C'est l'équipe fantôme de Marine Le Pen, celle qui n'apparaît dans aucun organigramme mais qui la côtoie depuis vingt ans. En amont de la présidentielle de 2017, ce petit cercle fermé s'active, loin de l’agitation du siège du Front national et des caméras. On y trouve le micro-parti de la patronne du FN, mais aussi des prestataires liés à la nébuleuse des anciens du GUD (Groupe Union défense – une organisation radicale d'extrême droite), qui travaillent pour le parti et pour ses villes.
La stratégie de Marine Le Pen est double : laisser ses bras droit Florian Philippot et Louis Aliot piloter le parti et s'appuyer sur une structure plus souple et discrète, où s'activent ses hommes de l’ombre. Tous gravitent autour de son vieil ami Frédéric Chatillon, un ancien leader du GUD devenu son conseiller officieux et le prestataire phare du FN.
Ils ont pris leurs quartiers il y a un an au rez-de-chaussée d’un immeuble du XVIe arrondissement parisien, au 27, rue des Vignes, comme l'a raconté Marianne. Une centaine de mètres carrés où est aménagé un petit studio de retransmission. « Il n'y a pas d'argent, les banques ne prêtent plus au FN, c'est extrêmement difficile. Il y a une organisation qui est nécessaire », explique à Mediapart un membre de cette « GUD connection ».
La présidente du Front national s'est rendue à plusieurs reprises rue des Vignes, pour des réunions, pour l'enregistrement de certaines vidéos, comme ses séances de questions-réponses avec les internautes ou encore un pot pendant les municipales. Certains responsables frontistes y ont également fait un saut. « Il y a une séparation entre le Front et les activités de communication », rapporte un cadre du parti. « Il y a certaines choses qui se font ici (au siège du FN, ndlr), d'autres ailleurs. Ça ne me pose pas de problème que Marine Le Pen puisse aller là-bas voir les documents de campagne ou le site », justifie sa sœur Yann Le Pen, responsable des grandes manifestations du FN.
Marine Le Pen dispose de sa propre structure, hors du contrôle du FN. Cette autonomisation financière a commencé en novembre 2010 avec la création de son micro-parti, Jeanne, pour mettre fin à la mainmise de son père, qui n'a jamais cédé les rênes de son association de financement, Cotelec.
C’est d'ailleurs au "27" que Jeanne vient officiellement d’emménager, d’après le Journal Officiel. Rien d’étonnant, puisque c’est aux anciens du GUD que la présidente du FN a confié les finances de cette association, comme Mediapart l’a raconté. Au fil des années, le micro-parti a suivi les ex-Gudards dans leurs déménagements au sein du cossu XVIe arrondissement. Initialement domiciliée à la même adresse que Dreamwell, société de Frédéric Chatillon et Olivier Duguet (ex-GUD et ex-trésorier de Jeanne), elle a rejoint la rue des Vignes où ils étaient une quinzaine de personnes à s'affairer pendant les municipales.
Si Frédéric Chatillon était présent au "27" pendant les dernières élections, il n'en est pas le maître d’œuvre. Devenu trop visible, l'ancien chef du GUD est parti à l'étranger « se mettre au vert », rapporte l'un de ses amis. Mais c'est son plus proche associé, Axel Loustau, devenu trésorier de Jeanne, qui pilote la logistique. Cet autre ancien du GUD, prestataire occasionnel du FN avec sa société Vendôme sécurité, a mis la main sur le rez-de-chaussée de l'immeuble avec la société civile immobilière Les Vignes, créée en toute discrétion en juillet 2013 avec sa femme, et dont il a cédé la gérance. Dans l'actionnariat de cette SCI, on retrouve... Frédéric Chatillon.
Le tandem Loustau-Chatillon a permis à plusieurs prestataires de confiance de Marine Le Pen de s'y installer. Pour certains à titre grâcieux, pour d'autres en payant un loyer « très en dessous des prix », rapporte l'un d'eux à Mediapart. Ces sociétés assurent à la présidente du FN des tarifs « cinq fois en dessous du marché », affirme-t-il. C'est le cas pour Stream on fire, société de captation vidéo d’événements, créée elle aussi en juillet 2013, et qui dispose de bureaux au "27". L'entreprise ne compte aucun salarié et travaille à la tâche, avec des prestataires. À sa tête, on trouve un ami de vingt ans de Loustau et Chatillon: Christophe Boucher.
Celui-ci a déjà été associé à Frédéric Chatillon en 2003, lors de la création de la revue Sentinel, qui décrypte les « menaces contemporaines ». Son frère Grégoire, catholique traditionnaliste, a organisé avec Axel Loustau la manifestation « Jour de colère » qui a vu défiler à Paris l'extrême droite la plus radicale et la « Dieudosphère ». Il a aussi été associé à l'ex-trésorier de Jeanne, Olivier Duguet, avec qui il a été condamné à six mois de prison avec sursis pour « escroquerie » au préjudice de Pôle emploi (lire notre enquête).
Depuis un et demi, Stream on fire réalise les vidéos des déplacements de la présidente du FN (exemple ici), et une partie des retransmissions de ses meetings sur les sites et les applications mobiles frontistes, comme le discours de rentrée de Marine Le Pen à Brachay (Haute-Marne) ou celui l'université d'été du FNJ à Fréjus.
Ces sociétés peuvent aussi compter sur des contrats dans les villes conquises en mars par le Front national. Ainsi, les habitants de Cogolin (Var) ont eu la surprise de voir débarquer un camion de Stream on Fire lors du dernier conseil municipal, le 29 septembre. La société parisienne a en effet signé un contrat avec la municipalité frontiste pour filmer la séance, après avoir réalisé un « portrait du maire », diffusé sur le site du FN, qui « n’a pas été facturé », explique Christophe Boucher. Si, après, par nos connaissances on peut avoir la possibilité de travailler avec des villes ou des élus, c’est tant mieux. »
Même scénario avec une autre entreprise du "27": la Patrouille de l’événement. Cette société d’événementiel compte pour unique client la ville FN de Fréjus, où elle a installé une succursale et animé toute la saison estivale (lire notre enquête). Derrière, on trouve un autre prestataire de la campagne présidentielle de Marine Le Pen et membre de cette « GUD connection »: Minh Tran Long. Cet ancien militant de la Fane, un groupuscule violent et ouvertement néonazi dissous en 1980, s'est engagé dans la Légion étrangère avant de se reconvertir dans l'événementiel. S'il « ne regrette rien » de son militantisme, il précise: « On avait 16-17 ans, on faisait les cons, c'était le côté rigolo et provocateur qui nous plaisait. Vous n'imaginez pas le nombre de blousons noirs avec la croix de Malte à l'époque. »
À Fréjus, l'entrepreneur, sollicité par David Rachline, a créé sa société pendant les municipales en misant sur la victoire du jeune frontiste. Lui aussi a proposé des tarifs préférentiels au maire. « Pour la coupe du monde, je lui ai trouvé l'écran le moins cher d'Europe et on a sollicité de gros partenaires pour le payer. Pour la fête de la musique, on s'est serré la ceinture, on a resserré le contrat à 29 000 euros. Ils ont été gagnants. Nous, on a fait un pari sur l'avenir », explique Tran Long. Mais la révélation de ces contrats dans la presse les a « grillés », rapporte l'entrepreneur. « Depuis qu'il est sénateur, Rachline est sous les feux de la rampe, il a peur d'être accusé de favoritisme. Rien n'est reconduit, pour l'instant. »
Le petit cercle s'est réuni à Fréjus en marge de l'université d'été du FNJ. Mais il œuvre dans la discrétion. Sur le site de sa société, Minh Tran Long préfère apparaître sous le nom de « Minh Arnaud », son « deuxième prénom », dit-il. Seul Stream on fire affiche son nom sur la porte du "27" et dans l'annuaire. Pour autant, son patron ne s'étend ni sur ses tarifs (« Ce n'est pas dans mon intérêt »), ni sur ses liens avec la présidente du FN. « Je connais Marine, je l'ai rencontrée amicalement il y a vingt ans. Pourquoi je vous en dirai plus? Ce sont des relations amicales, voilà, balaye-t-il. Si je l'accompagne dans un déplacement, elle sait que je ne vais pas essayer de faire des images qui vont être exploitées par Mediapart ou je ne sais qui, en disant “elle a fait-ci, elle a fait ça". On travaille en confiance, c’est pour ça qu’ils font appel à moi ».
Pour brouiller les pistes, au fil des mois, adresses, actionnaires et gérants changent et se croisent. Les uns font travailler les autres. Ce système a d’ailleurs été théorisé par un autre ancien gudard présent depuis de nombreuses années dans le premier cercle des Le Pen, Philippe Péninique. À Canal Plus, en avril 2013, l'avocat reconnaissait que « oui, autour de Marine, il y a des gens qui n’ont pas trop mal réussi dans la vie, qui sont insérés socialement, et qui combattent le système de l’intérieur ». « Je m’honore d’avoir été au Groupe union défense, assumait-il. On se connaît tous. Nous avons été victimes d’un ostracisme. Nous avons essayé de travailler entre nous ».
Entre eux, mais aussi avec la présidente du FN. Comme Mediapart l’avait révélé, Riwal, la société de Chatillon, a perçu 1,66 million d'euros pour des prestations en communication fournies à Marine Le Pen pendant la campagne présidentielle (presque un cinquième des dépenses déclarées par la candidate). Tout récemment, l’entreprise a réalisé « les petits clips proposés lors des européennes », explique Yann Le Pen. Riwal est également le prestataire de Jeanne, le micro-parti de Le Pen, pour qui elle confectionne les « kits » de campagne des candidats FN, vendus 16 000 euros pièce.
Ce “business” est rentable. Quasiment dénuée d'adhérents et d’événements militants, Jeanne a encaissé 1,7 million d'euros en 2011– sa première année d’exercice –, et 9 millions d’euros en 2012. Le résultat d’une double activité: outre la vente des « kits », l’association de financement prête de l'argent aux candidats FN avec des taux élevés, dans le but d’emmagasiner des intérêts (lire notre enquête). Ce fonctionnement a attiré l’œil de la justice. Le micro-parti est visé depuis avril par une information judiciaire contre X pour « escroquerie en bande organisée » et « faux et usage de faux ». C’est d'ailleurs rue des Vignes que les enquêteurs de la brigade financière sont allés chercher les factures de Jeanne et la comptabilité de Riwal, lors d’une perquisition relatée par Marianne.
Quel est le rôle précis de ce noyau autour de Marine Le Pen? Ni la présidente du FN, ni Axel Loustau n'ont répondu à nos questions. « Le FN n'a pas les reins assez solides pour trouver des prêteurs. Les banques sont devenues très frileuses. Il faut avoir à ce poste une personne de confiance, et Marine a très confiance en Chatillon, croit savoir un cadre frontiste qui « trouve qu'on voit beaucoup » l'ancien leader du GUD « au Carré (le siège du parti, ndlr) et dans les manifestations du FN. Qu'il soit présent au 1er-Mai, au pied de l'estrade, ça me gêne. Il est très marqué, on aurait pu l'éviter ».
En revanche, la présence active de ces anciens du GUD dans les coulisses financières du Front national ne dérange pas le trésorier du parti, Wallerand de Saint-Just, lui-même ancien de ce groupuscule. « Eh ben voilà, les copains!, rétorquait-il l'année dernière à Mediapart. C’est comme ça qu’on travaille, avec des amis. Comme Philippe Péninque l’a dit, “nous avons été des parias, donc nous nous sommes entraidés” ».
La préparation de Marine Le Pen pour 2017 et sa chasse aux financements passe aussi par le parlement européen. Les européennes ont permis au FN de réaliser une opération juteuse (lire notre article). Ce sont désormais 23 eurodéputés frontistes – dont l'intégralité de l'état-major du parti – qui touchent chacun l'enveloppe mensuelle de 10 500 euros net accordé aux parlementaires (un salaire de 6 250 euros net et une indemnité de frais généraux de 4 299 euros), mais aussi une enveloppe maximale de 21 000 euros chacun pour rémunérer leurs assistants chaque mois. En tout, 65 personnes (23 députés et leurs 42 assistants) bénéficient d'un salaire rémunéré pendant cinq ans, via le parlement.
Mais la patronne du FN a imaginé une autre source de financement: en attendant de former un groupe au parlement pour bénéficier de subventions européennes, elle veut créer un nouveau parti paneuropéen, le Mouvement pour l’Europe des nations et des libertés (MENL), qui rassemblera ses alliés à Strasbourg. Dans un entretien au quotidien russe Kommersant, le 10 octobre, son conseiller "international" Aymeric Chauprade, chef de la délégation FN à Strasbourg, annonce avoir déjà lancé « la procédure d'approbation » de cette formation politique et être « souten(u) par le nombre nécessaire de députés de sept pays membres de l'UE ».
Marine Le Pen était pourtant déjà la vice-présidente d'une formation européenne, l'Alliance européenne pour la liberté (AEL), créée en 2010. Mais l'objectif de ce nouveau parti est clair: « Nous espérons obtenir des financements de plusieurs millions d’euros sur la mandature », a expliqué Aymeric Chauprade. « Il aurait été insensé de se faire simplement élire au parlement européen et ne pas profiter des biens et des possibilités à notre disposition et qui peuvent être utilisés pour propager nos idées. Pour combattre le système, nous utilisons tous ses moyens ».
Le MENL sera résolument tourné vers Vladimir Poutine: « Notre ligne politique est orientée sur le soutien d'un monde multipolaire et de bonnes relations avec la Russie », a précisé le conseiller de Le Pen, moteur du positionnement pro-russe du FN (lire nos enquêtes sur les réseaux russes du FN ici et là).
BOITE NOIRESauf mention contraire, toutes les personnes citées ont été interviewées par Mediapart. Joint, Alain Vizier, le directeur de communication du Front national nous a renvoyé vers le cabinet de Marine Le Pen et vers Yann Le Pen, responsable des grandes manifestations du FN, que nous avons interviewée.
Sollicitée via son chef de cabinet Philippe Martel, Marine Le Pen a refusé toute interview en expliquant: « Mediapart, ils savent bien que je ne leur parle pas ». Un choix partagé par son chef de cabinet: « À titre personnel, je ne vous parle pas. Vous êtes quelque part entre le bien et le mal, la justice et la police. Moi je suis anti-transparent, je suis pour le secret, je déteste la transparence ».
Axel Loustau, le trésorier du micro-parti Jeanne, na pas retourné nos appels à Riwal et à Vendôme sécurité. Les maires FN de Fréjus et Cogolin nous ont confirmé les contrats octroyés à Stream on fire et la Patrouille de l'événement.
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