Jusque dans les années 1990, les bénéfices fulgurants de l'industrie pharmaceutique, outre des stratégies marketing agressives, étaient à relier à une forme d'âge d'or : tout ou presque était à découvrir. Aujourd'hui les blockbusters, ces médicaments susceptibles de générer plus d'un milliard de dollars de chiffre d'affaires, développés au siècle dernier, voient leur brevet tomber, sans que les laboratoires aient grand-chose à proposer pour les remplacer.
Les dirigeants des grands groupes se plaignent d'une réglementation trop exigeante, des génériques qui grèvent leurs revenus, des coûts de développement exorbitants d'un nouveau médicament. Mais si l'on constate aujourd'hui une forme de tarissement, ce n'est pas seulement le fait de l'épuisement des molécules entrant en phase d’études cliniques.
Jean-Claude Salomon observe ce qu'il appelle le « complexe médico-industriel » depuis plus de trente ans. Chercheur en immunologie et cancérologie, conseiller auprès du ministre de la santé Jack Ralite au début des années 1980, il estime que l'industrie pharmaceutique « n'invente plus rien mais fabrique des maladies ». Un jugement qu'il forge sur son expérience parallèle de clinicien : « Un médicament n'est pas seulement une molécule. C'est un produit qui devient médicament à travers une histoire, faite d'erreurs, de contradictions, d'essais... Cette stratégie n'est pas en phase avec l'idée que le dernier arrivé est forcément le meilleur. » C'est pourtant toute la logique de ces fameux « Me too », des produits qui rendent un service légèrement supérieur au médicament précédent mais qui ne révolutionnent pas la médecine. Ce qui n'empêche pas les prix de monter en flèche. Ainsi, en avril dernier, une centaine de cancérologues d'une quinzaine de pays différents s'insurgeaient contre le coût faramineux des anticancéreux arrivant sur le marché, loin d'être proportionnel au service médical rendu.
Philippe Pignarre s'alarme lui aussi de cette dérive des coûts, ramenée à la faiblesse de l'innovation actuelle. Éditeur, l'homme a travaillé dix-sept ans comme directeur de Synthélabo (racheté en 1999 par Sanofi), et connaît bien les rouages de la recherche privée. Selon cet ardent défenseur du « screening », méthode qui consiste à trier et à tester les molécule issues d'une chimiothèque la plus large possible, la recherche se focaliserait désormais démesurément sur les études cliniques. Or « l’aspect le plus évident de la crise est le retrait de plus en plus fréquent de médicaments qui avaient pourtant franchi l’épreuve des essais cliniques »,analyse Philippe Pignarre. « Pour bien savoir si le rapport entre bénéfices et risques est positif, il faudrait faire des études qui durent au moins dix ans. C’est évidemment totalement contradictoire avec les exigences de l’innovation pour des entreprises, dont le seul objectif est le profit, et avec la logique des brevets. »
Un changement de modèle de recherche semble s'imposer. Est-il compatible avec la taille des sociétés pharmaceutiques actuelles ? Le secteur a connu une concentration sans précédent autour des années 1990. À l'époque, fusions et acquisitions vont tous azimuts, les gros avalant les petits, et finissant par s'avaler entre eux. Aujourd'hui une quinzaine de très grosses entreprises concentrent à peu près les deux tiers d'un marché très financiarisé, où les actionnaires ont un poids prépondérant dans les stratégies commerciales.
Dans ces concentrations, des économies d'échelle sont réalisées, qui aboutissent souvent à des réductions d'effectifs, notamment en recherche et développement (R&D). Les entreprises européennes du médicament assurent y consacrer toujours près de 16 % de leur chiffre d'affaires, sous différentes formes (recherche en interne ou participation à des consortiums), loin derrière les États-Unis ou le Japon. Et aujourd'hui, pour redonner du souffle à l'innovation, le secteur mise sur l'externalisation en créant des spin off (sociétés indépendantes issues d'un groupe) ou par des accords avec de petites sociétés de biotechnologies, réputées plus productives et inventives. C'est ce que Sanofi pourrait faire à Toulouse, en incitant ses salariés actuellement menacés par un plan social à créer des structures indépendantes, que l'entreprise s'engagerait à soutenir pendant quelques années. Le risque est de vider les grands groupes de leur activité recherche, alors même que c'est l'ADN de la pharmaceutique.
Ce faisant, une partie du savoir disparaît également. Car la « richesse d'un laboratoire, son identité, c'est sa chimiothèque », assure Philippe Pignarre. Ces précieuses bibliothèques chimiques sont dispersées, morcelées, voire détruites, lors du rachat d'une entreprise par une autre. « Bien sûr, c'est compliqué de savoir exactement ce qui nuit à l'innovation, admet Florence Séjourné, présidente de la petite société de biotechnologies Da Volterra. Par exemple, Sanofi-Aventis, en 2000, a décidé d'arrêter tout investissement en recherche bactérienne et de créer une spin off. C'était Novexel à Romainville, qui a depuis été rachetée par le groupe américain GSK. Il y a eu de la perte en ligne car toute la valeur créée pendant des années a finalement été cédée à un groupe qui a tout déplacé aux États-Unis. Un socle de connaissances qui existait depuis plus de vingt-cinq ans est parti en fumée. Sanofi a rouvert cette voie depuis deux ou trois ans mais c'est un retour depuis le néant. »
« Sanofi a les moyens de maintenir sa recherche en interne, assure de son côté Sandrine Caristan, déléguée CGT dans un centre de recherche Sanofi à Montpellier, qui pourrait, après Toulouse, faire les frais de cette politique. Mais il faut poser la question de nos axes thérapeutiques ! Moi j'ai travaillé sur des médicaments contre l'obésité et le diabète. Et aujourd'hui, je constate que mon entreprise signe une joint-venture avec Coca-Cola ! » Cet accord conclu en 2012 fait effectivement partie de la stratégie de diversification du groupe.
Compte tenu du fait qu'en France, et dans de nombreux pays, le marché du médicament tient largement grâce aux médicaments remboursés (autour de 80 % pour la France), quelles marges de manœuvre s'autorise l’État pour orienter la recherche dans le sens de la santé publique ? « Nous avons une industrie qui dépend fortement d'une forme de financement socialisé, et qui est pourtant régie par une logique ultra-libérale, résume Thomas Coutrot, co-président d'Attac France et membre de l'association “Les économistes atterrés”. Il y a donc un divorce manifeste entre l'ambition sanitaire et sociale et la gouvernance de ces laboratoires. »
En France, l’État n'a, hormis lors de la délivrance d'autorisations de mise sur le marché, que peu de contrôle sur la recherche pharmaceutique. Bien sûr, il finance la recherche publique, mais avec de moins en moins de moyens, ce qui pousse les acteurs des laboratoires publics à chercher des associations ou des accords avec le privé et donc à se plier à leurs stratégies commerciales de développement. « Dans mon laboratoire, explique Alain Trautmann, chercheur en immunologie à l'Inserm et membre du collectif “Sauvons la recherche”, 80 % de notre financement vient d'ailleurs. Et encore nous sommes dans un domaine porteur, la cancérologie. Les “big pharmas” considèrent la recherche comme une activité non-rentable, donc ils coupent dedans, et se tournent vers des start-up ou les labos publics pour trouver des innovations. Mais on enlève un cheval pour le remplacer par une alouette ! »
Et de rappeler que Sanofi est l'un des principaux bénéficiaires du crédit impôt recherche, grâce auquel le groupe a touché 130 millions d'euros l'an dernier, alors qu'il licencie en R&D et qu'il a distribué 50 % de ses profits à ses actionnaires en 2012. Ce qui a même poussé l'un d'entre eux, l'ERAFP (Établissement de retraite additionnelle de la fonction publique), à refuser de voter le dividende lors de l'assemblée générale du groupe cette année : « Les restructurations annoncées en France en 2012 atteignent la recherche, qui est pourtant le cœur du business d’une firme comme Sanofi, dont la rentabilité reste à un niveau très élevé », a conclu Éric Loiselet, président du comité de suivi de la politique de placement de l'établissement public, qui note que « le dividende par action proposé par la direction de Sanofi est en hausse, quand les résultats baissent ». Malgré les réprimandes répétées du gouvernement socialiste, l’État est structurellement impuissant à stopper ce processus, qui conduit à des pertes d'emplois et de savoir-faire, mais qui menace aussi la qualité de l'économie pharmaceutique française.
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