucun projet. Mais il serait heureux qu'on ne fasse plus ce genre de projets dans de telles conditions !

Ségolène Royal peut en théorie annuler la déclaration d'utilité publique mais elle continue de renvoyer la décision au conseil général, le maître d'ouvrage du barrage. Faut-il tout arrêter ?

Oui, il faut tout arrêter. Mais même si le barrage est arrêté, deux problèmes subsisteront : un problème d'eau et un problème démocratique. La résolution de ces deux problèmes ne passera que par le dialogue. Pourquoi ne pas faire de cette vallée une zone pilote à grande échelle de la mise en place de nouveaux processus démocratiques et d'une nouvelle approche de la gestion de l'eau ?

Quand certains agriculteurs tarnais disent qu'ils ont besoin de ce barrage pour avoir plus d'eau et ainsi maintenir leurs exploitations, ont-ils raison ou tort ?

Ils n'ont pas tout à fait raison, mais pas tort non plus. Je m'explique. Dans les années 1980, il y a eu une surestimation du débit d'eau nécessaire dans cette vallée. On a donc voulu construire des barrages imposants. Mais aujourd'hui, les besoins sont moins élevés. Les usines ont fait des progrès depuis trente ans, il y a moins besoin de dépolluer. Il existe désormais des façons d'irriguer beaucoup plus raisonnées et économes, même pour la culture du maïs. Cela dit, il est vrai que cette rivière a tendance à s'assécher. Sauf que la réponse, ce n'est pas construire de gros barrages ! Si l'eau manque, c'est à cause du drainage intensif des zones humides, de la végétation de rive qui a été éliminée, de l'imperméabilisation des sols. Résultat, les sols ont perdu leur substrat, leurs matières organiques. Et l'eau fuit à toute vitesse, ce qui devient problématique en été. Il est temps de s'atteler à une gestion intelligente du territoire et de l'agriculture !

Minute de silence pour Rémi Fraisse au conseil général du Tarn, vendredi dernierMinute de silence pour Rémi Fraisse au conseil général du Tarn, vendredi dernier © DR

Mais pourquoi êtes-vous le seul à dire ce genre de choses ?

Au conseil général, nous avons pourtant travaillé sur une nouvelle gestion de l'eau, on a fait des choses bien sur la politique environnementale. Je partage 95 % de la politique menée par le département. Mais franchement, je ne comprends pas l'obstination sur ce projet-là. Cet entêtement, c'est de l'ordre de la croyance scientiste. Et puis c'est tellement plus simple de rajouter des retenues pour augmenter les volumes ! Sauf qu'on est arrivé au bout de cette logique. À l'avenir, ce genre de projets ne sera plus possible, ou alors par la seule force et avec l'aide des gendarmes. Ce n'est pas parce qu'une majorité d'élus ont pris une décision, que toutes les étapes de la légalité ont été franchies, que le projet est acceptable et légitime. Si c'est une bêtise, c'est une bêtise ! Il y a d'autres voies ! J'appelle à une autre façon de vivre la démocratie, où on prend le temps de prendre des décisions acceptables et acceptées.

Ce genre de mobilisation contre les retenues d'eau n'est pas nouveau dans le Sud-Ouest...

Non, j'ai d'ailleurs vécu la même chose, copie conforme, à la fin des années 1980. Je suis même entré en politique à cause de ça ! Il était alors question de construire un barrage beaucoup plus imposant chez moi, sur la rivière Gijou. À l'époque, il y avait déjà les mêmes acteurs qu'à Sivens : la Compagnie d'aménagement des coteaux de Gascogne (CACG, une société d'économie mixte chargée des études et de la construction du barrage de Sivens, lire ici), l'agence de l'eau Adour-Garonne décidant qu'il fallait tel débit à tel endroit, etc. On parlait alors de noyer 70 maisons, l'église, le cimetière, etc. Face à la mobilisation, ce projet a été abandonné. Mais depuis, on est resté dans les mêmes schémas. Par exemple, l'agence de l'eau Adour-Garonne estime qu'il manquera 100 millions de mètres cubes dans la vallée de la Garonne d'ici 2050. Selon moi, c'est un chiffre théorique, mal calculé : il part du principe qu'on ne fera pas d'économies et qu'on resterait d'ici là sur une agriculture productiviste. Pour combler ce besoin, la réponse est systématiquement la même : faisons des réserves, faisons des barrages. Ces dernières années, plusieurs très grands projets dans la région ont été balayés par la mobilisation des habitants. Du coup, les décideurs régionaux promeuvent des choses un peu plus modestes, des retenues du type de Sivens. Des Sivens, il y a en potentiellement une soixantaine dans la région !

Vous vous êtes rendu plusieurs fois sur la ZAD ces derniers mois. Aviez-vous senti un climat de tension ?

C'est toujours facile de dire après coup qu'on avait tout prévu, et je m'en garderai bien. Mais malheureusement, un drame était inévitable. Face aux militants anti-barrage, qui portent des convictions que l'on a méprisées, les forces de l'ordre n'avaient manifestement pas le souci de l'apaisement. La gauche est au gouvernement, comment ne pas être dans le dialogue et vouloir passer en force le plus vite possible ? Cela me semble invraisemblable. Nous, élus de gauche, ne pouvons pas être du côté des matraques.

La journée du 3 septembre a été particulièrement agitée…

Le 3 septembre, je me suis rendu sur le site. J'y suis allé en ma qualité de conseiller général, avec d'autres élus (des conseillers généraux et régionaux écologistes et du Front de gauche, alors que le chantier venait de démarrer - ndlr). Nous voulions voir ce qu'on faisait sur le chantier en notre nom, au nom de nos assemblées. Pour y entrer, j'ai dû faire preuve d'une détermination très forte. La gendarmerie bloquait et ne voulait pas me laisser entrer. J'ai été conduit comme certains élus régionaux et généraux présents à dire aux gendarmes : « Soit vous nous arrêtez, soit vous nous laissez passer ! » Nous voulions voir. Et ce que nous avons vu ne nous a pas plu. Nous nous sommes interposés à plusieurs reprises entre les gendarmes et les militants. Ce jour-là, il n'y avait que des militants pacifiques. Je ne dis pas qu'il n'y a pas eu des gens sur la ZAD qui voulaient en découdre avec les forces de l'ordre, et j'ai personnellement toujours condamné ce genre de violences. En tout cas, ce jour-là, ils n'étaient pas là. Et ce jour-là, la violence que j'ai vue, c'était celle des gendarmes. J'ai interpellé leur responsable, à plusieurs reprises. Je lui ai dit qu'ils cherchaient l'incident et que j'allais en témoigner.

L'incident du 3 septembre, brièvement rapporté par La Dépêche du midiL'incident du 3 septembre, brièvement rapporté par La Dépêche du midi

Vous-même avez eu affaire aux gendarmes…

À un moment, je me suis interposé entre une cinquantaine de manifestants, désarmés je le précise, et le convoi de la gendarmerie. Nous avons parlementé. Les gendarmes, habillés comme des Robocops avec leurs épaulières, ont fait semblant d'accepter de repartir par l'autre côté. Mais dès que nous avons tourné le dos pour en informer les manifestants, les gendarmes ont avancé sur nous. Ils tenaient à passer à un endroit où ce n'était pas raisonnable de le faire.

Comme j'étais en première ligne, j'ai été renversé par le car et me suis rattrapé au pare-buffle. Quatre malabars m'ont sorti du dessous du camion et m'ont jeté dans un talus, haut de quelques mètres (l'épisode a été brièvement rapporté, en passant, au bas d'un article de la Dépêche du Midi). Ce jour-là, j'étais avec des collègues élus, j'étais en costume, j'ai montré à plusieurs reprises ma carte d'élu. J'ai dit aux gendarmes : « Vous savez ce que vous êtes en train de faire ? » Ils m'ont répondu « oui, oui ». Les gendarmes auraient dû chercher l'apaisement plutôt que la confrontation. Encore une fois, je condamne les violences, d'où qu'elles viennent. Mais la violence d'État n'est pas plus acceptable que celle de groupuscules qui cherchent l'affrontement avec les forces de l'ordre. J'espère qu'on remontera la chaîne des responsabilités, que l'on nous dira qui a donné aux gendarmes des ordres d'une telle fermeté. Notre démocratie ne peut pas s'accommoder de ce genre de choses.

Avez-vous parlé de cet épisode avec le président du conseil général, Thierry Carcenac ?

Peu après, j'ai eu en ligne le président du conseil général. Je lui ai expliqué ce qui m'était arrivé, lui ai dit : ce qui se passe n'est pas normal. Je lui ai envoyé un courrier électronique après cette conversation téléphonique puis un second message électronique avec des témoignages du terrain. Je le lui ai dit clairement : toutes les conditions sont réunies pour un drame. Il n'a pas répondu. Je tiens évidemment ce message à disposition de la justice.

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