« Manuel Valls est d’accord, Jean-Pierre Jouyet est d’accord, Emmanuel Macron est d’accord et Ségolène Royal aussi est d’accord. Il n’y a objectivement aucun obstacle empêchant qu’Henri Proglio soit renouvelé à la tête d’EDF. Tout le reste n’est que péripétie, une agitation sans lendemain. » C’est ainsi qu’un connaisseur du dossier résume l’agitation qui a saisi le sommet de l’État ces dernières semaines autour d’EDF.
La question du renouvellement ou non d’Henri Proglio à la présidence d’EDF paraissait jusqu’alors encore lointaine : son mandat arrive à échéance le 22 novembre. Jusqu’à ce que tout semble soudain s’emballer au sommet de l’État. Dans la plus grande improvisation, le gouvernement a demandé dans les derniers jours de septembre que le conseil d’administration d’EDF du 29 septembre, censé préparer la succession d’Henri Proglio, soit reporté. Cette réunion devait arrêter la liste des six administrateurs appelés à se présenter lors de l’assemblée générale d’EDF le 14 novembre. Dans la liste doit figurer le nom du futur président. Tout était en place pour que celui d’Henri Proglio y soit inscrit.
Tout était en place jusqu’à ce que Ségolène Royal monte au créneau. Au moment où la ministre de l’environnement défend à l’Assemblée son texte sur la transition énergétique, elle ne souhaitait pas que la question de la présidence d’EDF vienne embrouiller les débats. François Brottes, président de la commission des affaires économiques et spécialiste des questions énergétiques pour le parti socialiste, était sur la même longueur d’ondes : la nomination du président d’EDF devait attendre.
Le gouvernement s’est rendu à leurs arguments, obtenant que la délicate liste des administrateurs et de son président soit débattue ultérieurement par le conseil d’administration d’EDF, au moins après la fin des discussions du projet de loi à l’Assemblée, soit le 14 octobre. « Cette question se réglera après le débat de fond et le vote sur la Loi de transition énergétique. Je ne veux pas mélanger ou instrumentaliser la question de la gouvernance d'EDF avec la définition pour les Français de ce qui va leur apporter des emplois et la baisse de leur facture énergétique ; (…) C'est ma responsabilité de ministre de l'énergie de faire en sorte que les choses se fassent dans le bon ordre et avec les bonnes conditions de sérieux », a déclaré Ségolène Royal au micro d’Europe 1 le 30 septembre pour justifier ce bouleversement de calendrier.
La mise entre parenthèses de la présidence d’EDF est un soulagement non seulement pour la ministre de l’énergie mais aussi pour tout le gouvernement. Alors que la colère gronde dans les rangs des députés socialistes, l’Élysée et Matignon ne voulaient pas ouvrir un nouveau front avec la majorité. Tous le savent : le nom d’Henri Proglio est un chiffon rouge à gauche.
Sa nomination à la présidence d’EDF en novembre 2009 par Nicolas Sarkozy avait été accueillie par un flot de critiques au parti socialiste. Les ténors dénonçaient sa proximité avec le chef de l’État, le mélange des genres. Son maintien en même temps à la présidence du conseil d’administration de Veolia, son double salaire, sans compter sa guerre contre Anne Lauvergeon, alors présidente d’Areva, avaient rallié une grande majorité de la gauche contre lui. La promesse avait alors été faite : si la gauche revenait au pouvoir, Henri Proglio serait parmi les premiers à être démis de ses fonctions.
Manuel Valls n’était pas le dernier à le mettre en cause. « Le patron d’EDF qui fait campagne aujourd’hui aux côtés de Nicolas Sarkozy est-il tout à fait dans le respect de ce que doit être l’équilibre d’un haut fonctionnaire ou en tout cas d’un haut responsable nommé à la tête d’une grande entreprise ? Non, cela me paraît une attitude tout à fait anormale », expliquait en février 2012 celui qui était le directeur de campagne de François Hollande. Tout en se défendant de mener une chasse aux sorcières, il citait deux personnes à renvoyer en cas de victoire de la gauche : Bernard Squarcini, directeur de la DCRI, et Henri Proglio. Deux figures noires du sarkozysme, à l’entendre.
À l’arrivée de François Hollande à l’Élysée, ils sont donc nombreux à gauche à demander la tête d’Henri Proglio. Mais le président d’EDF dispose aussi de solides soutiens. Après avoir passé plus de trente-cinq ans à la Générale des eaux, devenue Veolia, il n’ignore rien du socialisme municipal. Il a travaillé avec toutes les grandes collectivités de gauche, connaît tous les élus, a eu le temps de développer un solide réseau d’amis et d’obligés. Outre Dominique Strauss-Kahn (un ami du temps d’HEC), il est au mieux avec Laurent Fabius, Claude Bartolone, Georges Frêche et tant d’autres poids lourds socialistes. Il a su rendre des services aux uns et autres, qui pour un stage à un des enfants, qui pour une mission à un proche. La question de l’éviction d’Henri Proglio d’EDF est donc vite écartée. Au nom de la normalité, du refus de polémiques stériles, l’Élysée décide de respecter les échéances : la question du remplacement d’Henri Proglio ne sera posée qu’à la fin de son mandat, a-t-il été décidé.
Depuis l’élection de François Hollande, Henri Proglio a fait profil bas, même s'il n'a pu éviter les éclats autour de ses tentatives de reprise de pouvoir chez Veolia. Il a accepté de diminuer sa rémunération pour se conformer à la législation et s’est montré disponible aux attentes du gouvernement. Il s’est bien gardé de le prendre de front, même quand celui-ci annonçait la fermeture de la centrale de Fessenheim ou la limitation de la production nucléaire. Cela ne l’a pas empêché de mener la contre-offensive pied à pied dans le secret des cabinets. Avec un certain succès. La fermeture de Fessenheim semble sans cesse repoussée.
Quand le gouvernement s’inquiète du sort d’Areva, en pleine déconfiture financière, Henri Proglio, soulignant que les relations se sont pacifiées entre EDF et le constructeur de l’EPR depuis le départ d’Anne Lauvergeon, accepte de porter assistance à son fournisseur, au grand soulagement de Bercy. Il se fait désormais le porte-drapeau national de l’EPR, promettant d’en construire deux en Grande-Bretagne. Il garantit aussi à Areva que le groupe conservera son rôle de fournisseur de combustible et de retraitement d’EDF sur le très long terme, avec quelques facilités financières à la clé.
Les discussions étaient tendues avec Delphine Batho, lorsqu’elle était ministre de l’environnement. Mais Henri Proglio a su la contourner. Il a apporté son soutien à Arnaud Montebourg, alors ministre du redressement productif, sur quelques dossiers sensibles. EDF a ainsi accepté d’aider à la solution de reprise de l’usine d’aluminium de Saint-Jean-de-Maurienne, qui paraissait condamnée. De l’avis de plusieurs observateurs et contre toute attente de leur part, Ségolène Royal et le président d’EDF ont su trouver des terrains d’entente sur plusieurs sujets, notamment sur les aides aux économies d’énergie.
Cela justifie-t-il de renouveler Henri Proglio à la tête d’EDF ? se demandent certains à gauche. Au moment où le gouvernement s’apprête à lancer sa politique de transition énergétique, n’est-il pas légitime de nommer un homme nouveau, censé mieux incarner cette nouvelle ligne ? ajoutent-ils. Ce qui permettrait, au passage, d’envoyer quelques signes favorables à la gauche et aux écologistes si malmenés ces derniers temps. La question se pose d’autant plus que le président de l’entreprise publique a 65 ans et sera atteint par la limite d’âge dans deux ans, sauf si la loi est modifiée.
Le président d’EDF est parfaitement conscient de la difficulté. Depuis plusieurs mois, il travaille avec discrétion et efficacité à lever les obstacles qui pourraient gêner sa reconduction. Des sondages internes ont été réalisés systématiquement pour mesurer le moral des salariés de l’entreprise, prévenir le moindre dérapage. La plupart des salariés reconnaissent qu'il sait défendre la maison.
Très vite, la CGT qui avait participé à imposer sa nomination en 2009 (voir EDF malaise à la CGT) a fait savoir qu’elle souhaitait elle aussi sa reconduction. « La CGT dit que si Henri Proglio n’était pas reconduit à EDF, elle en ferait un casus belli », assure un proche du dossier. Les milieux de la franc-maçonnerie, toute-puissante dans l’entreprise publique, paraissent aussi s’être à nouveau mobilisés pour soutenir sa reconduction.
Mais il restait aussi à gagner à cette cause Manuel Valls. Celui qui avait promis de renvoyer le président d’EDF il y a deux ans, accepterait-il de changer d’avis et de le reconduire deux ans plus tard ? « Stéphane Fouks (patron d’Euro RSCG) et Alain Bauer (des amis intimes de Manuel Valls depuis leur passage auprès de Rocard, mais aussi très proches conseillers d’Henri Proglio - ndlr) ont plaidé la cause du président d’EDF auprès du premier ministre. Ils avaient manifestement les bons arguments », s’amuse un observateur.
Dans les allées du pouvoir, on met en avant désormais le bon bilan d’Henri Proglio chez EDF. En cinq ans, explique-t-on, il est parvenu à redresser les comptes de l’entreprise, à apporter un calme social dans l’entreprise, à désengager sans trop de casse l’entreprise d’une aventure américaine qui s’annonçait ruineuse, à soutenir la filière nucléaire française en Grande-Bretagne, à prendre le tournant des énergies durables. Et même, a-t-on envie d’ajouter, à augmenter les tarifs de l’électricité, dans des proportions comparables à celles qu’avait annoncées son prédécesseur Pierre Gadonneix, mais sans provoquer de tollé.
Un seul point noir est souligné dans sa gestion : contrairement à sa lettre de mission et aux engagements pris, Henri Proglio n’est pas parvenu à amener l’entreprise à augmenter le taux de disponibilité des centrales nucléaires françaises. Bien que le parc soit homogène et relativement récent, le nucléaire français affiche un des taux de production les plus bas dans le monde. « Mais cela n’est pas de nature à empêcher sa reconduction », dit un observateur. Même l’épisode du financement des spectacles de sa femme par EDF et le redressement fiscal de son épouse pour non-déclaration sont oubliés. « C’étaient des boules puantes pour le déstabiliser », tranche un de ses soutiens. Mardi 7 octobre, Libération révélait, cependant, que l'enquête ouverte sur le financement des spectacles avait abouti à de curieuses constatations : l'entrée d'un fonds souverain qatari, Qatari Diar, dans le capital de Veolia avait donné lieu à 182 millions d'euros de rétrocommissions qui se sont volatilisés entre le Luxembourg, Chypre et Singapour.
La reconduction d’Henri Proglio à la tête d’EDF, cependant, risque d’être d’autant plus mal acceptée à gauche qu’elle met en lumière l’immobilisme à la tête des grandes entreprises publiques depuis l’arrivée de François Hollande. « Guillaume Pepy à la SNCF, Stéphane Richard chez Orange, Augustin de Romanet à Aéroport de Paris… Quel que soit leur bilan, ou leur proximité avec le pouvoir de droite, tous ont été nommés ou reconduits sans discuter. À aucun moment, l’Élysée et Matignon n’ont osé ou voulu mettre des hommes plus proches d’eux », s’énerve un observateur de gauche.
« De toute façon, qui voulez-vous mettre à la place ? Il n’y a pas de candidat évident pour EDF », réplique un proche du dossier. Au printemps, Thierry Breton, président d’Atos Origin, a été approché pour savoir s’il accepterait la présidence d’EDF. Quelque temps plus tard, L’Express rappelle qu’il vient de toucher 21 millions d’euros de stock-options, comme le signale Libération. Thierry Breton a fait un démenti formel, expliquant qu’il n’était pas intéressé par EDF. Jean-Pierre Clamadieu, président de Solvay, dont la candidature pour EDF avait été soutenue par Alain Minc en 2009, a lui aussi été approché. Il dit avoir décliné. Le nom de Guillaume Pepy a été à un moment évoqué, mais au vu de son bilan à la SNCF, le gouvernement a rangé très vite l’idée. Tout comme celle de Philippe Crouzet, président de Vallourec. Plus que son bilan contrasté, c’est sa proximité avec l’Élysée qui fait enterrer promptement la suggestion : sa femme – Sylvie Hubac – est directrice de cabinet de François Hollande.
« L’Élysée s’est encore agité pendant tout le dernier week-end de septembre pour trouver un candidat pour EDF », croit savoir un banquier d’affaires. « Ils n’ont trouvé personne. Qui voulez-vous que cela intéresse de telles fonctions, avec l’État actionnaire sur le dos et un salaire plafonné à 450 000 euros par an ? » poursuit-il, reprenant la complainte des anciens hauts fonctionnaires.
« Tous ces arguments ne sont pas sérieux. Il n’y aurait en France qu’une poignée de personnes pour prendre la direction des entreprises publiques ? Il n’y aurait ailleurs pas d’ingénieurs, de cadres dirigeants, aucun dirigeant à l’intérieur susceptible de prendre le relais... Si tel est le cas, alors c’est indéfendable : aucune entreprise, surtout publique, ne peut dépendre d’un seul homme. Qu’arrivera-t-il, si demain, ils sont empêchés d’exercer leur mandat pour une raison ou pour une autre ? EDF s’arrête ? » s’emporte un observateur du monde des affaires. « En fait, un petit clan, entre inspection des finances et ingénieurs des mines, a pris le contrôle de tout. Ils ont asséché le système, tiennent le politique, dissuadent tous les autres, afin de conserver leur pouvoir et l’utiliser à leur guise », poursuit-il.
L’Élysée et Matignon ont mesuré que le renouvellement, tel quel, d’Henri Proglio à la présidence d’EDF pourrait être difficile à gérer politiquement. Beaucoup à gauche risquent d’y voir un nouveau recul. L’idée a donc surgi d’annoncer en même temps que le renouvellement du président d’EDF la nomination d’un numéro deux. La reconduction d’Henri Proglio apparaîtrait ainsi comme une transition, un passage de témoin, pour celui qui conduirait l’entreprise pendant deux ans, le temps de former son successeur. La formule a déjà été utilisée chez Thales : Jean-Bernard Lévy assurant une présidence limitée dans le temps, afin que le directeur général, Patrice Caine, se prépare.
Cette idée sera-t-elle ou non retenue ? Selon certaines rumeurs, Olivier Lluansi, ancien responsable chez Saint-Gobain, devenu conseiller industrie et énergie de la présidence de la République, devrait quitter ce poste pour rejoindre le directoire de la très rentable RTE, la filiale chargée de la gestion des réseaux électriques d’EDF, en novembre. Là encore, le conflit d’intérêts ne semble manifestement gêner personne. Il pourrait même peut-être viser plus haut...
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