Brienon-sur-Armançon (Yonne), de notre envoyé spécial.- Attablés dans un petit snack bordant la départementale qui traverse le village de Brienon-sur-Armançon (Yonne), cinq hommes discutent de leur usine. Il s'agit de Sicli. Comme d'autres industries avant elle dans la région, cette fabrique d’extincteurs, présente depuis 1967 dans le centre de l’Yonne, s’apprête à fermer en janvier prochain (lire le premier volet de notre reportage ici). Aux fourneaux, leurs “entrecôtes-frites” à 8 euros sont préparées par Hubert, 25 ans, plombier de formation, restaurateur par obligation.
« J’ai deux CAP de plombier-chauffagiste. Après mon apprentissage, mon patron m’a demandé de me former quelque temps ailleurs avant de me reprendre. J’ai cherché un contrat un an et demi avec Pôle Emploi sans aucune proposition dans la région. J’en ai eu marre, dès qu’un snack a fermé, j’ai repris l’affaire. C’était la seule solution intéressante à mes yeux », raconte le jeune gérant. Des histoires similaires se répètent dans les bistrots ou les petits commerces du centre de l'Yonne. Celle d'un ex-manutentionnaire qui dit faire « des semaines de 95 heures » pour rentabiliser son café, acheté il y a neuf ans. Celle d'un ancien ouvrier d'usine devenu fleuriste à son compte dans un hypermarché.
Car dans le département, l'heure est à la reconversion dans la douleur. À Brienon comme à Saint Florentin, ou plus loin, à l’est, à Flogny-la-Chapelle ou à Tonnerre, dans ces communes qui avoisinent chacune les 5 000 habitants, le revenu annuel moyen oscille entre 17 000 et 20 000 euros. À l’exception d’une poignée de PME spécialisées dans la métallurgie, la plasturgie ou le recyclage encore solidement implantés à Brienon et Saint-Florentin, l’industrie s’est progressivement effacée du paysage local. Le nombre d'emplois dans ce secteur a chuté de 26,4 % en dix ans, tandis que celui des commerces et surtout des services connaissent une croissance de 2,4 % et 4,3 %.
À Tonnerre, cité coquette avec son architecture bourgeoise et ses monuments médiévaux, seules deux industries fragiles et aux mains de capitaux étrangers sont encore implantées. Dans les années 1980, l’usine Thomson, qui fabriquait, entre autres, des magnétoscopes, employait plus d’un millier de salariés, pour une population de 5 300 habitants. Le site a fini par fermer en 2002. Dix ans plus tard, c’est la cimenterie Lafarge et ses 71 employés qui cessait ses activités. La même année, Petit Bateau décidait de déplacer à Troyes (Aube), à soixante kilomètres de là, ce qu’il restait de ses ateliers.
« Jusqu’à (il y a) un an et demi, on observait un fort flux de licenciements économiques. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, on est au bout du processus », explique Sabine Gauffre, responsable de l’agence Pôle Emploi de Tonnerre. Elle dit lutter désormais contre « un chômage conjoncturel », qui frappe la région comme le reste de pays. Les locaux de l’agence ont été inaugurés en janvier dernier sur la place centrale de la ville. Jusqu'alors, les conseillers de l’antenne recevaient les chômeurs dans un appartement, au deuxième étage d’un immeuble mis à disposition par la mairie. « Au-delà de trois personnes à l’accueil, c’était l’embouteillage », raconte Mme Gauffre.
Avec son équipe, passée de cinq à huit conseillers titulaires pour 1 100 demandeurs d'emploi à traiter, la directrice met en avant le suivi « au cas par cas » : « On n’est pas une agence de flux comme à Auxerre », argue-t-elle.
Dans cette ville, où l’histoire ouvrière vient de se refermer, la mission principale fixée par l’agence est de lever les freins psychologiques des demandeurs d’emplois et d'« ouvrir les horizons ». Avec, en premier lieu, la mobilité vers le proche vignoble du Chablis ou les bassins industriels de Troyes et Montbard (Côte-d’Or), à soixante-dix kilomètres de là. « Pendant longtemps, l’emploi était localisé. À l’époque de Thomson, l’entreprise organisait un ramassage de bus pour ses salariés. Beaucoup de demandeurs n’ont jamais eu le permis, c’est compliqué à gérer. Ce problème est particulièrement aigu pour les jeunes », explique Christophe, le plus ancien des conseillers du Pôle Emploi du Tonnerrois.
L’agence multiplie donc les partenariats avec les structures locales. Le Club Mob’ par exemple, une association qui prête des deux-roues aux travailleurs précaires, a rouvert ses portes en 2013, tandis que le conseil régional subventionne les tickets TER à 80 % pour les demandeurs d’emplois. « Dans l’industrie, les emplois qualifiés ont muté et ces populations ont déjà bougé », explique Mme Gauffre. Grâce à cette mobilité et à une « opération exceptionnelle » : l’implantation, en mars dernier, d’un McDonald avec, à la clé, ses 43 CDI à temps partiel, l’agence a observé en un an un recul de 6 % du nombre de demandeurs d’emploi.
Évoquant des travaux main dans la main avec les pouvoirs publics et les permanences de la Caisse d'allocations familiales (CAF) et de la Caisse primaire d'assurance maladie (CPAM), une conseillère note même « un fort retour de tous les services publics » dans cette zone rurale.
« Enfin bon, le retour de l’État quand on déploie une antenne Pôle Emploi, ce n’est jamais signe de dynamisme… », dit Amel* dans une moue. Cette fille d’ouvriers, tout juste diplômée d’un master en droit privé, se présente pour la première fois à la porte de l’agence de Tonnerre. Son père travaillait dans une fromagerie industrielle à Flogny, à quatorze kilomètres de là. Licencié en 2009 comme 143 autres salariés, il n’a jamais retrouvé d’emploi jusqu'à sa retraite.
Amel vise plutôt un emploi à Paris, à 1 h 45 d’ici, Lyon ou au mieux à Dijon. Elle est la dernière d’une fratrie de huit enfants qui, tous, ont déjà quitté la région. « J’ai eu la volonté de bouger grâce à mes frères quand ils étaient étudiants. Heureusement, car ici, personne ne hausse le ton. Je crois que les gens s’acclimatent vite au fait que ce soit devenu une sorte de far west. Comme si les gens avaient baissé les bras. »
Hubert, l’ex-plombier de Brienon devenu restaurateur, envisage lui aussi un départ à moyen terme. Son resto-snack, qu’il gère en solo, lui permet de dégager un salaire équivalent à celui qu'il percevait en étant plombier. Le jeune gérant propose des plats copieux et bon marché pour un public aux revenus fragiles : « On travaille surtout entre le 5 et le 22 du mois… quand les gens ont touché leurs allocations. »
Sandra, sa compagne, vient lui donner un coup de main quotidien. Elle non plus n’a, à l'origine, rien d’une restauratrice. Elle est secrétaire de formation. Au chômage depuis un an après la liquidation de la PME où elle travaillait, Sandra a le sentiment d’aller à « Pôle Emploi comme pour pointer ». Les allocations ? Elle a « l’impression d’en avoir abusé », considère que les chômeurs comme elle perçoivent « trop d’aides ». Mais les seules offres d'emplois – des postes temporaires d'ouvrière – que l’agence Pôle Emploi d’Auxerre lui propose, elle préfère les refuser. D’abord par revanche sur son ancien emploi, où les heures supplémentaires impayées par son patron représentaient jusqu’à « une semaine de travail gratuit par mois », ensuite parce qu’elle voit autour d’elle « des gens qui ne foutent rien et qui profitent du système ».
Le temps de passer des formations pour elle, de continuer quelques années à rentabiliser son investissement pour lui, le couple se verrait bien « monter une affaire dans le sud ». « J'en vois plein qui se mettent en auto-entrepreneurs car ils ne trouvent pas de boulot fixe », explique Hubert.
À Tonnerre, l’idée de lutter contre le chômage par la reconversion fait son chemin depuis plus de vingt ans. En 1993, alors que l’usine Thomson bat de l’aile, les collectivités locales lancent le Centre de développement du Tonnerrois (CDT), un centre d’aide à la création d’entreprise et d’accompagnement de projets de reconversion. Près de 140 projets sont portés chaque année. Aujourd'hui, 75 % d’entre eux émanent de demandeurs d’emplois, contre à peine la moitié il y a quelques années.
« Avant, les gens venaient nous voir pour créer une entreprise, avec un projet mature. Depuis cinq ans, ils viennent nous voir car ils sont à bout. Beaucoup veulent s’installer en épicerie mais n'ont pas les moyens d’investir. Je me rappelle, en 2008, juste après la crise, d’un coup, on me proposait les mêmes projets de reconversion : cinq kebabs, cinq centres de soins, des coiffeurs à domicile… », raconte Hélène Couasse, responsable du CDT. Si avec son patrimoine architectural et ses promenades le long du canal de Bourgogne, Tonnerre ne manque pas de charme pour les touristes, le potentiel de ces commerces paraît faible pour qu'ils deviennent pérennes dans une ville de cette dimension.
Environ 30 % de ces projets voient chaque année le jour dans la petite commune et ses alentours. Une poignée de commerçants, beaucoup de restaurateurs et d’artisans, et encore plus dans les services à la personne. Avec le vieillissement de la population, ce secteur de l’aide aux plus âgés fait figure de nouveau poumon de l’économie locale. Selon l'Insee, l'Yonne est le 5e département français le mieux équipé pour héberger et encadrer les personnes âgées.
Pour Hélène Couasse, « un Ehpad (Établissement d'hébergement pour personnes âgées dépendantes – ndlr) fait travailler beaucoup de monde, du plombier au cuisinier, du peintre au coiffeur à domicile. La sous-traitance a été rattrapée par les structures de ce type. » Pôle Emploi évalue à 901 embauches supplémentaires les besoins en « santé humaine et action sociale » dans le département. C’est devenu le premier secteur en termes de postes à pourvoir dans l’Yonne. L'hôpital de Tonnerre est actuellement le plus gros employeur de son bassin d'emplois.
Alors qu’on conseille aux plus jeunes d’être mobiles, la population du centre de l’Yonne a vieilli. Et paradoxalement, c’est aujourd'hui devenu son meilleur atout pour remplacer la perte des industries.
BOITE NOIREJe me suis rendu à Saint-Florentin, Brienon-sur-Armaçon, Tonnerre et Flogny-la-Chapelle dans le but de faire témoigner les habitants, les travailleurs et les responsables des structures d'aide à l'emploi dans les villes de 5 000 habitants à l'heure de la désindustrialisation.
Tous ont été rencontrés entre le 17 au 20 septembre 2014.
* le prénom a été changée à la demande de l'intéressée.
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