Ce chiffre, d'abord, inattendu, qui est tombé début juillet : pour la première fois les ventes de médicaments en France ont reculé l'an dernier de 1,5 %, a constaté l'agence du médicament. Autrefois l'un des plus gros pays consommateurs d'Europe, la France a ralenti sa consommation alors même que bien des pays voient leurs chiffres gonfler. Ce résultat s'explique par une forme de stagnation de l'innovation dans plusieurs domaines thérapeutiques, le développement de l'industrie du générique et des prix de vente en baisse. Les dépenses de médicaments remboursés par l'assurance maladie ont quant à elles reculé en 2012 de 0,8 %, passant à 22,66 milliards d'euros. Mais c'est un simple frémissement : chaque Français consomme encore en moyenne 48 boîtes de médicaments par an !
En 2005, une enquête de l'IGAS (inspection générale des affaires sociales) sur le dispositif de recyclage Cyclamed établissait également qu'un médicament remboursé sur deux n'était pas consommé. Un gaspillage énorme, surtout en période de disette budgétaire. Depuis, la bataille des statistiques fait rage. Selon les dernières données Cyclamed, la quantité de médicaments non utilisés s'élèverait en réalité à 13 % des produits vendus, des chiffres que communique également l'industrie du médicament. Cela ne prend pas en compte les boîtes de médicaments qui sont simplement jetées, non rapportées, ou qui restent dans les armoires à pharmacie domestiques.
![13% des produits vendus ne seraient pas consommés 13% des produits vendus ne seraient pas consommés](http://mobile.mediapart.fr/files/imagecache/770_pixels/media_28693/les-medicaments-sont-moins-chers-en-france.jpg)
Pour Philippe Lamoureux, directeur général du Leem, la raison principale de ce gâchis est la non-observance du traitement : « Les patients constatent l'amélioration des symptômes ou de leur état et ne vont pas au bout du traitement. » Même analyse chez les pharmaciens, qui pointent du doigt les patients atteints de maladies de courte durée, apparemment loin d'être des champions de la rigueur en ce qui concerne leur traitement. « Avec les patients chroniques, on n'a pas de problème, ils ont l'habitude de leur maladie et gèrent correctement leur traitement », assure Philippe Besset, vice-président de la Fédération des syndicats pharmaceutiques de France. Mais cette confiance semble exagérée. Selon un rapport de l'OMS publié en 2003, on estime que, dans les pays développés, 50 % seulement des malades chroniques respectent à la lettre leur traitement. Une étude a été menée en France sur les diabétiques au sein du réseau Paris Nord en 2010 et ses conclusions rejoignent les chiffres mondiaux. La moitié des malades suivis oublient de prendre leurs comprimés au moins deux fois par semaine, et les auteurs estiment que « ces chiffres sont à peu près voisins pour toutes les maladies chroniques ».
La question revient souvent dans les débats sur la surconsommation médicamenteuse. Les conditionnements sont-ils adaptés aux traitements ? Arnaud Montebourg, alors candidat aux primaires socialistes, en avait même fait un axe de sa campagne en 2011. L'actuel ministre du redressement productif voulait « assumer le déconditionnement du médicament », et plaidait pour une mesure de « bon sens économique [qui] générera des économies ».
Ainsi aux États-Unis, au Québec, au Royaume-Uni, au Danemark ou encore au Japon, le pharmacien ou le centre de soins fournit le nombre de pilules qui correspond précisément à la durée du traitement pour chaque malade, selon l'ordonnance du médecin. En France, nous achetons nos médicaments mis en boîte par l'industrie pharmaceutique, qui propose, lors de la demande d'autorisation de mise sur le marché (AMM), une posologie et un conditionnement. Si l'adéquation avec le traitement fait partie des exigences, un médicament n'est pas réservé à un seul usage. Il peut être délivré pour soigner une autre pathologie, prescrit à des doses diverses selon l'état de la personne. Donc même si de gros efforts ont été réalisés ces dernières années pour un conditionnement au plus juste (avec notamment des blisters de 6 ou de 14), il arrive qu'une partie de la boîte reste inutilisée.
Mais l'argument simplement économique du déconditionnement n'est pas si évident. « Si nous étions appelés à faire ce travail, cela aurait un coût, rappelle Philippe Besset, au nom des pharmaciens. Car nous déplacerions la charge de l'industriel vers le pharmacien. » L'autre inconvénient a trait tant à la traçabilité qu'à la sécurité sanitaire, plus difficiles à contrôler lorsque l'on éparpille le conditionnement en officine. Pour de nombreux acteurs de la santé, le déconditionnement est donc une fausse piste. Par contre, des propositions sont à l'étude pour optimiser la délivrance des médicaments, notamment vers les personnes âgées. Les pharmaciens pourraient être amenés prochainement à réaliser des piluliers hebdomadaires, rassemblant différents médicaments, afin d'éviter les erreurs... et les boîtes qui traînent.
![Comment assurer la traçabilité d'un produit non conditionné ? Comment assurer la traçabilité d'un produit non conditionné ?](http://mobile.mediapart.fr/files/imagecache/770_pixels/media_28693/la-surconsommation-de-medicaments-en-france-7026.jpg)
Faut-il alors ajuster les prescriptions ? C'est la clé du problème. Catherine Lemorton, députée PS et pharmacienne de profession, estimait dans un rapport à l'Assemblée nationale que « dans 30 % à 50 % des cas, les recommandations ne sont pas respectées et que de nombreuses prescriptions sont effectuées en dehors des indications prévues par l’AMM, ou entraînent des dépassements des posologies [...] et des dépassements de durée de traitement ».
Mais prescrire au plus juste de la maladie semble être une vraie gageure pour les médecins français, les généralistes notamment, quand faute de mieux, leur formation continue est assurée en grande partie par les producteurs des médicaments et leurs armées de visiteurs médicaux. Philippe Lamoureux a beau rappeler que leur nombre est passé de 24 000 à 15 000 aujourd'hui en France, et que la « pression commerciale tend à diminuer si elle a jamais existé », la prescription se fait sous l'influence des laboratoires, via les congrès sponsorisés et autres gracieusetés. Et ce dès la faculté de médecine, où les étudiants se plaignent par ailleurs de la faiblesse de l'enseignement en pharmacologie.
Dans une tribune publiée dans Le Monde en avril, plusieurs membres du collège de pharmacologie médicale rappellent que «les affaires récentes du Mediator, des pilules contraceptives et des médicaments contre l'acné ont toutes en commun un mésusage et des prescriptions inadaptées. (…) Cela soulève une fois de plus la question de la formation insuffisante des prescripteurs au bon usage du médicament, que ce soit dans les études médicales, et plus encore dans la formation continue tout au long de la vie professionnelle ».
La chercheuse en ethno-sociologie médicale Anne Véga fait le même constat, et y ajoute un particularisme culturel qui fait des médecins français de gros prescripteurs : « Parce que les approches strictement biomédicales de la santé ou de la maladie restent dominantes, les (futurs) médecins (généralistes) sont peu portés à travailler avec d’autres professionnels de la santé et du secteur social, qui tendent plutôt à faire baisser les posologies de prescriptions ou ont un rôle de “contrôleur” des ordonnances. Les expériences et les savoirs des patients ou celles de leurs proches sont également plutôt mis de côté. »
Ce que Sylvie Fainzang, anthropologue de la santé à l'Inserm, résume en constatant que « l'armoire à pharmacie est diabolisée par tout le milieu professionnel ».
Le corps médical a enfin tendance à faire porter sur le patient la responsabilité de la surconsommation médicamenteuse, estimant qu'il est difficile de ne rien prescrire à l'issue d'une consultation. « C'est ce qui se dit beaucoup dans le milieu médical mais c'est à mon avis surestimé, observe Sylvie Fainzang. Sur le terrain, on voit par exemple que beaucoup de patients sont rétifs aux antibiotiques. Après la grande campagne lancée sur le sujet, les patients me disaient : “J'ai parfaitement compris que c'était mauvais, d'ailleurs je n'aime pas en prendre et quand mon médecin m'en prescrit, au bout de deux jours, j'arrête.” » Le dialogue entre le patient et le médecin n'est donc pas toujours simple. De plus en plus de voix s'élèvent pour demander que soit dispensée une vraie formation indépendante de l'industrie pharmaceutique, à l'image des revendications de l'association Formindep, mais également une éducation au médicament, à son coût et à son usage, au sein de la population.
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Des prix trop élevés
Fin juin, la députée européenne Michèle Rivasi, membre d'EELV, a lancé un pavé dans la mare en estimant que l'Assurance maladie pourrait économiser 10 milliards d'euros si les autorités sanitaires baissaient le prix des médicaments, et notamment ceux qui n'apportent qu'une faible valeur ajoutée aux produits plus anciens. Elle s'appuie aussi sur un comparatif entre l'Italie et la France, qui établit qu'une ordonnance en France comporte 4,75 médicaments contre 1,84 en Italie, pour des résultats sanitaires égaux voire moins bons. Là où le bât blesse sérieusement, c'est sur la consommation des génériques, dont le véritable essor soulagerait fortement les caisses de la Sécurité sociale. La France est très à la traîne sur cette question par rapport au reste de l'Europe. Cette réticence est largement encouragée par l'industrie pharmaceutique. Ainsi Sanofi-Aventis, premier groupe français, et parmi les dix plus grosses sociétés pharmaceutiques dans le monde, a été sanctionnée en mai 2013 par la Haute autorité de la concurrence pour avoir sciemment et lourdement « dénigré » les génériques auprès des médecins et des pharmaciens.
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