Vue depuis sa voiture, une autoroute, ça sert à rouler vite. Mais vue de la fenêtre de son logement, ça fait quoi, une autoroute ? Du bruit, de la poussière noire, des détours pour aller faire ses courses, du vertige quand il faut la franchir depuis une passerelle en hauteur pour se rendre au collège, ou à l’hôpital. À Saint-Denis, au nord de Paris, les autoroutes enserrent la ville comme un diaphragme : l’A86 tranche la Plaine dans le sens de la largeur, au sud du stade de France ; l'A1 la borde sur son aile orientale, passe devant le fort de l’est, la cité des Cosmonautes, et file droit vers Le Bourget. Pile en face de l’entrée de l’hôpital Delafontaine, l’une des plus importantes maternités de la Seine-Saint-Denis, se déploie un monumental toboggan de bitume : le viaduc n°3 de l’A1. Si bien que pour s’y rendre à pied, il faut emprunter un tunnel de plusieurs dizaines de mètres creusé en dessous de la voie rapide (voir les cartes ci-dessous).
Jeudi 23 octobre, vers 10 h 30 du matin, une femme enceinte, puis une autre s’y engagent à pas comptés. « Ce tunnel a provoqué plein de légendes urbaines : quelqu’un s’y était fait égorger, des femmes violer… Ce n’était pas vrai, mais les gens avaient peur. Ça puait la pisse. C’était horrible », se souvient Salah Khemissi, qui a grandi dans la cité Joliot-Curie, et qui, un jour, s’est retrouvée serrée de près par la bretelle de l’autoroute. Délaissé par les riverains, le tunnel reste quasiment vide, malgré ses murs graphés de poissons bigarrés qui le rendent moins carcéral.
Âgé de la cinquantaine, le directeur de la salle de concerts La ligne 13, à Saint-Denis, a encore en tête des images de son quartier d’avant sa découpe routière, avec ses jardins ouvriers qui s’étendaient au pied des tours : « Quand tu es entouré de verdure, tu as l’impression de vivre dans un quartier, pas dans une cité. On construisait des cabanes dans le jardin, on cueillait des framboises en allant à l’école. Avant le toboggan, la vie était plus sociale. Le plus grand drame, c’est la séparation avec les Cosmonautes. Ils se retrouvent enclavés : en face ils ont la cité des 4000, à La Courneuve, et derrière : rien. Ils sont devenus le monde de nulle part. » Le chômage, le manque d’argent, les discriminations, les tensions entre voisins : il existe bien d’autres causes de malheur dans l’immense cité bâtie à la frontière de Saint-Denis et de La Courneuve. Mais dans cette galère, l’enclavement a joué un rôle. Aujourd’hui un tramway dessert le quartier, le rapprochant des services en centre-ville et du marché. Quand la ligne approche de l’A1, elle est bordée des deux côtés par un campement de Roms, engoncé dans un triangle de misère, collé au sommet du talus de l’autoroute. Le rejet des indésirables aux confins des voies à grande vitesse se poursuit. « Une nationale qui passe en face de chez toi, c’est hyper agressif, poursuit Salah, c’est violent une voiture qui passe. »
Ce n’est pas le seul problème. Il y a aussi la pollution. « Il y a tellement de poussière sur la fenêtre que la pluie fait des traînées noires », raconte Ansari Nguyen, habitant de la cité Joliot-Curie depuis quinze ans. Il est assis sur un banc de l’aire de jeux du quartier, à quelques mètres d’Insaf Boulaabi. Elle vit à Rennes mais a grandi ici, où vivent toujours ses parents. « Le bruit des voitures sur l’autoroute me réveille maintenant le matin. Avant, il n’y avait même pas de mur anti-bruit. On l’entendait encore plus », confie Insaf. Pour autant, le quartier ne s’est pas mobilisé contre la bretelle. « On s’habitue à ce fond sonore, poursuit-elle, cette fichue autoroute, on l’a sous les yeux depuis 40 ans. »
D’autres problèmes plus saillants, plus urgents, perturbent davantage le quotidien et forment un écran entre les nuisances de l’autoroute et leur perception par ses riverains. La saleté de la résidence, les papiers gras et les canettes qui traînent par terre. La gardienne disparue et remplacée par des femmes de ménage qu’on ne connaît pas. Le bruit causé par les squatteurs de cages d’escalier et les détritus qu’ils laissent derrière eux.
Évelyne Liotardo habite la cité voisine de Saint-Rémy depuis sept ans. Son logement est collé à la bretelle. L’été, il fait trop chaud, on ne peut pas ouvrir les fenêtres. Elle décrit aussi la poussière noire sur ses rebords de fenêtre. Elle évite de secouer ses draps par la fenêtre pour les garder indemnes de pollution et lorsqu’elle aère chez elle, elle ferme le rideau, en guise de filtre. L’autoroute, elle n’en parle pas trop avec les voisins. On a déjà du mal à avoir de la tranquillité. Avant elle vivait à Marseille. Déjà au bord d’une autoroute. Denis Guillien vit quant à lui aux abords du carrefour Lamaze, où débouche la bretelle de l’A1, depuis 1989. Chaque jour y passent environ 45 000 véhicules. « Quand on est arrivé là, on s’est rien demandé du tout. On a vu le prix, et voilà. »
À Paris et en petite couronne, près de 30 % de la population vit à moins de 75 mètres d’un axe à fort trafic routier (plus de 10 000 véhicules par jour). Cette proximité est responsable d’environ 16 % des nouveaux cas d’asthme chez les moins de 17 ans, selon une étude de l’Observatoire régional de santé Île-de-France. En Île-de-France, 55 % des crèches, écoles, structures d’hébergement des personnes âgées, hôpitaux et terrains de sport se situent à moins de 500 mètres d’un axe routier majeur.
À Saint-Denis, deux jours sur trois, les quantités de particules fines et de dioxyde d’azote dans l’air dépassent les seuils autorisés. Environ un tiers de sa population est exposé à des niveaux de bruit gênants et à une pollution record. La station de mesure d’AirParif située en bordure de l’A1 enregistre les plus hauts taux de gaz de toutes ses stations en Île-de-France. Les normes européennes ont été dépassées 192 jours en 2012. Les émissions de microparticules sont massives. Elles proviennent essentiellement des véhicules roulant au diesel. Sur chaque autoroute de Saint-Denis, déboulent plus de 200 000 véhicules par jour en moyenne. C’est essentiellement un trafic de transit : les véhicules traversent la commune pour se rendre ailleurs. Faute d’interconnexion efficace entre grands axes, ce flux se répand dans les rues.
« Notre ville souffre d’un écartèlement en quartiers séparés par des balafres urbaines : canal, sillons ferroviaires, autoroutes, routes à grande circulation datant d’un demi-siècle et traversant des zones alors peu urbanisées », décrivent le collectif Lamaze et le comité Porte de Paris dans un document commun. Ces deux associations d’habitants ont écrit une pétition réclamant l’enfouissement de l’A1 à Saint-Denis : chacune a recueilli plus de 1 700 signatures, selon elles. Bruit, pollution, accidents : pour les voisins de ces routes à grande vitesse, ce sont plus que des nuisances, « de véritables maltraitances » pour des milliers d’habitants et de salariés, les travailleurs des sièges sociaux et des bureaux de la Plaine et des abords du stade de France.
Élus et services administratifs de Saint-Denis et de son agglomération, Plaine Commune, ne restent pas insensibles aux plaintes des riverains d’autoroutes. Un adjoint à l’insertion urbaine des infrastructures autoroutières vient d’être nommé, une expérimentation de zone d’action prioritaire pour l’air (ZAPA) a été lancée. Dans son contrat de développement territorial (CDT), la ville souhaite « renforcer l’urbanité du territoire et recréer du lien entre les quartiers ». En supprimant notamment l’autopont de l’A1 combattu par le collectif Lamaze. Mais cela coûte cher et elle ne peut seule en décider.
Que serait la vie sans autoroute ? En 2013, une fête de quartier (« Lamaze, enlève tes bretelles ! ») a occupé le toboggan autoroutier que connaissent bien Salah, Ansari, Insaf, Évelyne et Denis. Plus aucune voiture entre 6 heures et 18 heures. Georges Salomon du collectif Lamaze se souvient d’habitants réveillés car « ils n’entendaient plus de bruit ». Effet spectaculaire de l'habitude à un problème diffus, comme un bruit de fond.
BOITE NOIREJ’ai rencontré des membres du collectif Lamaze et du comité Porte de Paris dans le cadre d’un projet de « toxic tour/detox » en Seine-Saint-Denis, mettant en lien pollution et dérèglement climatique. Plus d’infos ici.
Une « balade toxique » de l’autoroute A1 se tient dimanche 26 octobre à 14 heures à Saint-Denis (infos et parcours ici).
Prolonger : Retrouvez toutes nos informations complémentaires sur notre site complet www.mediapart.fr.
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