Contre l’État de droit, l’État d’exception devient la règle, et notre coupable indifférence lui fait la courte échelle. Une exception planétaire, sans frontières et sans limites, qui voudrait s’imposer comme une norme universelle avec la force de l’évidence et le renfort de l’habitude.
Prenant son origine dans la riposte nord-américaine aux attentats du 11 septembre 2001, ce coup d’État silencieux contre nos libertés fondamentales s’est étendu partout au nom de la guerre contre le terrorisme, dans le secret d’une surveillance généralisée qui unifie et solidarise une sorte d’État-monde profond, commun à toutes les nations par-delà leurs drapeaux et leurs hymnes.
De cet affrontement global entre nos droits individuels – droits à l’expression, à l’opinion, au savoir, au mouvement, à la contestation, à la croyance, à la différence, etc. – et une politique réduite à la police, prête à les sacrifier au nom d’un droit supérieur à la sécurité collective, Internet est désormais le premier champ de bataille. Internet et, plus largement, tous les nouveaux territoires de communication ouverts à nos curiosités, échanges et partages, par la révolution numérique.
Confirmation des paradoxes et défis des temps de transition (à l’image de ce que fut la Renaissance européenne, temps d’ouverture comme de fermeture, de guerres obscures et de pensées libérées, d’inventions et de destructions), notre ère numérique est au carrefour de son destin. Progrès ou régrès, elle hésite encore : entre l’avènement d’un nouvel espace public, où prend forme une démocratie retrouvée et réinventée, et l’émergence secrète d’un monde orwellien, de soupçon indistinct et de surveillance permanente.
Tel est l’enjeu de l’affaire Edward Snowden. Et d’abord son bienfait, tant les révélations apportées par cet ancien contractuel de la CIA – et qui sont encore à venir, au-delà du programme Prism – obligent à prendre la mesure de la dérive liberticide assumée par les États-Unis et de ses effets de contagion en Europe même. Immense continent enfoui sous l’alibi sécuritaire, la National Security Agency (NSA) espionne le monde entier hors de tout mandat ou contrôle judiciaires, ses institutions légales comme ses citoyens ordinaires, les ambassades de pays alliés comme les réseaux sociaux, les institutions européennes comme les utilisateurs de Skype, les mails comme les conversations, etc. (lire ici notre synthèse).
La nouveauté n’est pas la surveillance planétaire – déjà documentée à la fin du XXe siècle par la révélation du programme Echelon – mais sa dimension débridée et démesurée, hors contrôle et sans limites, faisant de n’importe qui, n’importe quand et n’importe où, sa cible. Cette extension infinie de son domaine, à l’abri des nouvelles libertés de communication offertes par la révolution numérique, est, d’initiative nord-américaine, le fruit légal de l’illégalisme foncier du Patriot Act, loi d’exception adoptée sous le choc des attentats de 2001. Or l’opinion publique mondiale découvre soudain que ces pouvoirs spéciaux ne visent pas que les supposés ennemis terroristes mais, potentiellement, tout un chacun, l’immensité des internautes ordinaires.
Les incommensurables violations du droit commun – enlèvements, tortures, isolements, disparitions, détentions sans jugement, exécutions extra-judiciaires, frappes aveugles, etc. – banalisées par l’instauration d’une guerre irrégulière contre l’ennemi terroriste ont donc frayé la voie d’une banalisation de l’exception sécuritaire, jusqu’au viol sans contrainte des droits fondamentaux des individus, quels qu’ils soient – leurs correspondances, leurs conversations, leurs amitiés, leurs relations, leurs agendas, leurs contacts, leurs réseaux, leurs vies privées… C’est une vieille règle, vécue en France pendant la guerre d’Algérie avec les « pouvoirs spéciaux » votés sous la gauche, que toute instauration d’un pouvoir d’exception risque de gangréner la règle démocratique, jusqu’à la mettre en péril.
Nous comprenons soudain que notre trop grande indifférence collective au sort des prisonniers de Guantanamo, devenus les masques de fer d’une politique de la peur sans frontières, nous a désarmés face aux visées expansionnistes des appareils policiers et militaires, à leur tentation récurrente d’agir à l’abri des regards, des débats et des contrôles. Ne pas avoir su défendre les principes de la justice et du droit, y compris au bénéfice de ceux qui ne les respectent pas, nous a exposés à l’affaiblissement progressif de nos propres libertés. Et à l’affaiblissement redoublé de notre capacité à les protéger, tant la banalisation de l’impératif sécuritaire, son urgence brandie pour faire taire toute discussion, nous a habitués à la normalité de l’exception.
Que, dans leur souveraineté, les États puissent légitimement se défendre face à des menaces identifiées, surveiller et espionner pour les prévenir, et avoir droit à leur part de secret pour y réussir n’est pas en discussion. Mais, de même que la lutte contre le terrorisme ne relevait pas de la guerre – sauf à vouloir une guerre sans fin qui nous enferme dans la peur de l’autre –, l’espionnage n’est en rien une pratique sans limites dont la société tout entière pourrait être la cible. Du moins en démocratie. En l’énonçant, l’on cerne d’emblée le poison politique introduit par la politique de la peur : désignant un ennemi global et indistinct, elle a effacé les frontières de la suspicion et, donc, du licite, faisant du monde du secret d’État le cœur de la politique, au détriment et à l’inverse du principe de publicité qui est au ressort théorique de la délibération et de la souveraineté démocratiques.
De cet État dédoublé, de règle démocratique en surface, d’exception policière en profondeur, la question du droit à l’information offre une exemplaire démonstration. Car la preuve qu’il s’agit bien de démocraties hors de leurs gonds, sorties du droit et reniant leurs principes, c’est que les gouvernants qui ont initié ou accepté cette dérive ne craignent rien tant que son dévoilement. Et, de ce point de vue, il en est allé de même, hélas, sous l’administration du démocrate Obama que sous celle de son prédécesseur conservateur Bush.
La persécution sans précédent des rares lanceurs d’alerte, qui n’ont écouté que leur conscience de citoyens face aux illégalités et aux crimes dont ils étaient témoins, est à elle seule l’aveu de la transgression politique commise : la vérité est si scandaleuse qu’il faut à tout prix faire taire ceux qui l’énoncent, les calomnier et les discréditer. Outre leur jeunesse audacieuse, leur radicalité démocratique et leur culture numérique, le soldat Bradley Manning, le hacktiviste Julian Assange, l’informaticien Edward Snowden ont ce point commun d’avoir été traités par la puissance américaine comme des espions, donc des ennemis et des étrangers, bref des adversaires sans légitimité aucune. Étonnant spectacle que celui d’une démocratie, économiquement et militairement omnipuissante, qui s’acharne sur quelques dissidences individuelles tout comme le feraient (et le font, en Chine notamment) des régimes autoritaires. Aveuglée comme le serait un Goliath assailli par les frondes de nos David numériques.
C’est ainsi que, depuis 2010, est arrêté, détenu et jugé Manning qui, à 25 ans, encourt une peine de prison à vie pour, via WikiLeaks, avoir alerté sur les violations des droits humains commises par l’armée américaine et avoir mis à nu une politique étrangère impériale, agressive et dominatrice. C’est ainsi que Julian Assange, fondateur à 35 ans de WikiLeaks, vit reclus, depuis plus de deux années, dans une pièce sans fenêtres de l’ambassade d’Équateur à Londres, afin d’échapper à une possible extradition aux États-Unis au motif d’une conspiration sur le fondement de l’Espionage Act de 1917. C’est ainsi, enfin, que Edward Snowden, 30 ans, est soudain devenu paria d’une planète sans visa pour avoir dévoilé, notamment via The Guardian, l’ampleur abyssale d’un espionnage électronique américain qui juge illégitime tout secret, quel qu’il soit, autre que le sien, celui qu’il s’arroge au nom de la puissance.
Ne pas les défendre, c’est s’abandonner, voire se renier. Ne pas leur porter assistance, c’est renoncer à nos propres idéaux, ceux que nos gouvernants sont si prompts à brandir face à des régimes autoritaires – du moins quand ils sont faibles, marginaux ou minoritaires. Car, à travers Snowden, Assange et Manning, ce sont des principes démocratiques, des droits individuels et des libertés fondamentales qui sont attaqués. Et dont leurs persécuteurs veulent nous amener à accepter, par silence, complaisance ou indifférence, les reculs, régressions et diminutions. Qui, quel citoyen, quel journaliste pourrait contester que les informations révélées par ces trois personnes soient d’un intérêt public essentiel, non seulement pour l’avenir de nos États démocratiques mais pour celui d’un monde commun, plus solidaire, plus pacifique ?
Qui pourrait nier que ces faits dévoilés relèvent de ce droit de savoir (the right to know) que célébrait, à son propre avantage, la démocratie américaine à l’époque de la divulgation des Pentagone Papers, ces documents secrets éclairant soudain la face cachée de la guerre américaine contre le peuple vietnamien ? Qui pourrait contester que ces fuites furent salvatrices, utiles au débat public et à la réflexion démocratique comme le furent les 7 000 pages de documentation top-secrète fournies en 1971 par l’analyste Daniel Ellsberg au New York Times ?
Dès lors, il n’est pas permis de se tromper : en frappant ces pionniers de l’information à l’ère numérique, à la fois aventuriers et irréguliers, défricheurs et inventeurs, c’est le métier d’informer tout entier, sa légitimité démocratique et ses garanties protectrices, qu’il s’agit de soumettre. En neutralisant l’avant-garde turbulente, c’est la troupe moutonnière que l’on entend faire rentrer dans le rang. Car informer, informer vraiment, faire savoir ce qui, d’ordinaire, ne se sait pas, rendre public ce qui est indûment caché, c’est évidemment bénéficier de fuites (leaks en anglais), c’est-à-dire de sources qui prennent le risque de transgresser leurs secrets professionnels au nom d’un impératif supérieur, celui de l’intérêt public.
Il suffit de se rendre sur la page « États-Unis » du site de Reporters sans frontières (RSF), organisation peu suspecte de faiblesse vis-à-vis des pouvoirs autoritaires, pour prendre la mesure de ce qui se joue ici d’essentiel pour l’information et de vital pour la démocratie, donc de décisif pour les peuples. Outre des prises de position sans réserve en faveur d’Edward Snowden et de Bradley Manning, exprimées solidairement avec Julian Assange, on y trouve la ferme condamnation de la surveillance dont a fait l’objet l’agence Associated Press, afin de connaître certaines de ses sources, et le rappel du cas, trop oublié, du journaliste Barrett Brown, 31 ans, arrêté depuis 2012 parce qu’il enquêtait sur la société de renseignement privé Stratfor dont les mails ont été diffusés par WikiLeaks. Son procès doit s’ouvrir en septembre prochain : il risque 105 ans de prison !
Le 3 mai 2012, le président Barack Obama faisait une déclaration solennelle à l’occasion de la Journée mondiale de la liberté de la presse. Il y défendait « le rôle d’une presse libre dans la création de démocraties pérennes et de sociétés prospères », rappelant le principe énoncé par la Déclaration universelle des droits de l’homme, en son article 19, selon lequel « toute personne a le droit de chercher, de recevoir, de répandre, sans considérations de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d’expression que ce soit ». Mais, soulignant que « ce droit demeure en péril dans beaucoup trop de pays », il ne citait que les pays suivants : Birmanie, Viêtnam, Syrie, Érythrée, Équateur, Biélorussie, Cuba.
En 2013, il s’est abstenu. Plus facile en effet de dénoncer, avec cette arrogance bien-pensante du fort pour les faibles, les atteintes aux libertés des régimes autoritaires de petites Nations que de s’inquiéter de leur régression dans son propre Empire démocratique. Que peut dire désormais, sur ce même sujet, le président des États-Unis à la Russie de Vladimir Poutine, démocratie d’extrêmement basse intensité – et c’est encore un euphémisme –, après l’avoir suppliée de lui livrer Edward Snowden, lequel n’a eu d’autre choix que d’accepter la porte de sortie moscovite, piégée évidemment mais la seule qui s’offrait à lui ? Quelle sera, demain, la légitimité d’Obama à reprocher à la Chine du parti unique sa persécution des informations non contrôlées par le pouvoir, des citoyens qui les diffusent et, surtout, des lanceurs d’alerte qui les dévoilent ?
Comment promouvoir un principe chez les autres si on ne le défend pas pour soi-même ? Car la seule faute commune de Manning, Assange et Snowden, c’est d’avoir donné vie à un acteur démocratique de plus en plus reconnu par la communauté internationale : le lanceur d’alerte, justement. De colloques en sommets, de rapports en conclaves, on ne compte plus les occasions récentes où il a été promu, débattu et défendu, comme le rappelle un récent document du Conseil de l’Europe (son fichier PDF est ici) – dont la Russie est un État membre et dont les États-Unis sont un pays observateur.
Signalant de bonne foi des actes illicites à l’opinion et, donc, aux autorités d’un pays démocratique, les lanceurs d’alerte (whistleblowers en anglais, autrement dit ceux « qui donnent un coup de sifflet ») ne sont pas des dénonciateurs, qui livreraient, par exemple, à un État policier des informations sur ses opposants, mais des acteurs essentiels de la démocratie qui font prévaloir un intérêt public supérieur sur leurs devoirs professionnels. Aussi la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme est-elle aussi explicite que constante dans sa défense des donneurs d’alerte.
« Dans un système démocratique, lit-on ainsi dans un arrêt de 2008 (Guja c. Moldova), les actions ou omissions du gouvernement doivent se trouver placées sous le contrôle attentif non seulement des pouvoirs législatif et judiciaire, mais aussi des médias et de l’opinion publique. L’intérêt de l’opinion publique pour une certaine information peut parfois être si grand qu’il peut l’emporter même sur une obligation de confidentialité imposée par la loi. » Une résolution adoptée en 2010 par l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (APCE) a même énoncé des principes de protection des lanceurs d’alerte, en invitant les États membres à revoir en ce sens leurs législations nationales.
On y lit notamment ceci : « La définition des révélations protégées doit inclure tous les avertissements de bonne foi à l’encontre de divers types d’acte illicites, y compris toutes les violations graves des droits de l’homme, qui affectent ou menacent la vie, la santé, la liberté et tout autre intérêt légitime des individus. » La même année 2010, au Sommet de Séoul, les dirigeants du G20 n’hésitaient pas à faire de la protection des donneurs d’alerte l’un des domaines prioritaires de la politique mondiale de lutte… contre la corruption. Car évidemment tous ces États ont, d’un commun accord, pris garde d’exclure du champ des lanceurs d’alerte ce qui relève de la défense nationale ou de la politique étrangère.
Mais qu’en est-il si cette protection de l’État profond, sécuritaire et policier, cache à son tour des actes illicites, des violations graves des droits, des atteintes aux libertés ? C’est la question dérangeante qu’ont posée Manning, Assange et Snowden, dévoilant l’hypocrisie foncière de cette ligne de partage entre lumières démocratiques et ombres sécuritaires. Depuis, le sort injuste fait par la Suisse au Français Pierre Condamin-Gerbier, lanceur d’alerte sur la fraude fiscale embastillé après ses révélations à la presse, à la justice et aux parlementaires, met en évidence que la sécurité nationale peut être aussi l’alibi d’une protection de la corruption, dès lors qu’un État identifie ses intérêts propres à ceux de la finance mondiale.
Heureux effet de levier des fuites organisées par Edward Snowden, le Conseil de l’Europe s’interroge désormais sur cette sanctuarisation de l’État sécuritaire, constatant l’utilité de révélations publiques, et donc de fuites légitimes, sur les abus de droit qu’il abrite ou tolère. Rapporteur fin juin dernier pour l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, le socialiste espagnol Arcadio Diaz Tejera a discuté cette tension entre sécurité et liberté (fichier PDF de son rapport ici), en affirmant à la fois que des intérêts de sécurité nationale sont « des raisons suffisantes pour retenir l’information détenue par les autorités » mais que, en même temps, « l’accès à l’information représente une composante essentielle de la sécurité nationale, en favorisant la participation démocratique, l’élaboration de politiques solides et le droit de regard du public sur l’action gouvernementale ». Autrement dit, il faut laisser place au conflit, au débat et, donc, aux révélations légitimes.
Sous la pression des révélations apportées par Edward Snowden et des solidarités qui l’entourent, notamment parmi les défenseurs d’une démocratie américaine rendue à la promesse constitutionnelle de son Premier amendement, de défense radicale de la liberté d’informer, Barack Obama a finalement dû reconnaître d’où venait le mal : du Patriot Act. De cette loi d’exception adoptée à l’automne 2001, jamais remise en cause sous sa présidence, et non pas des fuites dont a bénéficié la presse. Sur la défensive, le président américain a de fait admis, lors de sa conférence de presse du 9 août, son échec essentiel : ne pas avoir démantelé l’État d’exception ainsi enfanté, installé à demeure américaine depuis plus d’une décennie.
Car qu’est-ce que le Patriot Act ? Tout simplement le pouvoir légal d’agir hors la loi. Sans procédure, ordonnance ou mandat judiciaires. En ne relevant que du pouvoir exécutif, et donc du seul aval présidentiel. Tel fut le coup d’État réussi des néo-conservateurs, profitant de l’effet de choc et d’aveuglement du 11-Septembre : mettre l’État sécuritaire à l’écart des contre-pouvoirs démocratiques, hors contrôle parlementaire ou médiatique, en faisant de la guerre (contre le terrorisme) non plus un exception mais une norme, non plus un moment limité dans le temps mais une continuité permanente, sans terme ni fin.
Bref, cette loi est en elle-même un crime contre la démocratie. Illustration des hautes motivations de nos donneurs d’alerte, nul hasard si Glenn Greenwald, le destinataire choisi par Snowden pour ses révélations, est un avocat devenu blogueur en 2005 pour la dénoncer inlassablement, sous l’intitulé How Would a Patriot Act ?, avec ce sous-titre : En défense des valeurs américaines. Porté à la Maison Blanche par cette contestation et ce sursaut, Barack Obama n’aura finalement soigné que les effets et pas la cause. Certes la torture a été heureusement bannie, mais le bagne de Guantanamo est toujours là, avec des prisonniers toujours à l’isolement et toujours pas jugés, qui n’ont d’autres armes pour protester que la grève de la faim.
Surtout, le champ de manœuvres de l’État sécuritaire n’a cessé de s’étendre en profitant de la révolution industrielle et culturelle, voire civilisationnelle, dont le numérique est le moteur technologique. Par leur ampleur trop insoupçonnée, la guerre des drones comme l’espionnage d’Internet sont la traduction pratique, au cœur de notre modernité, de l’ascension d’un État d’exception d’où peuvent émerger de nouvelles formes de domination totale, sans espace pour les contester publiquement ou les remettre en cause concrètement. Car, en démocratie, idéal toujours inachevé, en construction permanente, la frontière entre crispations conservatrices, autoritaires et guerrières, et dérives totalitaires n’est jamais totalement étanche. Seule la vitalité du débat, la vigilance de l’opinion, la force des contre-pouvoirs peuvent la consolider.
Théoricien reconnu de l’État d’exception, Carl Schmitt (1888-1985) en témoigne : indéniablement puissante et créative, l’œuvre de ce juriste allemand, passé du conservatisme au nazisme, ne désigne pas seulement ce qui fut, cette barbarie européenne dont il a été le complice, mais aussi bien ce qui pourrait être, si nous n’y prenons garde. Proclamer l’exception, c’est déjà faire taire toute contestation : « Est souverain celui qui décide de la situation exceptionnelle », écrit Schmitt dans Théologie politique, paru en 1934, un an après l’arrivée au pouvoir de Hitler. C’est ensuite désigner à la société un ennemi inépuisable, dont l’irrégularité déclarée appellerait elle-même une riposte irrégulière, hors norme et hors règle : « Avec l’exception, la force de la vie réelle brise la carapace d’une mécanique figée dans la répétition. »
Dès lors, la peur devient l’argument du pouvoir, dressant la société contre elle-même dans un fantasme d’homogénéité et l’entraînant dans une quête infinie de boucs émissaires où l’Autre, le différent, le dissemblable, le dissonant, prend la figure de l’Étranger, d’une étrangeté aussi intime que menaçante. Aussi l’adversaire est-il sans embarras qualifié d’ennemi intérieur, figure de l’altérité qu’il faut à tout prix réduire ou exclure, voire anéantir par une contre-violence préventive. Il suffit d’écouter, y compris en France, y compris sous l’actuel gouvernement par la bouche de son ministre de l’intérieur, Manuel Valls, les lieux communs du discours de guerre au terrorisme dit islamiste pour sentir la voix de cet État d’exception qui rabat la politique sur la police.
Le confort sécuritaire qu’il promet est une illusion, où s’égare, se perd et se ruine la démocratie : sa vitalité, son pluralisme, ses conflits créateurs, sa diversité stimulante, etc. Comme l’a illustré la grande lâcheté européenne – et spécifiquement française dans l’affront fait au président bolivien Evo Moralès – face au sort d’Edward Snowden, nous ne devons pas compter sur nos gouvernants pour conjurer ce péril. Du moins pas en premier... Mais d’abord sur nous-mêmes. Sortir de l’indifférence, assumer nos indignations, prendre nos risques. C’est l’autre leçon apportée par l’irruption de lanceurs d’alerte planétaires : l’ébauche d’une politique nouvelle, de réseaux et de liens, d’inattendu et d’imprévu, du faible au fort, où les fragiles tâtonnements d’un monde à venir révèlent de meilleurs stratèges que l’aveugle puissance d’un monde en déclin.
« Internet, le meilleur de nos instruments d’émancipation, est devenu le plus redoutable auxiliaire du totalitarisme qu’on n’ait jamais connu. Internet est une menace pour l’humanité. » Début 2013, quelques mois à peine avant les révélations sur l’espionnage généralisé de la NSA, paraissait en France cette mise en garde alarmiste sous la signature… de Julian Assange.
Livre militant d’échange avec d’autres hacktivistes numériques, dont le Français Jérémie Zimmermann de la Quadrature du Net, Menace sur nos libertés (Robert Laffont) ne décrit pourtant que ce qui fut confirmé par les révélations d’Edward Snowden qu’en quelque sorte, cet ouvrage appelait de ses vœux : « Si cette transformation n’a pas fait de bruit, c’est parce que ceux qui en sont conscients travaillent dans l’industrie de la surveillance mondiale et n’ont aucun intérêt à prendre la parole. »
Prendre conscience de la catastrophe, c’est le meilleur moyen de l’éviter. Dialectique de l’inquiétude et de l’espérance, l’alerte tôt lancée par Assange et ses compagnons vise à mobiliser : la bataille est en cours et son issue n’est pas jouée. Bataille entre les nouveaux territoires libérateurs offerts à nos rêves de concorde, de partage et d’échange par le numérique et leur conquête par les appareils étatiques, alliés des machineries marchandes.
« L’État nous a privés de l’indépendance dont nous avions rêvé », écrit Assange : en interceptant « massivement le flux d’informations de notre nouveau monde – son essence même – alors que toutes les relations humaines, économiques et politiques s’y retrouvaient », il a pu rapporter « ce qu’il avait appris au monde physique pour déclencher des guerres, guider des drones, manipuler des commissions de l’ONU et négocier des accords, ainsi que pour rendre des services à son vaste réseau interconnecté d’industries, d’initiés et de copains ».
C’est donc bien ici même que se joue la bataille, Assange toujours : « Dans la mesure où l’État fusionne avec Internet, l’avenir de notre civilisation devient l’avenir d’Internet, et il faut redéfinir le rapport de force. » Une bataille, par conséquent, « entre d’une part la puissance que confèrent ces informations recueillies par des initiés, ces États fantômes de l’information qui sont en train de se développer, interchangeables, multipliant les liens entre eux et avec le secteur privé, et d’autre part la prolifération d’espaces partagés où Internet est un outil qui permet aux hommes de se parler ».
Dès lors, la défense d’Internet, d’un Internet libre, ouvert et universel, devient un enjeu politique décisif, où se joue l’appropriation de son destin par l’humanité elle-même. « C’est l’outil le plus important dont nous disposons pour faire face aux problèmes globaux qui se posent, et sa préservation est l’une des tâches essentielles de notre génération », insiste dans ce même livre Jérémie Zimmermann, comme il l’expliquera au récent rassemblement OHM 2013 dont Jérôme Hourdeaux a fidèlement rendu compte pour Mediapart.
Loin d’être une obsession militante marginale, cette réflexion rejoint celle d’un des penseurs pionniers de l’ère numérique, Manuel Castells, sociologue né en Espagne passé de France aux États-Unis. Communication Power, récent ouvrage (2009) de l’auteur de L’Ère de l’information, somme en trois tomes (chez Fayard), vient d’être traduit en France, avec une préface d’Alain Touraine qui y voit « un des livres les plus importants des sciences sociales contemporaines », permettant de « nous orienter dans le monde changeant et confus que nous vivons ». Or Communication et pouvoir (son titre français, aux Éditions de la Maison des sciences de l’homme) est une réflexion sur les conditions de l’émancipation face à la société de surveillance qui accompagne notre société de communication.
En voici le point d’arrivée qui rejoint le constat ici dressé : « Les technologies de la liberté ne sont pas libres. Les gouvernements, les partis, les entreprises, les groupes d’intérêts, les Églises et les gangsters, ainsi que les appareils du pouvoir de toutes origines et de toutes sortes possibles, cherchent à exploiter le potentiel de l’auto-communication de masse afin de le mettre au service de leurs intérêts spécifiques. De plus, malgré la diversité de ces intérêts, le groupe disparate que forment les pouvoirs établis partage le même objectif : limiter le potentiel libérateur des réseaux de l’auto-communication de masse. »
Nouvel épisode, poursuit Castells, de « la lutte continuelle qui oppose la discipline de l’être à la liberté du devenir », l’espace collectif que la révolution de la communication a créé est donc menacé d’expropriation « afin de permettre l’expansion du divertissement à but lucratif et la marchandisation de la liberté personnelle ». Dès lors, empêcher cette confiscation suppose de défendre Internet, sa liberté, son intégrité et sa vitalité, ses potentialités émancipatrices, ses communications horizontales, et par conséquent tous ceux qui en sont les militants les plus audacieux. « Les mouvements sociaux les plus importants de notre époque, conclut Manuel Castells, sont précisément ceux qui luttent pour la préservation d’un Internet libre, par rapport à l’emprise des gouvernements et à celle des entreprises, afin de créer un espace de communication autonome qui puisse constituer la fondation du nouvel espace public de l’ère de l’information. »
S’il fallait situer Mediapart, il suffira de dire qu’il est de ce mouvement là, accompagnant sa diversité, épousant sa nouveauté, défendant ses audaces.
BOITE NOIREJe prie nos lectrices et lecteurs de bien vouloir excuser la longueur de cet article. En voici l’explication.
Elle se justifie par le souci de mettre en perspective, au-delà des nouvelles immédiates, l’aventure dont Edward Snowden est le protagoniste, faisant suite aux mésaventures de Bradley Manning et Julian Assange. Elle s’inscrit dans les diverses réflexions qui, depuis l’annonce de Mediapart le 2 décembre 2007 puis son lancement le 16 mars 2008, ont placé notre démarche professionnelle au cœur de défis démocratiques. Elle s’explique enfin par la volonté de démontrer qu’Internet, loin de sa carricature ignorante diffusée par les pouvoirs qu’il dérange, n’est pas condamné aux contenus superficiels, de flux et de surface, sans profondeur ni durée.
Pour prendre la mesure de ce triple enjeu et de sa nécessité, il suffit de comparer ce parti pris venu de la nouvelle presse numérique avec l’éditorial, paru le même jour, d’un fleuron de l’ancienne presse imprimée, Le Monde, qui, sur le même sujet, adopte un point de vue radicalement opposé, de pur et simple alignement sur la diplomatie américaine (cela s’intitule « Le camouflet américain à M. Poutine : une bonne nouvelle » et c’est à lire ici). Où l’on comprend que, dans la crise actuelle de la presse, se joue aussi notre avenir politique.
A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : Allo, j’écoute !