Roanne, de notre envoyé spécial.- « Il y a quelques dizaines d'années, Johnny Hallyday et même Claude François ont joué sur cette place ! » Nostalgique, Didier Fessy évoque l'âge d'or du faubourg Mulsant, une période dont peu d'habitants peuvent encore témoigner. En une trentaine d'années, les rues de ce quartier de Roanne se sont vidées, les commerces ont mis la clé sous la porte et la ville s'est retrouvée en deux décennies avec 4 500 logements vacants. Le faubourg Mulsant, qu'une ligne de chemin de fer sépare du centre-ville, symbolise cette désertification. Une artère principale, la rue Mulsant, dessert de petites rues parallèles où logeaient les ouvriers et dans lesquelles se tapit maintenant la pauvreté roannaise.
« Quand on est arrivé il y a quarante ans, mon Dieu, il y en avait des commerces », s'exclame Denise, 86 ans. De l'agitation du faubourg, il ne reste plus grand-chose. Tapissier et décorateur, Ludovic Dezaye travaille à l’angle de la rue Mulsant depuis dix ans, dix années pendant lesquelles il a suivi l'évolution du quartier. « C’est un quartier hyper vieillissant, il n’y a plus de marché sur la place, c'est un comble. Le nouveau revêtement du sol a rendu le nettoyage impossible, du coup, ils l’ont déplacé. »
Ici, il n'y a pas de vieilles barres d'immeubles qui abritent la précarité. De petites maisons aux loyers très bas se succèdent, dans lesquelles il faut pénétrer pour constater les dégâts de la crise économique. « Comme je suis aussi décorateur, raconte Ludovic Dezaye, les gens me proposent d'aller chez eux et je peux vous dire qu'il y a vraiment des logements insalubres dans le coin. »
La crise économique, Ludovic l'a surtout sentie en 2012 quand les commandes se sont faites de plus en plus rares. Il a su s'adapter : « Je me suis diversifié en faisant de la sellerie moto en attendant que la tapisserie reparte, ça m'a permis de toucher une nouvelle clientèle. » Mais c'est surtout le salaire de sa femme qui lui a permis de tenir le choc. « Si j'avais pas eu ma compagne, j'aurais fermé la boutique. Cette année ça va un peu mieux, quand j'arrive à dépasser le Smic, c'est champagne ! »
D'une porte à l'autre, le faubourg Mulsant raconte ce déclassement. Sur la rue Raspail, la plupart des volets sont fermés, les murs des vieilles maisons s'effritent. Aïssa, 21 ans, a grandi ici avec sa famille. « J’aime cette ville mais il ne faudrait pas que la démographie régresse davantage. Je ne m’ennuie pas, même si j’ai plus de potes à Saint-Étienne et à Lyon qu’ici. »
Même avec l'antenne de l'université de Saint-Étienne à Roanne, la ville peine à retenir les étudiants. « Au départ, je comptais rester à Roanne et faire un BTS en alternance, confie Aïssa, mais c’est compliqué de trouver une entreprise ici. Je suis allé chez Orange, ils ne prennent qu’une personne par an, c’était trop tard. Du coup, je pense aller à Lyon ou à Paris car les possibilités à l'université sont restreintes ici. Il n’y a pas beaucoup de filières, on a le choix entre l’école d’infirmier, la fac d'économie ou l’IUT (institut universitaire de technologie). »
À Roanne, les personnes qui cumulent plusieurs emplois ne sont pas rares. Sylvie Cadillon tient depuis plusieurs années une toiletterie en bordure du centre-ville. Elle assiste impuissante à la baisse de son activité. À 51 ans, mère d'une fille de 22 ans, elle tente de multiplier ses sources de revenus. « De cinq heures à huit heures je faisais des ménages, j'ai arrêté il y a trois ans, c'était trop dur. La journée, je m'occupe de la toiletterie et de temps en temps je remplace une amie qui a un tabac-presse en face de la prison. » Sylvie vend aussi, via Internet et dans sa boutique, des produits pour aider à mincir. « Je me prépare parce qu'on n'a plus de retraite aujourd'hui. Avant, on pouvait compter sur la revente de la boutique, mais maintenant c'est invendable. »
Roanne a deux handicaps qui maintiennent la ville dans la crise. Son industrie emploie encore 42 % de la population active mais a durement souffert de l'effondrement du textile. Sa situation géographique entre Lyon et Clermont-Ferrand empêche la ville de profiter du dynamisme économique de la capitale régionale. « Notre enclavement ferroviaire est un obstacle, parce qu’on est de l’autre côté de la montagne et le dynamisme de la métropole s’arrête à Tarare (c'est-à-dire à mi-chemin entre Lyon et Roanne) », affirme le conseiller général socialiste Bernard Jayol. Même l'autoroute souhaitée depuis les années 1980, et qui a depuis peu vu le jour, semble arriver trop tard. « C'est un projet qui aurait dû arriver il y a vingt ans », regrette la conseillère régionale et élue municipale socialiste Marie-Hélène Riamon.
Les élus locaux font maintenant un lobbying intense pour que la ligne à grande vitesse Paris-Orléans-Clermont-Lyon, prévue pour 2030, passe par Roanne. Le député UMP Yves Nicolin, qui a pris la ville aux socialistes lors des municipales de mars, se veut optimiste : « Si le projet aboutit, on sera à 30 minutes de la gare Lyon Part-Dieu qui, elle, ne sera plus qu'à 1 h 20 d’Austerlitz. On met Roanne aux portes de Paris. Notre territoire peut demain retrouver un dynamisme que beaucoup d’autres régions sont incapables d’avoir. »
En attendant, Roanne paie toujours le lourd tribut de la désindustrialisation. « On nous a expliqué que si l'on avait à ce point connu la crise, c’était parce qu’on était trop industriels et pas assez tertiaires, et que si l'on se "tertiarisait", on finirait par sortir la tête de l’eau, raconte le conseiller général socialiste Bernard Jayol. Mais même en se "tertiarisant", on a de la peine à s'en sortir (voir le graphique de l'évolution des emplois dans l'agglomération roannaise dans l'onglet Prolonger). La Banque de France avait une agence à Roanne, elle a foutu le camp, EDF-GDF ou les autres agences au niveau local sont parties sur Saint-Étienne, pareil pour la Sécurité sociale et l’Urssaf. Donc même dans le secteur tertiaire, des bassins de vie de notre échelle sont en fait siphonnés par les capitales régionales et départementales. »
« Il faut qu’on s’arrache ces vieux oripeaux de ville textile, mécanique industrielle et armement, explique le nouveau maire, Yves Nicolin. Ce n’est plus le Roanne de la nationale 7, de Charles Trenet, de l’armement qu’on a connu dans les années 1960 et 1970. Aujourd’hui, Roanne est une ville qui surfe sur les nouvelles technologies, avec 1 200 emplois dans les centres d'appels, 1 500 emplois dans le numérique, et l’agroalimentaire est l’un des premiers employeurs. Le textile industriel, on peut le regretter, mais c’est le passé. »
Sur les deux entreprises textiles que nous avions visitées en 2010 (lire la boîte noire de cet article), citées pour leur relatif succès économique, la première, Bel-Maille, est en redressement judiciaire. La seconde connaît la croissance. À la tête d'une entreprise de 70 salariés, le patron des Tissages de Charlieu, Éric Boël, mesure son succès à la taille de son équipe de recherche et développement : un peu plus de dix employés, soit près de 15 % des employés. « L’autre point, assure ce dernier, c’est que notre équipe de production a été formée par les anciens. La fête des tissages de Charlieu se fait depuis 450 ans, c’est un patrimoine historique qui continue à vivre. »
Si Éric Boël admet que l'enclavement de son entreprise n'est « pas toujours très simple à vivre », il préfère voir les bons côtés de sa situation géographique. « S’il faut une heure et demie de plus par rapport à l’agglomération lyonnaise pour livrer dans le globe, ce n'est pas déterminant. À l’inverse, nous avons la chance d’avoir un cadre de vie particulier, avec des loyers particulièrement faibles et des gens extrêmement attachés à leurs emplois et à leurs entreprises. Cette année, on a même embauché trois jeunes de moins de 25 ans qui veulent apprendre des métiers de production, du jamais vu depuis seize ans que j’ai repris cette entreprise. »
Autre enjeu pour Roanne, le vieillissement de sa population. Pour la conseillère régionale Marie-Hélène Riamon, la précarité s'aggrave avec le vieillissement de la population. « Un certain nombre de personnes ont de très petites retraites, elles ont beaucoup de mal à se soigner, à se maintenir, à être accompagnées. Elles souffrent de solitude du fait notamment que leurs enfants, avec le contexte, sont partis vivre ailleurs pour travailler », dit-elle.
La « Boutique santé » où nous nous étions rendus il y a quatre ans est un bon baromètre de la pauvreté. Attenante au nouvel hôpital flambant neuf, l'association a mis en place un accueil de jour, « sans critères de ressources ni de statut »,pour favoriser l'accès aux soins et à l'hygiène aux personnes sans abri et marginalisées. Quatre ans plus tôt, nous écrivions que l'organisme avait connu son pic de fréquentation en 2009 avec 50 personnes par jour. En 2014, l'association a été obligée de recruter et de s'agrandir pour répondre aux 130 visites quotidiennes recensées au début du mois de septembre. « La plus grosse augmentation a eu lieu en 2013 », dit la directrice, Blandine Lathuilière.
Au milieu des « Algeco », la salle centrale est souvent le premier pas vers une sortie de l'isolement. La « Boutique santé » y offre trois boissons chaudes gratuites ou un petit déjeuner à 20 centimes. Juste à côté, se trouvent une infirmerie, une bagagerie et un service de boîtes aux lettres (domiciliation) dont 320 personnes bénéficient. « Les publics se sont un peu diversifiés, constate Blandine Lathuilière. Avec la domiciliation, on a toutes les personnes en demande d'asile. » Un peu plus loin se trouvent les douches que « beaucoup de personnes en fin de mois, hébergées chez des tiers, utilisent pour éviter que leurs hôtes ne paient trop d'eau ».
Aujourd'hui, avec l'annonce de la baisse des subventions aux associations faite par le nouveau maire UMP, la directrice de la « Boutique santé » craint pour la pérennité de l'association. « Certaines personnes viennent ici depuis des années. On est, en quelque sorte, victimes de notre succès relationnel, raconte Blandine Lathuilière. Mais j'ai peur qu'à un moment donné, nos financeurs (État, ville et agglomération) nous disent d'arrêter d'aider les personnes que nous accueillons depuis le début. »
Car après des années de crise économique ou de stagnation, la sanction politique est tombée en mars dernier. Bastion de la gauche depuis 1977, ville dirigée pendant plus de vingt ans par Jean Auroux, ancien ministre du travail de François Mitterrand, Roanne est tombée à droite. Il y a six mois, les socialistes occupaient le dernier étage de l'hôtel de ville, surplombant la commune et ses 36 000 habitants. Les voilà dans l'opposition et leur groupe, « Osez Roanne », ne dispose plus que d'un local exigu à l'arrière de la mairie.
En plus d'être député et nouveau maire, l'UMP Yves Nicolin s'est fait élire à la tête des 40 communes qui forment la communauté d'agglomération d'un peu plus de 100 000 habitants. « S'il peut démarrer certains projets démesurés, c'est parce qu'il concentre tous les pouvoirs avec l'agglomération », déplore le conseiller général Bernard Jayol (PS). « On ne veut pas que le conseil communautaire soit une machine à enregistrer les votes. »
Au conseil municipal de la fin du mois de septembre, la nouvelle équipe d'Yves Nicolin et l'opposition règlent leurs comptes. Les abandons de projets d'aménagement lancés lors de la précédente mandature suscitent la colère des socialistes. « Nous faisons simplement ce que nous avons dit lors de la campagne », déclare le nouveau maître de cérémonie. « Pendant six mois, nous avons réussi à obtenir autant de créations d'emplois que vous durant le mandat », assène le député de la Loire.
Le débat bute ensuite sur la proposition de reloger huit familles de la communauté des gens du voyage, sédentarisées « illégalement depuis près de quarante ans ». Sarah Brosset, élue du Front national, obtient le dernier mot : « Il y a certaines personnes qui dépensent leur énergie à défendre sans cesse des personnes en situation illégale. À côté de ça, on a des Roannais qui travaillent et qui ont du mal à boucler leurs fins de mois et à se loger. Est-ce qu'on passe autant d'énergie à les défendre et à trouver des solutions pour eux ? » Dans l'audience, plusieurs personnes opinent du chef.
Sarah Brosset, tête de liste Front national aux dernières élections municipales, est gérante d'un des commerces du centre-ville. Encartée au FN depuis 2012, elle symbolise la vague de recrutements express du parti frontiste à la veille des municipales. À 31 ans, cette mère de deux enfants incarne le rajeunissement souhaité par le parti d'extrême droite, tout comme son implantation puisqu'il était absent jusqu'alors du conseil municipal. L'extrême droite est parvenue à se hisser au second tour et à récolter 15 % des voix en mars.
« Ils n'ont rien à faire, les électeurs viennent à eux », déclare François Pidoux, joaillier de l'avenue Charles-de-Gaulle. « Pendant la campagne municipale, la candidate FN a débarqué dans ma boutique, se souvient Ludovic Dezaye, le tapissier décorateur du faubourg Mulsant. Elle me dit d'emblée "je représente les artisans et les petits commerçants" et je lui ai répondu, "vous représentez tout sauf les petits commerçants, vous représentez le Front national". C’est pas parce qu’elle débarque en talons aiguilles et minijupe qu’elle va réussir à me convaincre. »
Ludovic Dezaye a grandi à Roanne. Il a été témoin de l'arrivée de nouvelles populations d'Europe de l'Est. C'est, selon lui, une des raisons pour lesquelles le Front national séduit de plus en plus d'électeurs. « Roanne, c’est devenu facho, assure-t-il. Les vieux deviennent fous avec l’arrivée des populations étrangères. Moi, j’ai étudié à Lyon, justement dans un quartier difficile, et je sais qu'on trouve des gens sympathiques partout. Mais il faut gratter le vernis, et les vieux s’arrêtent au vernis. » Pour cet artisan, le succès du parti frontiste n'est qu'un début. « Ils ont une nouvelle stratégie qui fonctionne bien : ils se taisent. Jean-Marie Le Pen faisait des bourdes, eux sont plus silencieux et ce sont les gens qui viennent vers eux. »
Au bureau de l'opposition de gauche « Osez Roanne », la photographie officielle de François Hollande est au sol. « On l'a décrochée parce que ça agaçait certains de nos visiteurs », confesse Marie-Hélène Riamon. Le chanteur Jacques Higelin a remplacé le président, signe d'une protestation qui n'est pas tout à fait assumée. Sans rejeter la responsabilité de la défaite sur François Hollande, la conseillère régionale avoue l'impact négatif de la politique menée par le gouvernement.
L'élue tente une analyse de la débâcle socialiste : « Je crois que nous devons nous demander combien de choses nous avons faites pour permettre aux gens de se rencontrer, de se sentir appartenir à un collectif ? On pense que des choses très fondamentales que nous avons accomplies resteront. Malgré tout, pendant la campagne, c'était un peu décourageant. Les gens n'étaient pas agressifs, mais on sentait bien qu'on n'arrivait pas à accrocher. On a rencontré à plusieurs reprises des gens qui nous demandaient s'ils touchaient bien toutes les aides auxquelles ils avaient droit en se comparant à leurs voisins, c’était très désagréable. C’est sûrement un critère de repli sur soi, un signal très fort de l’individualisme qui monte. »
Pour sa part, le nouveau maire UMP Yves Nicolin a promis qu'il mettrait en pratique son programme de réduction de la fiscalité locale. « Les gens ont voté pour les baisses d'impôt. » L'élu mise aussi beaucoup sur l'installation d'entreprises : « On construit des bâtiments pour les entreprises, on met les entreprises dedans et après on leur revend les locaux. Avec l'argent récupéré, on peut en construire d’autres. Et puis si une entreprise ne peut pas racheter tout de suite et qu'elle nous dit "je vous rachète les locaux dans cinq ans", nous, on joue le jeu. »
Le projet du maire qui suscite le plus de scepticisme concerne la construction d'une nouvelle piscine dans l'agglomération. « On voudrait faire un centre d'activité touristique », annonce l'édile, qui voit les choses en grand. « On réfléchit à une fosse de plongée qui attirerait du monde de la France entière. » S'il voit le jour, le centre nautique roannais dont le coût est évalué entre 30 et 50 millions d'euros représentera à lui seul la moitié du budget de la communauté d'agglomération sur l'ensemble du mandat.
Face à ces dépenses, le nouveau maire prévoit de baisser de 8 % le budget des associations : « Ça ne va pas être -8 % pour tout le monde, on fera au cas par cas selon l'état des trésoreries des associations. » Tout est en effet question de priorité. Au dernier conseil municipal, la mairie a voté un complément de subvention de fonctionnement au « comité d'organisation du concours charolais ». De 4 000 euros, le budget de cette association, revu à la baisse durant le précédent mandat, passera à 9 000 euros.
BOITE NOIREEn mai 2010, dans la foulée de notre « Route de la crise » de 2009, trois reporters s'étaient rendus à Roanne dans l'optique de raconter comment une ville de taille moyenne traverse la crise économique. Pourquoi Roanne (sous-préfecture de la Loire) ? L'idée était de passer au crible une ville moyenne française, hors Île-de-France. Bassin industriel de la région Rhône-Alpes, coincée dans une enclave entre Lyon, Saint-Étienne et Clermont-Ferrand, Roanne a été touchée de plein fouet par la désindustrialisation (notamment du textile).
Quatre ans plus tard, nous y sommes retournés. Pendant une semaine (du 16 au 21 septembre), nous avons observé les changements qui ont pu s'opérer dans cette ville. La mairie a viré de bord politique, certaines entreprises ont fait faillite tandis que d'autres émergent. Pendant les vingt dernières années, la commune s'était vidée de près de 20 000 habitants, depuis 2010 la population est stable.
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