Et dire qu’il a vanté la « transparence » durant tout son mandat. D’après nos informations, le président sortant du Sénat, le socialiste Jean-Pierre Bel, a fait embaucher sa compagne par l’un de ses amis sénateurs en 2009 sur un poste d’assistante parlementaire rémunéré aux frais du Sénat. Ce contrat secret était jusqu’ici connu d’une poignée d’intimes et de fonctionnaires seulement.
Ce n’est certes pas un scandale d’État. Sans doute pas une histoire à classer au rayon des « Affaires ». Mais parce que cet épisode en dit long sur les petits arrangements entre amis et les mœurs en cours derrière les dorures du palais du Luxembourg, on aurait tort de le considérer comme une anecdote.
À l’époque, en 2009, Jean-Pierre Bel préside le groupe socialiste du Sénat. Cet élu de l’Ariège est sur le point d’épouser une Cubaine, rencontrée au cours d’un voyage parlementaire sur l’île de Fidel Castro (comme il l’a lui-même rapporté dans la presse). À 24 ans, Iriadne Pla Godinez vient d’arriver en France, après avoir travaillé à l’hôtel Mercure de La Havane à l’organisation de circuits touristiques. « C’est une ancienne mannequin », souffle aussi Jean-Pierre Bel à certains de ses interlocuteurs.
Au 1er mars 2009, la jeune femme signe un CDD de collaboratrice parlementaire au service d’Alain Fauconnier, un sénateur socialiste de l’Aveyron proche de Jean-Pierre Bel. Le contrat, initialement prévu pour durer jusqu’en février 2010, est interrompu au 1er octobre 2009, quand la jeune femme intègre une formation à l’Institut supérieur du tourisme de Foix (une antenne de l’université de Toulouse implantée dans le département de son mari). Combien a-t-elle touché pour ce poste au palais du Luxembourg ? Interrogé par Mediapart, Jean-Pierre Bel fournit une feuille de salaire indiquant 957 euros brut par mois pour un mi-temps (731 euros net), soit un coût de 1 367 euros mensuels pour le Sénat (charges patronales comprises).
Quand on l’interroge aujourd’hui, Jean-Pierre Bel (qui ne s'est pas représenté aux sénatoriales dimanche 28 septembre) nie tout emploi fictif et tout arrangement. « Les choses sont très simples, affirme celui qui s’apprête à rendre son fauteuil de président ce mercredi 1er octobre. Alain Fauconnier m’a demandé si je connaissais un étudiant ou quelqu’un pour lui faire un travail de revue de presse, de recherches documentaires, etc. J’ai proposé celle qui était ma compagne. Elle a bien rendu service à Alain Fauconnier qui n’arrivait pas à trouver quelqu’un pour 700 euros par mois. » Aucun étudiant parisien, à l'entendre, ne voulait d’un petit boulot pareil...
Cinq ans plus tard, en tout cas, la jeune femme n’a visiblement pas laissé un grand souvenir à son employeur. Quand on l’appelle pour la première fois, Alain Fauconnier, surpris au volant de sa voiture, met un certain temps avant de "tilter".
– Mediapart : Je travaille sur les « emplois familiaux » au Sénat. Je voulais vous poser quelques questions sur Iriadne Pla Godinez.
– Alain Fauconnier : Quoi ?
– Sur votre ancienne assistante qui s’appelle Iriadne Pla Godinez…
– (Silence) Une ancienne assistante qui s’appelle Iriadne ? Mon assistante parlementaire, elle s’appelle Doris.
– Je vous parle d’avant 2011…
– Ah ok, je vois de quoi vous voulez parler.
L’élu assure alors que le contrat s’est fait « en toute transparence, en toute légalité ». « Ça n’a rien à voir avec un "emploi familial", ou un "emploi familial croisé" comme vous dites, puisqu’elle n’était pas encore mariée, s’agace Alain Fauconnier (battu aux sénatoriales de dimanche dernier). J’ai assisté à son mariage seulement un an après ! » Quelles tâches a-t-elle effectuées ? « Elle me faisait des dossiers de revues de presse, de la communication, ce genre de choses. Je la voyais deux jours par semaine quand j’étais à Paris. Il faut que le boulot soit fait, après je m’en fous. Moi je n’ai pas de pointeuse. »
Iriadne avait-elle les compétences requises, sachant que le Sénat exige « le baccalauréat ou quinze années d’expérience professionnelle » pour tous les assistants parlementaires ? Parlait-elle suffisamment le français ? « C’est quelqu’un qui est très diplômée, qui a un très bon niveau culturel, affirme Alain Fauconnier. Elle a un tas de diplômes. Elle parlait parfaitement le français, plusieurs langues d’ailleurs entre parenthèses. »
L’élu de l’Aveyron a le panégyrique facile. Si l’on en croit son dossier de candidature à l’Institut supérieur du tourisme fin 2009, Iriadne Pla Godinez peut certes faire état d’un « diplôme cubain de fin d’enseignement secondaire », mais pas d’un « tas de diplômes », ni français ni cubains. Lors de son embauche, elle pouvait par ailleurs faire valoir un « diplôme d’études en langue française » de niveau B1, obtenu à l’été 2008 (« L’utilisateur peut comprendre et poursuivre une discussion, donner son avis et son opinion. Il est capable de se débrouiller dans des situations imprévues de la vie quotidienne »). Mais pas beaucoup plus, comme le confirment certains témoins.
Le plus intrigant, au fond, c’est bien le secret qui a entouré cet emploi au Sénat. Pourquoi l’avoir caché s’il était parfaitement honorable ? Pourquoi Jean-Pierre Bel n’en a-t-il jamais fait état ? Ni Alain Fauconnier d’ailleurs, l’identité de ses autres assistants parlementaires étant pourtant publique ?
D’après nos informations, la jeune Cubaine, elle-même, n’en a fait aucune mention dans sa candidature à l’Institut supérieur du tourisme, alors même qu’il lui fallait, pour être acceptée, faire valoir ses expériences professionnelles passées. Ainsi, on n’en trouve pas trace dans son dossier (qui cite à la fois son emploi à l’hôtel Mercure de La Havane et un job d’assistante commerciale). Pas un mot non plus dans sa lettre de motivation. Pourquoi ne s’en est-elle pas prévalue ?
Quoi qu'il en soit, les dépenses engagées par le Sénat pour la rémunérer sont bien sûr restées modestes. Jean-Pierre Bel a beau jeu de balayer « tout amalgame » avec les cas de Bruno Le Maire ou de Jean-François Copé, qui ont secrètement rémunéré leur épouse à l’Assemblée pendant des années, à hauteur de plusieurs milliers d’euros par mois (comme Mediapart l’a révélé ici et là).
Mais ce genre d’accommodements entre élus, de petits privilèges de coulisse, coûtent quand même cher à la démocratie. En termes d’image d’abord : qui peut comprendre qu’un sénateur de premier plan recase ainsi sa compagne ? Où est l’égalité des chances dans l’accès à ces emplois financés sur fonds publics ? C’est ensuite la qualité du travail parlementaire qui en pâtit, sur laquelle pèsent la sous-qualification et le sous-investissement de certains « emplois familiaux » – pas tous heureusement.
En la matière, les « lois post-Cahuzac » représentent un certain progrès, puisqu’elles ont obligé les parlementaires, pour la première fois en juillet dernier, à dévoiler l’identité de leurs collaborateurs (dans leurs déclarations d’intérêts). Cette transparence a rendu le phénomène des « emplois familiaux » enfin visible, avec une ampleur insoupçonnée. Ce dernier reste d’ailleurs difficile à cerner, nombre d’élus "dissimulant " leur épouse derrière un nom de jeune fille par exemple.
Grâce à des informations complémentaires, et à l’issue de recoupements fastidieux, Mediapart a ainsi dénombré 52 épouses, 28 fils et 32 filles de députés rémunérés sur fonds de l'Assemblée en 2014 (voir notre article). Dès 2011, nous avions aussi rapporté que 76 sénateurs rémunéraient un membre de leur famille – une statistique qui ne tenait pas compte du phénomène des « emplois croisés », bien répertorié dans la haute assemblée (l’élu X salarie la femme de Y).
Sollicité récemment par Mediapart, le déontologue de l’Assemblée a réagi en ces termes : « La proportion très importante d’"emplois familiaux” pose effectivement question, estime Ferdinand Mélin-Soucramanien. Quand on peut éviter ce type de situation, il vaut mieux l’éviter. » Pas sûr que ces recommandations suffisent à contrecarrer des décennies de mauvaises habitudes.
A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : Quelques définitions de Mediapart