De notre envoyé spécial à Bruxelles. Pour sa grande audition devant le parlement européen, Pierre Moscovici, commissaire « désigné » au sein de la future commission de Jean-Claude Juncker, a subi une attaque en règle des élus conservateurs du PPE (droite, premier groupe de l'hémicycle) et des libéraux (centre droit, dont les députés MoDem-UDI). Le social-démocrate français a beau avoir multiplié les promesses de sérieux budgétaire, et répété à quel point il s'engageait à appliquer le « pacte de stabilité » cher à Angela Merkel, cela n'a pas suffi à apaiser l'ambiance.
L'exercice a duré trois heures. Mais il n'a presque tourné qu'autour d'une seule et obsédante question : celui qui, ministre, s'est avéré incapable de redresser les finances publiques de la France, peut-il être pris au sérieux s'il devient, demain, le gardien des comptes publics de l'UE ? « Vous avez été retiré de vos fonctions (de ministre, ndlr) il y a six mois parce que la France était incapable de respecter ses engagements. Quelle crédibilité aurez-vous pour faire des recommandations ? », l'a d'entrée de jeu bousculé Alain Lamassoure, élu UMP, sous les applaudissements de ses alliés.
« Je ne vois rien dans votre CV qui puisse nous montrer que vous avez été une force de changement, ou un artisan de réformes d'envergure. Comment pouvons-nous être certains que vous ne serez pas le braconnier qui donnera une grande chasse ? », s'est interrogée une élue néerlandaise libérale, Sophie In't Veld. « Votre problème de crédibilité, c'est ce que vous devez faire, et ce que vous auriez pu faire. Vous auriez déjà pu faire ce que vous promettez aujourd'hui de faire », a tranché un conservateur suédois, Othmar Karas. À l'un des premiers rangs, Nadine Morano et Françoise Grossetête, deux députées UMP françaises, semblaient jubiler.
L'affaire était d'autant plus délicate pour Moscovici, qu'il s'exprimait devant des élus de la commission des affaires économiques du parlement, celle-là même qu'il a plusieurs fois ignorée lorsqu'il était encore ministre de l'économie (provoquant, à l'époque, le courroux de la présidente de l'assemblée). Et pour ne rien arranger, la loi de finances pour 2015, dévoilée la veille à Paris, laisse entendre que le gouvernement français ne pense plus tenir ses engagements budgétaires vis-à-vis de Bruxelles l'an prochain : un scandale aux yeux d'une majorité d'eurodéputés, très à cran sur les questions de rigueur budgétaire.
Pour sa défense, Moscovici a dit, redit et encore répété son attachement aux règles du pacte de stabilité, ce texte d'inspiration ordo-libérale qui fixe les contraintes budgétaires pour chaque pays. « Je m'engage devant vous à faire respecter nos règles budgétaires par tous les États membres. Il faut le faire sans complaisance pour les uns, sans excès de dureté pour les autres. Il faut traiter tous les États – grands ou petits – selon les mêmes règles, et selon leurs mérites propres », a-t-il affirmé, promettant qu'il serait un « arbitre juste et impartial ».
Durant son passage à Bercy, le déficit public français a reculé de 5,5 % en 2012 à 4,1 % du PIB fin 2013, s'est-il également défendu. Il n'a cessé, tout au long de l'exercice, de citer « (son) ami Wolfgang Schäuble », l'actuel ministre des finances de l'Allemagne, et fidèle d'Angela Merkel. Il s'est même autorisé une sortie dans la langue de Goethe, pour enfoncer le clou (phrase qu'il avait apparemment apprise par cœur, pour la circonstance) : « Sie können sich darauf verlassen : als Komissar werde ich den Pakt voll respecktieren » (Vous pouvez en être certains : je respecterai totalement le pacte quand je serai commissaire).
Autre clin d'œil appuyé aux conservateurs allemands d'Angela Merkel en cours de séance : il a exclu l'émission d'euro-obligations (cette dette que les États de la zone euro émettraient en commun, pour soulager la pression des marchés financiers sur certains des membres les plus endettés) d'ici cinq ans. Par le passé, le ministre Moscovici y avait été favorable. Ce qui ne l'a pas empêché, au passage, de citer, à destination des initiés, deux collectifs, en France et en Allemagne, qui travaillent à une zone euro beaucoup plus intégrée (les groupes Eiffel et de Glienicke – lire notre article).
Concernant la taxe sur les transactions financières (TTF) en chantier à Bruxelles depuis de très longs mois, Pierre Moscovici est, là aussi, rentré dans le rang. Il est désormais sur la ligne officielle de la commission : pour l'introduction d'une TTF dans les meilleurs délais, qui inclurait la taxation d'une partie des marchés dérivés. Bercy a longtemps freiné, sans le dire, le projet de « TTF » européen, et cherché à mettre de côté les dérivés, pour épargner les grandes banques françaises (Société générale et BNP avant tout), très exposées aux dérivés.
Mais cette offensive de charme, plutôt énergique, du commissaire Moscovici n'a pas suffi. À l'issue de la séance, les coordinateurs des différents groupes politiques ont plaidé, à l'exception des socialistes, pour organiser une nouvelle audition. Faute d'accord, la réunion a été écourtée. Les mêmes se sont retrouvés jeudi dans la soirée, pour décider, finalement, de demander de nouvelles précisions, par écrit, à Moscovici. Au grand dam des sociaux-démocrates, qui jugent injuste le procès fait à « leur » candidat.
Si Moscovici n'a pas obtenu jeudi le feu vert immédiat des députés, c'est en partie en raison du bilan de son action à Bercy. Mais c'est surtout un violent retour de boomerang pour les sociaux-démocrates, qui ont malmené hier plusieurs candidats de droite. À commencer par Miguel Arias Cañete, figure de la droite espagnole, critiquée, notamment, pour des conflits d'intérêts avec l'industrie pétrolière et des déclarations sexistes (lire notre article).
Les sociaux-démocrates n'ont pas voulu valider la candidature de Cañete mercredi soir, et lui ont demandé de fournir des éclaircissements, par écrit, pour la semaine prochaine, sur sa situation financière et les soupçons de conflits d'intérêts. Plus tôt dans la journée de mercredi, l'audition de Jonathan Hill, un Britannique proche de David Cameron, avait elle aussi tourné au fiasco. Ce dernier devra carrément passer une seconde audition, avant d'être fixé sur son sort. Les socialistes sont aussi montés au créneau mardi pour refuser le feu vert à la candidature de la libérale tchèque Vera Jourova, à la justice, et lui demander, là aussi, des précisions écrites pour la semaine prochaine.
Vu le contexte, l'occasion était sans doute trop belle : le parti de Cañete (PPE) et celui de Jonathan Hill (ECR, auquel sont rattachés les Tories britanniques) sont tous deux tombés sur le Français, avec l'aide des Libéraux, fâchés par l'affaire Jourova. C'est la concrétisation du fameux deal entre droite et sociaux-démocrates, qu'Alain Lamassoure (UMP) avait résumé de la sorte en amont des auditions : « Entre sociaux-démocrates et PPE, on va se tenir par la barbichette. » Et Lamassoure avait alors ajouté : « Il n'y aura aucun mort, ou il y en aura deux. »
Les auditions bruxelloises pour la future commission Juncker sont donc en train de tourner au jeu de massacre et aux coups bas en tout genre. Elles doivent officiellement prendre fin mardi prochain. Le scénario d'une redistribution des portefeuilles entre commissaires n'est plus du tout exclu. Selon le calendrier officiel, les eurodéputés sont toujours censés se prononcer lors d'un vote le 22 octobre sur l'ensemble de la nouvelle commission.
BOITE NOIREL'article a été actualisé jeudi vers 23h, avec le résultat de la réunion du jeudi soir.
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