La France est depuis le 15 septembre engagée dans une opération militaire contre les djihadistes de l’État islamique (EI) en Irak. Mais à écouter le débat parlementaire sur le projet de lutte contre le terrorisme, largement adopté jeudi 18 septembre par les députés, elle est également en guerre à l’intérieur de ses frontières.
Comme en commission des lois en juillet, tous les groupes ont soutenu le texte, à l’exception des écologistes qui se sont abstenus. Le rapporteur socialiste Sébastien Pietrasanta s’est réjoui de cette « union nationale qui permet d’envoyer un signe fort aux groupes terroristes ». Les députés UMP ont eux fait assaut depuis lundi de déclarations martiales, appelant à « l’union sacrée de toute la représentation nationale, de tous les républicains » face à une « guerre imposée par une frange fanatique du monde musulman », selon les propos de Pierre Lellouche. Examiné en procédure accélérée (une seule lecture dans chaque chambre), le projet de loi a très peu de chances d’être soumis au Conseil constitutionnel.
Il marque pourtant un glissement supplémentaire vers une police préventive, intervenant avant même la commission des faits, qu’il s’agisse d’interdire la sortie du territoire à des aspirants terroristes sur simple décision administrative, de bloquer des sites djihadistes ou de stopper des projets terroristes individuels. Les socialistes arguent que ce n’est pas leur position qui a évolué, mais la menace terroriste devenue « gravissime ». « En 2010, avions-nous le même nombre de jeunes qui basculaient dans les groupes djihadistes via Internet ? », a ainsi rétorqué le ministre de l’intérieur Bernard Cazeneuve au député UMP Lionel Tardy, qui lui rappelait l’opposition des socialistes au blocage administratif des sites lors du vote de la loi Loppsi 2.
C’est aussi clairement à la fréquentation assidue des services de renseignement que les socialistes ont baissé la garde. « Nous avons accès à des informations que nous n'avions pas dans l'opposition », a expliqué dans Le Monde Jean-Jacques Urvoas, président de la commission des lois et auteur en 2013 d’un rapport sur le renseignement. « Le Parlement a fait un hold-up sur la DGSI (direction générale de la sécurité intérieure) », constate un syndicaliste officier. À moins que ce ne soit l’inverse...
Le ministre de l’intérieur s’est livré à un exercice de déminage, dénonçant les « contre-vérités » et le « procès d’intention » qui lui serait fait dans une partie de la presse. Dans l’hémicycle lui-même, il n’a été mis en difficulté que sur l’article 9 du texte, qui a focalisé les craintes jusque dans les rangs de l’UMP. Cet article prévoit le blocage administratif des sites internet incitant aux actes de terrorisme ou en faisant l’apologie. Les critiques les plus vives sont venues des députés les plus impliqués dans les dossiers numériques, quelle que soit leur couleur politique.
Même si le mot djihad ou Syrie n’y apparaît bien sûr pas, le projet de loi est taillé sur mesure. Au point que le député PS Christian Paul a dû rappeler que « cette lutte ne concernera d’ailleurs pas seulement les mouvements djihadistes, la nouvelle menace, particulièrement barbare, à laquelle nous sommes confrontés actuellement, mais l’ensemble des actes terroristes qui peuvent être commis aujourd’hui et dans les décennies à venir ».
Les débats ont été rythmés par un suivi quasi en temps réel des départs de djihadistes vers la Syrie, qui ont, selon Bernard Cazeneuve, augmenté de 74 % depuis janvier 2014 (passant de 555 à 932). Lundi 15 septembre, le ministre annonçait ainsi qu’une adolescente française, « qui avait manifesté à plusieurs reprises son intention de se rendre en Syrie », venait d’être retrouvée en Belgique « grâce à un signalement d'Interpol ». Le mercredi 17, un communiqué du ministère de l’intérieur félicitait la DGSI pour l’interpellation dans la nuit de cinq personnes soupçonnées « d'avoir joué un rôle très actif dans le recrutement et le départ ces derniers mois vers la Syrie de plusieurs jeunes femmes ».
Ces annonces montrent l’ampleur inédite du phénomène, mais aussi le caractère industriel de la réponse des services antiterroristes. Selon le ministre de l’intérieur, depuis janvier, 110 personnes ont été interpellées et 74 mises en examen dans le cadre de procédures relatives aux filières djihadistes syriennes traitées par le pôle antiterroriste du tribunal de Paris. Parmi elles, des djihadistes de retour de Syrie, des recruteurs, des facilitateurs, etc. En regard de ces chiffres, 180 personnes parties en Syrie sont revenues en Europe depuis le début du conflit, dont une centaine en France…
Seule la tribune du photographe indépendant Pierre Torres, venue s’inviter jeudi dans les débats, a interrompu ce flux. L’ex-otage français en Syrie y accuse les services antiterroristes français d’avoir « pour se faire mousser » organisé les fuites sur la présence de Mehdi Nemmouche parmi ses geôliers. Cette information était connue depuis juin par les services mais n'a été révélée dans Le Monde que le 6 septembre. Selon lui, cette fuite, qui mettrait en danger la vie des autres otages en Syrie, relève « évidemment de l'opération de promotion ». « Du point de vue des organisateurs de cette fuite, l'opération a bien fonctionné. "Jeune-délinquant-Arabe-Syrie-attentat-France-terrorisme-antiterrorisme", toute l'artillerie sémantique est déballée afin de finir de nous convaincre que nous avons toutes les raisons d'avoir peur », constate Pierre Torres. Face aux députés, Bernard Cazeneuve a démenti toute « instrumentalisation ». « Les services ont été exemplaires », a-t-il répondu.
Que dit le texte adopté jeudi, qui doit désormais être examiné par le Sénat ?
- Interdiction administrative de sortie de territoire
L’administration pourra interdire le départ de Français soupçonnés d’aller participer à des opérations terroristes, des crimes de guerre ou contre l’humanité à l’étranger ; ainsi que ceux cherchant à rejoindre un « théâtre d’opérations de groupements terroristes(...) dans des conditions susceptibles de le conduire à porter atteinte à la sécurité publique lors de son retour sur le territoire français ». L’administration leur retirera leur passeport ainsi que leur carte d’identité pour une durée de six mois, renouvelable jusqu’à deux ans maximum. La mesure vise les djihadistes partant combattre aux côté de l’État islamique en Syrie et en Irak, mais également toute organisation qualifiée de terroriste comme le Hamas, a confirmé Bernard Cazeneuve.
Seule concession : grâce à un amendement écologiste, l’interdiction devra être « écrite et motivée », ce que la première version du texte ne précisait même pas. Très critiqué pour cette mesure de police administrative, Bernard Cazeneuve a affirmé qu’en cas de recours devant le juge administratif, « le dossier pourra comprendre des notes blanches réalisées à partir du travail des services de renseignement ».
C’est déjà le cas dans les procédures d’expulsion et cela n’a rien de rassurant, à en croire Me Stéphane Maugendre, président du Gisti (Groupe d'information et de soutien des immigrés) contacté par Mediapart. « Dans les recours contre des expulsions ou des refus de titre de séjour, l’administration produit des notes blanches sans en-tête, ni signées, qui affirment qu’untel a été vu avec untel à tel moment, ou appartient à telle organisation, décrit l’avocat. Nous sommes désarmés face à ces notes qui sont considérées comme des éléments incontestables par le juge administratif. Comment apporter une preuve négative ? »
Favorable à cette interdiction, les députés de la droite dure ont donné dans la surenchère et la redondance. Éric Ciotti a ainsi proposé d’interdire aux Français partis en Syrie de revenir en France, ce qui est « totalement impossible » et « anticonstitutionnel » a rappelé le ministre de l’intérieur. L’UMP a également réclamé des mesures spécifiques concernant les binationaux, catégorie qui n’existe pas dans le droit français, a recadré la chevènementiste Marie-Françoise Bechtel. « En droit interne, on est national ou on ne l’est pas », a-t-elle précisé.
Plusieurs UMP ont exigé une déchéance de nationalité pour terrorisme, qui existe déjà. « J’ai pris, en mai dernier, des mesures pour qu’une procédure de déchéance soit engagée pour actes de terrorisme », leur a rappelé Bernard Cazeneuve. L’UMP a aussi bataillé pour la suppression des « droits sociaux » aux djihadistes, ce qui est là encore déjà le cas. Selon le rapporteur PS Sébastien Pietrasanta, 115 personnes ayant quitté le territoire ont déjà été privées de leurs prestations sociales par la CAF puisqu’elles ne justifient plus de leur présence sur le territoire français.
- La provocation et l’apologie aux actes terroristes sorties de la loi de 1881
Le texte voté prévoit de faire rentrer dans le code pénal les délits de provocation et d’apologie aux actes terroristes, aujourd’hui réprimés comme des délits de presse dans le cadre protecteur de la loi de 1881. Cette mesure rallonge le délai de prescription de ces actes à trois ans et permet leur jugement en comparution immédiate. Surtout, elle permettra aux enquêteurs de disposer de la plupart des moyens d’enquête réservés à l’arsenal antiterroriste : surveillances, infiltrations, écoutes téléphoniques, sonorisations et captations de données informatiques…
La peine sera aggravée (sept ans d’emprisonnement) lorsque les faits sont commis sur Internet « afin de tenir compte de l’effet démultiplicateur de ce moyen de communication ». Et ce même lorsque la provocation est non publique, au motif selon Sébastien Pietrasanta que « certains forums privés comptent un grand nombre de membres ». Au nom de la Commission du droit et des libertés à l’âge numérique,le député PS Christian Paul s’est inquiété de cette « croisade contre le numérique » qui repose sur « l’idée fausse » que « l’arrivée d’Internet constituerait en quelque sorte une rupture ».
« Quand la télévision est arrivée, (…) capable de réunir cinq à dix millions de spectateurs devant le journal du soir, on n’a pas prévu de circonstances aggravantes. Pourquoi le ferions-nous aujourd’hui pour les réseaux numériques et Internet ? », a-t-il demandé. Parce que « leur propagande, c’est sur Internet qu’ils (les groupes terroristes, ndlr) la font, c’est la réalité ! », a répondu le ministre de l’intérieur. Il a également rappelé que « l’usage d’Internet est d’ores et déjà considéré comme une circonstance aggravante dans plusieurs crimes et délits », comme les viols et agressions sexuelles.
- Nouveau délit d’entreprise terroriste individuelle
Il s’agit, pour répondre au « développement de l’autoradicalisation », de pouvoir punir un projet individuel d’acte terroriste, avant même tout début de passage à l’acte. Lors de l'examen de la première loi antiterroriste socialiste fin 2012, Manuel Valls, alors ministre de l'intérieur, avait balayé cette nouvelle infraction qui n’aurait selon lui « eu aucune utilité concrète, pratique, efficace, sur le comportement de Mohamed Merah ». Il a depuis changé d’avis, de même que le juge d’instruction Marc Trevidic, inspirateur de cette mesure qui complète le délit d'« association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste », pilier depuis 1996 du système antiterroriste français.
Le juge devra prouver l’intention terroriste, qui « peut être matérialisée par un message menaçant » selon Marie-Françoise Bechtel. Puis caractériser le projet par la détention ou la recherche d’objets « de nature à créer un danger pour autrui ». Ainsi qu’un second élément matériel pioché dans ce QCM :
« - recueillir des renseignements relatifs à un lieu, à une ou plusieurs personnes ou à la surveillance de ces personnes ;
- s’entraîner ou se former au maniement des armes ou à toute forme de combat, à la fabrication ou à l’utilisation de substances explosives, incendiaires, nucléaires, radiologiques, biologiques ou chimiques ou au pilotage d’aéronefs ;
- consulter habituellement un ou plusieurs services de communication au public en ligne ou détenir des documents provoquant directement à la commission d’actes de terrorisme ou en faisant l’apologie, sauf lorsque la consultation ou la détention résulte de l’exercice normal d’une profession ayant pour objet d’informer le public, intervient dans le cadre de recherches scientifiques ou a pour objet de servir de preuve en justice ;
- avoir séjourné à l’étranger sur un théâtre d’opérations de groupements terroristes ou dans une zone où sont commis des crimes de guerre ou des crimes contre l’humanité. »
La possession d’un livre faisant l’apologie du terrorisme, hors du cas des chercheurs et des journalistes, devient ainsi un élément à charge parmi d’autres, de même que la consultation de sites appelant au djihad ou un voyage dans une zone de conflits où opèrent des groupes considérés comme terroristes. L’indignation des socialistes au moment de l’affaire de Tarnac semble très loin. « Parce que l’on a retrouvé l’ouvrage L’insurrection qui vient lors de la saisie d’une bibliothèque – ouvrage auquel ni mes collègues, ni moi-même n’adhérons en rien – on en a conclu que leur possesseur pouvait être un dangereux terroriste », a mis en garde la député écologiste Danielle Auroi.
- Blocage administratif des sites prônant le terrorisme
L’administration laissera d’abord 24 heures à l'hébergeur pour supprimer un contenu qui ferait l'apologie ou provoquerait au terrorisme. L’éditeur ne sera pas forcément prévenu, afin d’éviter qu’il déplace le contenu. « Les éditeurs de ces sites ne publient pas de tels contenus par erreur ou inadvertance, mais bien par complaisance ou conviction », a justifié le rapporteur PS.
En revanche les fournisseurs d’accès à Internet (FAI) seront alertés de la demande de retrait en même temps que l’hébergeur, ce qui leur permettra de bloquer le site aussitôt le délai de 24 heures écoulé. Une personnalité qualifiée désignée par la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil) aura un droit de regard sur la liste de sites interdits élaborée par les services de renseignement. Mais elle n’aura qu’un pouvoir de recommandation. Si celles ci ne sont pas suivies par l’administration, il ne lui restera qu’à saisir le juge administratif.
Bernard Cazeneuve appelle cela «une responsabilisation des acteurs Internet». La députée UMP Laure de la Raudière estime elle qu’on transforme les hébergeurs en «une police privée», décidant «eux-mêmes du caractère manifestement illicite des sites qu’ils hébergent», au risque de la mise en place d’une «censure» qui serait selon elle déjà à l’œuvre sur les articles traitant d’actes pédophiles. «Texte après texte, vous diffusez une doctrine attentatoire aux libertés individuelles : quand un délit est commis sur Internet, alors aucun juge n’est saisi au préalable, s’est-elle émue. Or Internet n’est pas un monde à part ou placé hors du droit.»
Cette mesure «est une erreur et je vous invite, je nous invite, à ne pas la commettre», a supplié Christian Paul (SRC) qui a rappelé que le groupe PS s’est «battu dans cet hémicycle pendant dix ans pour le principe du recours au juge judiciaire».
Lors d’une conférence le 10 septembre, Guillaume Poupard, le patron de l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (ANSSI), qui assure la défense de l'Etat et des entreprises contre les cyberattaques, s’est dit «très réservé sur ces mesures d'un point de vue technique. » De même que le Conseil national du numérique et la Commission de l'Assemblée nationale sur les droits et libertés numériques, vent debout contre un système décrit comme inefficace et facilement contournable. «Vous avez l'air convaincu qu'il faut prendre l'avion pour voir un site bloqué, je vous montrerai comment faire de votre bureau», s’est ainsi moquée la député Isabelle Attard (Nouvelle Donne).
Acculé par Laure de la Raudière, le ministre de l’intérieur a fini, après trois jours de débats, par indiquer la technique envisagée, à savoir le filtrage par serveur de nom de domaine (DNS). Ce blocage était déjà prévu pour les contenus pédopornographiques dans la loi d'orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure (Loppsi 2) de 2010. Mais cette mesure n’a jamais été mise en œuvre faute de décret d’application. Un décret commun au terrorisme et à la pédopornographie devrait donc être publié.
«Moi, j’ai face à moi des familles qui tous les jours me signalent des jeunes qui basculent et se sont enfermés dans une relation exclusive de tout autre sur Internet, s’est défendu Bernard Cazeneuve. Je dois attendre que le juge judiciaire déclenche l’action civile alors qu’il ne la déclenche jamais ou très peu ? » Avant de se livrer à un plaidoyer en défense du juge administratif «qui est aussi un juge des libertés, avec de grands arrêts de jurisprudence, comme l'arrêt Bejamin de 1933». un défense un peu hors propos : la question n’était pas savoir «si, entre le juge administratif et le juge judiciaire, l’un est moins performant que l’autre s’agissant de la défense des libertés, mais s’il est préférable de mettre en œuvre des mesures de police administrative, contrôlées a posteriori par le juge, ou de demander une décision préalable», a indiqué Christian Paul.
- Plus de pouvoirs d'enquêts sur la criminalité organisée
Les articles 10 et 15 du texte étendent les pouvoirs d’enquête sur la criminalité organisée, qui inclut les actes terroristes. Mais pas que.... Il s’agit de permettre l’enquête sous pseudonyme ; de permettre des perquisitions vers des données à distance (cloud) depuis un service de police, de se passer de l’autorisation d’un juge pour déchiffrer des données ou permettre certaines perquisitions informatiques ; de faire entrer le piratage informatique dans la criminalité organisée ; de porter de 10 à 30 jours la durée de conservation des écoutes administratives ; de faire les fadettes des téléphones portables introduits clandestinement dans les prisons, etc.
«Depuis le début de ce débat, on assiste, sous couvert de lutte contre le terrorisme, à l’aggravation des peines prévues par tous les articles du projet de loi», a regretté le député UMP Lionel Tardy. Concernant les hackers agissant en «bande organisée», les condamnations pourront ainsi aller jusqu’à dix ans d’emprisonnement et 1 million d’euros d’amende «alors qu’il pourrait ne s’agir que de sit-in informatiques organisés par des militants souhaitant bloquer temporairement l’accès à un site, sans qu’il y ait destruction ou extraction de données», a mis en garde le député Christian Paul.
«Compte tenu du climat général qui règne en matière de renseignement sur le réseau numérique, à travers le monde mais aussi en France», le député a réclamé une loi pour encadrer l'ensemble des activités des sevrices de renseignement. D'abord prévue pour 2015, celle-ci semble s'éloigner. «Je ne vais pas faire dans cet hémicycle des annonces qui ne relèvent pas de ma compétence», a éludé le ministre de l’intérieur.
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