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Prédistribution? Le nouveau concept politique non identifié de Manuel Valls

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Dans son entretien très commenté à L'Obs, Manuel Valls tance la « gauche passéiste » « hantée par le surmoi marxiste », critique les hausses d'impôts des premières années du quinquennat, propose un contrat unique de travail et lance l'idée d'une « maison commune des progressistes » pour remplacer le PS. Mais, et c'est passé inaperçu, le premier ministre s'aventure aussi sur le terrain de la théorie politique. Au détour d'un paragraphe, il se livre ainsi à une critique en règle de l'État providence tel qu'il existe en France depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale :

« 57 % de dépenses publiques, est-ce que l'on considère que c'est efficace ? Non. Face à ce modèle inefficace qui redistribue aveuglement sans tenir compte des besoins de chacun, et revient a posteriori sur les inégalités pour les corriger, nous devons proposer un modèle que j'appelle la prédistribution pour prévenir les inégalités. D'où la nécessité d'investir massivement dans l'éducation, la recherche, la formation et la culture. »

Manuel Valls dans l'Obs, jeudiManuel Valls dans l'Obs, jeudi

« Prédistribution ». Au milieu des polémiques des derniers jours entre socialistes, pas grand monde n'a prêté attention à l'irruption de ce mot dans le débat politique. Manuel Valls est pourtant le premier à importer en France ce concept, à la mode dans les cercles sociaux-démocrates européens depuis quelques années. Alternative à la « redistribution » historiquement défendue par les partis de gauche, la « prédistribution » fait aujourd'hui figure de recette miracle pour dirigeants progressistes désargentés, à l'heure de la crise et des économies budgétaires.

Contrairement à ce qu'il laisse entendre, Manuel Valls n'est pas l'inventeur de ce terme. Celui qui l'a défini s'appelle Jacob Hacker, 43 ans, directeur de l'institut des études sociales et politiques à l'université américaine de Yale.

Spécialiste de l'État providence, Hacker est l'auteur de plusieurs ouvrages, non traduits en France. Le plus récent (Winner-Take-All Politics: How Washington Made the Rich Richer and Turned Its Back on the Middle Class Comment Washington a enrichi les riches et tourné le dos aux classes moyennes), publié en 2010, met en cause la responsabilité des élites politiques américaines dans l'explosion des inégalités aux États-Unis au détriment des classes moyennes. « Un J'accuse éloquent contre l'élite de Washington qui a mené une guerre de trente ans contre sa population au nom des riches », salue The New Statesman, hebdomadaire britannique marqué à gauche.

Le concept n'est pas très vieux : le 3 mai 2011, Hacker est invité à Oslo par Policy Network, think tank britannique très influent dans les cercles sociaux-démocrates européens. Devant un parterre d'intellectuels et de dirigeants sociaux-démocrates (dont Ed Miliband, chef du parti travailliste britannique ou Georges Papandréou, alors premier ministre grec du PASOK), il explicite son fameux concept. On peut retrouver là les contributions de ce colloque, la "Progressive Governance Conference".

« Quand nous pensons à la façon dont les gouvernements peuvent réduire les inégalités, nous pensons à la redistribution – les impôts collectés par les gouvernements et les transferts, qui consistent à prendre à certains pour donner aux autres, écrit Hacker dans l'article qui accompagne son intervention, intitulé "Les fondations institutionnelles d'une démocratie des classes moyennes" (lire ici). Mais nombre des changements les plus importants sont en fait rendus possibles par la prédistribution (…) Les réformateurs progressistes ont besoin de se concentrer sur les réformes de marché qui favorisent une distribution plus juste du pouvoir économique et de ses bénéfices avant même que le gouvernement ne collecte des taxes ou n'attribue des prestations. » Une nécessité, selon Hacker, à l'heure où la redistribution traditionnelle, et les impôts qui vont avec, sont de plus en plus contestés.

The New Statesman, 11 juillet 2013The New Statesman, 11 juillet 2013
Dans un entretien au New Statesman en 2013, Hacker définit plus simplement la « prédistribution » ("pré-distribution" en anglais) comme la nécessité de « stopper l'inégalité avant qu'elle ne commence ».

« Dans une société de plus en plus inégalitaire, le contrat social ne peut être simplement soutenu par le fait de prendre à certains des plus fortunés, les riches, pour redistribuer au reste de la société. Ça ne marche pas politiquement (…) parce que cela crée un environnement où la classe moyenne a de plus en plus de ressentiment contre ceux qui sont en bas de l'échelle sociale et qui bénéficient le plus des transferts de la puissance publique. Elle leur en veut plus qu'aux riches, alors que ce sont eux qui ont faussé les règles du jeu. (…) En tant que sociaux-démocrates et progressistes, nous créerons plus de solidarité et nous aurons plus de résultats si nous rendons la redistribution aussi peu nécessaire que possible. »

Concrètement, cela peut passer, suggère Hacker, par « une meilleure régulation financière », « des droits sociaux pour les travailleurs », un contrôle accru des salariés sur la gouvernance des entreprises, le « plein-emploi », un « investissement accru dans les savoir-faire et l'éducation primaire », et une économie davantage tournée vers les petites entreprises. Des mesures qui, sans toutes coûter de l'argent, peuvent permettre aux partis sociaux-démocrates, dans un contexte de faible croissance, de retrouver le vote des classes moyennes, assure-t-il — les classes populaires ne sont même pas évoquées, comme si elles étaient irrémédiablement perdues.

Pour le parti travailliste britannique (Labour), en quête d'une nouvelle doctrine après l'ère critiquée du "New Labour" de l'ancien premier ministre Tony Blair, la « prédistribution » est une aubaine théorique. Ed Miliband, le chef du Labour, classé à la gauche de ce parti social-libéral, l'a d'ailleurs reprise à son compte.

Le 6 septembre 2012, lors d'un discours à la Bourse de Londres, Ed Miliband a proposé pour son parti « un nouvel agenda ». Il s'est alors attardé sur la « prédistribution », érigée en principe de base d'un futur programme. « La redistribution est nécessaire et restera un objectif clé du prochain gouvernement travailliste, dit-il. Mais elle n'est pas suffisante pour atteindre nos buts (…) La prédistribution, c'est dire que nous ne pouvons pas nous permettre d'être de façon permanente coincé dans une économie qui donne des salaires bas. (…)  Dans le passé, les gouvernements de centre-gauche ont tenté d'améliorer les salaires via les dépenses publiques, dans le futur ils devront faire en sorte que le travail lui-même paie davantage. »

Malgré les remarques acerbes du premier ministre conservateur David Cameron — « la prédistribution, c'est dépenser l'argent que nous n'avons même pas » –, le concept est un des éléments de ce que Fabien Escalona, chercheur à Sciences-Po Grenoble, nomme le « nouveau récit travailliste », aux côtés de la promotion d'un « capitalisme responsable » et d'une « révolution de l'offre » de gauche après celle des années Thatcher. Il sous-tend plusieurs des propositions du parti à l'approche des élections générales du 7 mai 2015.

Ed Miliband, chef de file des travaillistes britanniquesEd Miliband, chef de file des travaillistes britanniques © Reuters


« La pré-distribution, c'est un concept qui a l'avantage d'ancrer à gauche sans remettre en cause, en tout cas dans sa version "soft", ni les structures inégalitaires du néolibéralisme ni le cadre austéritaire, analyse Escalona. Il s'agit de rendre les individus plus compétitifs, aptes à évoluer dans la compétition économique globale, mais dans un contexte financier où l'État n'a plus les moyens de corriger les inégalités par les dépenses publiques. »

« Dans sa version minimale, la prédistribution n'est rien d'autre qu'une action d'arrière-garde inefficace contre les politiques d'austérité », préviennent eux aussi les chercheurs Martin O'Neill et Thad Williamson dans un texte publié en septembre 2012 par Policy Network. « Poursuivie de façon courageuse et avec des intentions sérieuses, (elle) pourrait créer un agenda excitant et radical pour la social-démocratie », poursuivent-ils. « Mais ce ne semble pas être le sens que lui donnent Ed Miliband ou Manuel Valls », estime Escalona.

Dans l'opposition, le PS a déjà planché sur de telles thématiques. En 2004, Dominique Strauss-Kahn avait publié à la Fondation Jean-Jaurès une note « pour l'égalité réelle » restée célèbre.

En 2010, le parti, alors dirigé par Martine Aubry et sous la coordination de Benoît Hamon, avait présenté un paquet de mesures pour favoriser cette fameuse « égalité réelle », en partie inspiré d'un livre du sociologue François Dubet, Les Places et les Chances : « baisse raisonnée des prix et des loyers», contrôle public du tarif du gaz et de l'électricité, lutte contre les contrôles au faciès, service public de la petite enfance et maternelle obligatoire dès trois ans, droit à la scolarité jusqu'à 18 ans, quotas de médecins par départements, allocation d'autonomie pour les jeunes, création d'un « ministère des droits des femmes et de l'égalité entre les genres », etc. (lire notre article). À l'époque, Manuel Valls avait refusé de voter ce texte, dont il n'est quasiment plus rien resté dans le programme présidentiel de François Hollande.

Ancien strauss-kahnien en rupture de ban, aujourd'hui un des chefs de file du mouvement socialiste « Vive la gauche » qui conteste le cap économique du gouvernement, le député Laurent Baumel dit retrouver dans certains passages de l'entretien de Manuel Valls « des idées croisées dans la galaxie strauss-kahnienne pour réduire les inégalités à la racine : donner du capital culturel, augmenter l'égalité réelle en permettant aux enfants des classes populaires de réussir, etc. ». Mais l'opposition entre « redistribution » opérée par l'État providence et la « prédistribution » lui paraît simpliste. « Les deux ne sont pas antagonistes car il faut réduire les inégalités en amont et en aval. »

Difficile en tout cas à la lecture de L'Obs de savoir quelles mesures concrètes Manuel Valls mettrait en œuvre pour réformer l'État providence, qui, s'il coûte cher, a aussi été un formidable amortisseur de la crise en France ces dernières années. Faut-il par exemple drastiquement baisser les impôts ? Mais dans ce cas comment compenser le manque à gagner et financer l'investissement dans le « capital humain » que requiert la « prédistribution » ? Convient-il de reformater, et si oui selon quels critères, les investissements de l'État et le montant des salaires publics dans les territoires, alors qu'ils soutiennent l'activité locale ? Faut-il réduire les 600 milliards annuels de prestations sociales et/ou les allouer différemment ? Conserver le principe d'universalité hérité du Conseil national de la Résistance, ou l'abandonner définitivement, dans le sens de la réforme récente des allocations familiales ? Réformer plus globalement les structures de la Sécurité sociale, et si oui comment ?

Sollicité à deux reprises ce vendredi, l'entourage de Manuel Valls à Matignon n'a pas jugé utile de nous rappeler pour préciser sa pensée. Le premier ministre en reste pour l'heure au stade du slogan, avant tout préoccupé par sa volonté de se constituer (comme sur à peu près tous les sujets) un profil de briseur de « tabous ».

A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : Je casse, tu paies


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