Après un vibrant « J’aime les entreprises » à l’université d’été du Medef puis une version allemande « Ich mag die Unternehmen » à Berlin, le premier ministre Manuel Valls a offert, lundi, une nouvelle démonstration de la dérive libérale au sommet du pouvoir cette fois en anglais à Londres : « My government is pro-business ! [mon gouvernement est favorable au monde des affaires]. » C’était à Guildhall, à la City, le temple de la finance, cet adversaire sans visage que la gauche avait promis de combattre si elle accédait à l'Elysée. Mais la finance n’a jamais été une ennemie pour l’ancien maire d’Évry. C’est même une amie précieuse. Les plus hauts revenus ne seront plus taxés à 75 %. Cet impôt, promesse de campagne qui a tourné à la farce, sera supprimé dès la fin de l’année (lire ici), a-t-il confirmé outre-Manche.
Valls, qui se rêve en Tony Blair français, va même plus loin dans la distribution de gages au patronat sous couvert de la relance de l’économie et de la lutte contre le chômage de masse. Après les 40 milliards d’allègements de charges sans contrepartie et sans impact sur l’emploi, la réforme du marché du travail (ANI) qui a flexibilisé et précarisé un peu plus les salariés, celle des retraites qui allongent la durée de cotisation, il promet de vite s’attaquer au totem des 35 heures de Martine Aubry, au repos dominical et aux chômeurs « trop bien indemnisés ». De vieux marronniers du Medef, plein de clichés, que même la droite, même Nicolas Sarkozy, n’ont pas osé toucher, trop risqué socialement.
Voilà des semaines que Valls ou ses ministres, François Rebsamen (travail) et Emmanuel Macron (économie) en tête, distillent dans le débat public une tout autre idéologie que celle qui a porté François Hollande au pouvoir. Ils lancent des pavés dans la mare, des propositions scandaleuses, stigmatisantes, reprises en boucle dans les médias du matin au soir, qui désarçonnent, désespèrent et ulcèrent leur famille politique, son aile gauche ainsi que les syndicats de salariés, les associations de chômeurs et précaires. Souvent, ces sorties, qui se suivent et se ressemblent, sont présentées, commentées comme «le dernier couac du ministre untel » que Matignon vient d’emblée démentir d’un « ce n’est pas à l’ordre du jour », « la priorité, ce n’est pas créer un débat confus sur le temps de travail », etc.
Fin août, il y a eu ainsi « le couac » de Macron sur les 35 heures aussitôt recadré. Dans une interview au « Point » accordée les jours précédant sa nomination et publiée quelques jours après, l’ex-conseiller de François Hollande, en bon banquier, recommandait d’« autoriser les entreprises et les branches à déroger aux règles de temps de travail et de rémunération » « dans le cadre d’accords majoritaires avec les syndicats ». Soit la généralisation de ce qui existe déjà depuis la réforme du marché du travail de janvier 2013 (ANI) dans les entreprises en grandes difficultés économiques via les accords de maintien dans l'emploi. Quelques jours plus tard, début septembre, juste avant la grand-messe des partenaires sociaux, c’est François Rebsamen qui commettait « un impair ». Il demandait à Pôle emploi de renforcer le contrôle des chômeurs «pour vérifier que les gens cherchent bien un emploi» et appelait à la sanction en ressortant le discours de la droite et de l’extrême-droite sur « le chômeur fraudeur fainéant qui ne bouge pas de son canapé ».
C’était le tollé de la rentrée politique et sociale mais la langue de Rebsamen n’avait pas fourché. Dans un grand entretien accordé au journal bourguignon Miroirs, la semaine dernière, l’ancien maire de Dijon récidive. « Je me bats depuis longtemps pour une vision libérale de l'économie », annonce le titre. Le ministre revient notamment sur sa sortie sur «les chômeurs-fraudeurs» « qui n'a pas empêché 60 % de la population d'approuver ce message » : « Ils (les Français) ont conscience qu'il faut adapter notre système social, par ailleurs très protecteur : en renforçant les contrôles, en assouplissant les seuils, la législation sur les 35 heures, en autorisant le travail le dimanche. » Présentée comme un nouveau « couac » du ministre du travail, cette interview gênante, qui sera dépubliée à la demande du ministère puis republiée par le journaliste finalement (lire ici notre article), n’est que le miroir réfléchissant la pensée de Rebsamen et pas uniquement lui.
Aujourd’hui, la répétition est telle que le doute n’est plus permis sur les ambitions d’une partie de ce gouvernement. Il s’agit ni plus ni moins que de poursuivre l’entreprise de démolition du code du travail engagée depuis 2002 par la droite, de tester, diviser l’opinion publique sur des sujets éminemment explosifs pour faire passer ensuite en force les réformes au pas de charge. Le discours de Valls lundi à la City en témoigne. Depuis le début de sa tournée européenne, de l’Italie au Royaume-Uni en passant par l’Allemagne, pays où l'indemnisation du chômage a été rabotée depuis le début des années 2000 pour inciter au retour au travail, le premier ministre remet en question dans chacun de ses discours « le système français », ses blocages, ses verrous.
« La France a une préférence pour le chômage de masse bien indemnisé, c'est un fait », a-t-il dit en privé lors de sa visite à Berlin. « C'est (...) parce que nous acceptons malheureusement un chômage trop élevé, même s'il est bien indemnisé, que nous avons perdu du temps », a-t-il confié à son homologue finlandais la semaine dernière. Du pain bénit pour Pierre Gattaz, le patron du Medef. Dans son plan « un million d'emplois », il propose de « poursuivre la réforme de l’assurance-chômage pour accélérer le retour à l’emploi des chômeurs » et d'ouvrir pour ce faire de nouvelles négociations « sans attendre l’échéance de la convention actuelle ».
Ce mardi, dans l'émission Preuves par trois, sur Public Sénat, c’est un des très proches de Valls, Jean-Marie Le Guen, secrétaire d'État aux relations avec le Parlement, qui appuyait à son tour l’idée, suivi du porte-parole du gouvernement, Stéphane Le Foll. « On le sait, il y a des gens qui ont un certain niveau de rémunération de substitution pour lequel ils peuvent se dire légitimement, “dans le système actuel, je peux attendre six mois un an avant de rechercher un travail” », a notamment déclaré Le Guen.
Derrière ces déclarations assenées comme des vérités, on retrouve tous les fantasmes rebattus sur les demandeurs d'emploi durant le quinquennat Sarkozy et pour lesquels le parti socialiste n’avait pas de mots assez durs à l’époque pour les condamner. Il en est un qui persiste : celui des emplois non pourvus, ces fameux jobs qui ne trouvent pas preneurs malgré le nombre élevé de chômeurs. Les chiffres varient du simple au double. Sous Sarkozy, on en comptait un jour 500 000, un autre 250 000. Sous Hollande, c’est aussi le yoyo. Rebsamen parlait de 350 000 emplois jusqu’à ce que Pôle emploi dévoile une étude, fin septembre, jugeant stérile le débat sur les statistiques et relativisant la réalité des offres non pourvues ainsi que la responsabilité des demandeurs d'emploi dans les difficultés de recrutement (lire ici l’article des Échos).
En France, la question de l’indemnisation des chômeurs, qui relève des partenaires sociaux sous la bannière de l'Unedic (l’organisme paritaire de gestion de l'assurance-chômage) et qui pose la question de la légitimité de l’État, est récurrente. Elle revient sur la table trois mois à peine après l’entrée en vigueur, début juillet, d'une nouvelle convention d'assurance-chômage. Celle qui fut signée en mars par trois syndicats (CFDT, FO et CFTC) et le patronat, et qui a entraîné le mouvement des intermittents du spectacle toujours mobilisé.
A la veille de l’ouverture ce jeudi de la négociation sur la modernisation du dialogue social qui doit réformer les seuils sociaux, les syndicats voient «une provocation» dans cette rhétorique empruntée au patronat. « Il n’est pas question, dans cette période de hausse du chômage, de baisser les droits des chômeurs, encore moins de renégocier la convention avant son terme », a réagi Laurent Berger, le secrétaire général de la CFDT. « On s’en prend aux chômeurs et cela évite de parler du chômage », a renchérit son côté son homologue Thierry Le Paon de la CGT. «A quoi joue Valls, à quoi joue le gouvernement ?», se demandent-ils. En janvier dernier, François Hollande avait déclaré : « Ce n’est pas à un moment où il y a un taux de chômage élevé qu’il faut réduire les droits des chômeurs ».
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