Déjà trois jours de grève, et derrière la grève une transformation majeure. Inévitable ? Démarré lundi 15 septembre et devant durer une semaine, le mouvement social lancé par les pilotes du groupe Air France devrait rester comme le plus important depuis 1998. Au moins 50 % des vols ont été annulés le premier jour de grève, avec des pointes à plus de 70 % à Lyon, Nice où Toulouse. Mardi, 60 % des avions prévus sont restés au sol, et ce mercredi le chiffre devrait être identique.
Le SNPL (syndicat national des pilotes de ligne, SNPL), majoritaire chez les pilotes d'Air France-KLM avec plus de 70 % des voix, a appelé à la grève jusqu’au 22 septembre pour protester contre la manière dont la direction prévoit de faire monter en puissance Transavia, sa filiale low cost jusque-là limitée à 14 avions. La deuxième organisation syndicale, le Spaf, a arrêté son préavis au 20 septembre, mais Air France a recommandé à tous ses clients devant prendre l’avion d’ici au 22 septembre de « reporter leur voyage ou changer leur billet sans frais ».
Le PDG d'Air France Frédéric Gagey a estimé lundi le coût du conflit à « 10 à 15 millions d'euros » par jour de grève, tandis que Alexandre de Juniac, le grand patron du groupe Air France-KLM a commencé à imputer aux grévistes un éventuel non-retour aux bénéfices en 2014.
Pour la première fois depuis longtemps, les intérêts des pilotes et de la direction divergent. Mardi soir, les discussions étaient jugées « au point mort » par un des négociateurs, qui peinait à envisager une sortie de crise. La direction a fait un geste en proposant de limiter à 30 appareils la flotte de Transavia France jusqu'à 2019, au lieu des 37 initialement prévus, mais les syndicats ont rejeté cette offre. Pourquoi ? Que signifie cette soudaine accélération d’Air France en direction du low cost ? Une autre voie est-elle possible ? Tentative d’explication, en quelques questions.
- Comment va Air France ?
Plutôt mal. Air France et KLM ont fusionné en 2009, en espérant devenir le géant européen du transport aérien. Pari plutôt perdu. En 2013, le groupe a tout juste gagné de l'argent, avec un résultat d'exploitation de 130 millions d'euros pour 25,5 milliards de chiffre d'affaires, et une dette de presque 12 milliards d'euros. Prise isolément, la compagnie Air France est dans le rouge depuis huit ans. Le transport non passager, le cargo, est extrêmement déficitaire, avec 200 millions de pertes en 2013. Idem, avec 220 millions de pertes, pour « l’activité point à point », qui désigne les vols sans correspondances au sein du groupe, via Roissy ou Amsterdam.
Pourtant, la direction n’a pas ménagé ses efforts pour couper dans les dépenses. Avec le plan Transform 2015, les pertes du réseau moyen-courrier ont été divisées par deux en deux ans. Les effectifs globaux de la compagnie auront été réduits de 8 000 postes (dont 550 pilotes) en trois ans à la fin 2014. « Dans le cadre de ce plan, tous les pilotes ont aussi accepté de réduire de 15 à 20 % leur rémunération globale, en volant plus, en rendant des jours de congé ou en diminuant leurs avantages », pointe un des responsables du syndicat. Les pertes du moyen-courrier, qui représente 40 % de l’activité, devraient pourtant encore atteindre 120 millions d'euros cette année.
En fait, le groupe est pris en tenailles. Le court et moyen-courrier est très fortement concurrencé par les compagnies low cost, Ryanair et EasyJet en tête. À l’autre bout de l’échelle de prix, le long-courrier, qui fait la fierté des personnels et que le groupe considère comme sa spécialité et sa vraie image de marque, est attaqué par les compagnies des pays du Golfe, comme Emirates ou Qatar Airways, qui ont les moyens de faire voler des avions luxueusement équipés, avec un personnel très bien formé.
Pour expliquer les difficultés du groupe, la CGT livre de son côté plusieurs explications. D’une part, un coût du carburant toujours en hausse : « Le carburant représente à lui seul plus de 30 % des coûts d'exploitation contre moins de 10 % il y a 15 ans. » Problématique alors que les pays du Golfe facturent moins cher le pétrole, et que, assure le syndicat, certains transporteurs à bas coût embarquent moins de carburant pour voler, quitte à diminuer la réserve de sécurité. La CGT accuse surtout la direction d’avoir choisi une mauvaise stratégie commerciale, en réduisant fortement les prix de ses vols court et moyen-courrier en direction de Roissy, dans le but d’assurer un remplissage maximal de ses avions long-courrier.
- Que propose la direction ?
Il s’agit de tout changer. La compagnie Air France s’apprête à vivre la plus grosse transformation de son histoire depuis la fusion avec Air Inter en 1997. Début septembre, le groupe a annoncé une refonte totale de son organisation. Les trajets « point à point » n’alimentant pas le hub de Roissy devraient revenir à sa filiale Hop !, qui s’occupe jusqu’à présent des vols de province à province. Cela pourrait aboutir à la disparition de la marque Air France de l’aéroport d’Orly. Les détails seront présentés fin octobre, mais cela devrait permettre à la compagnie de choisir, en fonction de la fréquentation des vols, soit les Airbus A320 d’Air France, soit les petits avions régionaux de Hop !
Tous les vols européens dits de loisirs, qui transportent des vacanciers, reviendraient, eux, à Transavia. Classique compagnie de charters néerlandaise, elle a été réinventée en tenante du low cost en 2005 par KLM, avec qui Air France a ouvert une filiale française dès 2007. Mais comme le raconte cet excellent article des Échos, ce n’est que depuis cette année que Transavia est entrée dans le grand bain de la concurrence avec EasyJet et Ryanair, en multipliant les destinations et les promotions.
Jusque-là, la filiale française servait surtout de sous-traitant aux voyagistes ou aux organisateurs de charters. Mais depuis cet été, la transformation en compagnie low cost est clairement assumée, avec l'ouverture de 17 nouvelles lignes régulières, dont 11 au départ d'Orly-Sud. La part des voyagistes dans ses réservations, encore de 50 % fin 2013, est divisée par deux en quelques mois.
Cette nouvelle organisation, qui est une révolution, était préconisée en juin dans le rapport rendu par Lionel Guérin, dirigeant de Transavia devenu depuis le patron de Hop ! Elle nécessite de pousser furieusement les feux chez Transavia. Et pour cela, l’accord des syndicats est nécessaire : en 2006, afin de les rassurer sur ce modèle à moindre coût qui s’installait sous leur nez, Air France leur avait concédé le fait que Transavia France n’exploiterait pas plus de 14 appareils, et qu’elle ne desservirait pas de lignes nationales.
La direction souhaite aujourd’hui largement faire grandir la flotte de Transavia. Elle devrait aussi annoncer la création imminente de trois nouvelles bases en Europe (qui devraient être situées à Munich, Lisbonne et Porto). Elle vise la rentabilité en 2018, et espère transporter à cette date plus de 20 millions de passagers, contre 9 millions en 2013, sur une centaine d’avions, basés partout en Europe. Mais jusqu’ici, les syndicats de pilote refusent de donner leur accord à ces projets d’expansion à marche forcée du low cost.
- Pourquoi le low cost fait-il rêver Air France ?
Inauguré aux États-Unis par la compagnie Southwest Airlines dès les années 1970, le modèle low cost s’est installé en Europe il y a une vingtaine d’années, et encore plus récemment en France. Mais il a gagné du terrain à toute vitesse. Emmanuel Combe est économiste, spécialiste du modèle low cost. Fin 2007, il a aidé Charles Beigbeder à rédiger le rapport qui avait été commandé sur le sujet par le gouvernement de l’époque. Et il a vu changer le regard du secteur français de l’aviation : « Au milieu des années 2000, quand EasyJet et Ryanair se sont vraiment implantées en France, ces compagnies étaient regardées comme des curiosités. Lorsque nous avons rédigé notre rapport, fin 2007, les réactions étaient assez timorées, les professionnels pensaient que le low cost était un feu de paille, qu’il était impossible de gagner de l’argent en vendant un billet à 50 euros. Et puis, les syndicats d’Air France m’ont invité à nouveau en 2011, et ils étaient beaucoup plus à l’écoute, ils ont compris que le modèle était en train de gagner la partie. »
Les recettes du modèle sont connues : faire voler ses avions le plus longtemps possible tous les jours, sur des plages horaires s’étalant de 5 heures du matin à minuit ; supprimer les correspondances, trop compliquées à gérer ; réduire au maximum le temps d’escale des appareils ; couper dans tous les coûts, en faisant par exemple faire le ménage au personnel navigant, mais surtout en réduisant les salaires et en multipliant les heures de vol des salariés (700 heures par an chez EasyJet et Transavia en moyenne, 800 chez Ryanair contre 450 à 500 chez Air France) ; choisir parfois des aéroports peu prisés car éloignés (en Europe, c’est surtout le modèle de Ryanair). Et enfin, multiplier les options payantes, qui garantissent aujourd’hui un quart du chiffre d’affaires d’EasyJet.
Ce modèle est-il une réussite ? Oui, sans aucune ambiguïté. « Aujourd’hui, Ryanair et EasyJet sont les deux compagnies les plus rentables d’Europe », souligne Emmanuel Combe. Et les coûts d’entrée sur le marché sont faramineux, étant donné la taille des concurrents déjà en place : « En Europe, il y a 200 millions de passagers sur les vols low cost tous les ans. 80 millions sont transportés par Ryanair, et 60 millions par EasyJet. En comparaison, l’ensemble du groupe Air France-KLM transporte 78 millions de passagers par an. Le low cost, c’est un monde et un combat de géants. »
Mais dans le paysage européen, la France est encore à part. « La France est encore une terre de conquête pour le secteur : en Europe, le low cost atteint 45 % de parts de marché, mais dans l’Hexagone, il n’en occupe que 20 % ! » indique Combe. J'estime que Transavia a deux ou trois ans pour s’installer sur le marché. » Faute de quoi, c’est EasyJet, qui a récemment annoncé l’achat de 130 appareils et désigné la France comme terre de conquête, qui pourrait rafler tout le marché.
- L’Allemagne a franchi le pas, la SNCF aussi ?
Nul doute que du côté de la direction française, on s’inspire de ce qui se passe en Allemagne. En 2013, expliquent Les Échos, la compagnie Lufthansa a transféré tous ses vols « point à point » à sa filiale à bas coûts Germanwings. Mais en Allemagne aussi, les conflits sociaux ont été inévitables : une grève des pilotes Lufthansa a eu lieu ce mardi, et c’était la quatrième en moins de trois semaines. Le syndicat des pilotes Cockpit est en conflit avec la direction du groupe sur le régime de départ en préretraite, qui a notamment servi à faire partir certains des pilotes les plus expérimentés et touchant les plus gros salaires.
Les développements et les réactions au low cost aérien intéressent à coup sûr un autre secteur : celui du train. En France, la SNCF a déjà un pied dans le modèle, même si cela reste modeste. En 2004 d’abord, elle a testé l’efficacité du modèle avec iDTGV, une filiale spécifique avec des tarifs bien plus bas que ceux des TGV. Elle a plus récemment lancé Ouigo, au printemps 2013, avec des trains partant de Marne-la-Vallée vers Lyon et le sud de la France. Les trains Ouigo sont configurés comme des avions low cost, sans voiture-bar ni espace de rangement pour les bagages, et circulent 13 heures par jour au lieu de 9 heures pour un TGV classique, ce qui aurait permis, assure la SNCF, de faire baisser les coûts d’exploitation de 30 %. Certes, les résultats commerciaux sont pour l’instant mitigés. Mais la SNCF a testé un modèle pertinent pour tenter de contrer la concurrence qui s’annonce sur ses lignes internationales...
- Que veulent les pilotes ?
Dès qu’ils parlent à un journaliste, les représentants des grévistes rappellent en préambule qu’ils ne sont pas opposés au principe même du low cost. « Avoir une partie des avions volant à bas coût, on n’a rien contre, nous avons même vu arriver le rapport de Lionel Guérin d’un plutôt bon œil, explique l’un d’eux à Mediapart. Notre problème, c’est quand ce modèle-là vient grignoter l’activité classiquement dévolue à Air France. »
Le développement du modèle low cost ne peut que poser problème aux syndicats de pilote, qui défendent des salariés très bien payés. Globalement, les pilotes et hôtesses de Transavia sont payés environ 20 % de moins que ceux de la maison mère, et ils volent bien davantage, surtout en été, où les vacanciers partent à l’assaut des vols peu chers. Après avoir annoncé des chiffres extrêmes, la direction a calculé que globalement, les salariés Transavia lui coûtaient de 20 à 25 % moins cher. Mais ils volent 30 à 40 % d’heures de plus.
D’un côté, Air France a ouvert un plan de départ volontaire pour ses pilotes. De l’autre, Transavia devrait en embaucher plus de cent dans les années à venir. Sans compter que des copilotes coincés depuis des années dans leur avancement dans la maison-mère, faute de postes de commandants de bord disponibles, pourraient enfin monter en grade dans la filiale. Alléchant ? Inquiétant surtout, jugent les syndicats, qui refusent toute mise en concurrence entre les enseignes. « On ne va pas faire la course à l’échalote pour faire baisser les salaires, indique un responsable. D’autant que nous savons que la réduction des salaires des pilotes déjà présents a déjà été évoquée du côté de Transavia… »
La principale revendication du SNPL est la création d’un contrat unique, aux conditions actuelles d’Air France, pour tous les pilotes d’avions de plus de 100 places dans le groupe, quelle que soit la compagnie qui l’emploie. Un corps unique de pilotes permettrait, assurent-ils, à la compagnie d’être flexible, quelle que soit la conjoncture économique et les goûts des passagers dans les années à venir.
Mais la vraie inquiétude des syndicats repose dans la création des futures bases internationales de Transavia. Partout dans la monde, quand une compagnie low cost s’installe dans un pays, elle emploie du personnel, y compris navigant, selon les normes sociales en vigueur dans ce pays. Les embauches sous contrat local sont légales, mais le SNPL craint une le dumping social qui pourrait survenir. « On nous promet que jamais des pilotes employés sous le droit portugais ou tchèque ne viendront assurer des liaisons à partir de la France, mais nous ne croyons tout simplement pas à cette promesse », déclare ainsi un responsable syndical.
- Quelle sortie de crise ?
Pour l’heure, les discussions entre les grévistes et la direction ont tourné au dialogue de sourds. Sans le feu vert du SNPL, Transavia France ne pourra pas utiliser plus d’avions. Mais dès le début de la grève, Alexandre de Juniac a opposé une fin de non-recevoir à la revendication principale des syndicats : « Si on pouvait faire du low cost avec les règles de fonctionnement d’une compagnie traditionnelle, cela se saurait ! Comme on dit, on naît low cost, on ne le devient pas, a-t-il déclaré dans Les Échos. Air France a accumulé au fil des années des avantages qui font que ses coûts et ses conditions d’exploitation sont bien supérieurs à ceux de Transavia. Il n’est donc pas possible d’aller travailler chez Transavia aux conditions d’Air France, sauf à tuer Transavia. »
Tout juste accepte-t-il de réduire un peu le rythme de développement de Transavia France, ou de discuter du versement d’une prime intéressante pour les pilotes acceptant de rejoindre la filiale. Pour le reste, la ligne est très dure, et les syndicalistes interrogés par Mediapart semblent inquiets quant à l’issue du conflit. D’autant qu’ils sont assez isolés : mardi, Jean-Christophe Cambadélis, le premier secrétaire du Parti socialiste, a demandé sur BFM TV mardi la fin de la grève, qui lui semble « hors de propos ».
Le responsable politique reprend-là les arguments… d’autres syndicats, qui s’opposent à un mouvement des pilotes jugé bien égoïste. Le dirigeant de la CFDT, Laurent Berger, a carrément jugé la grève « indécente » et son syndicat dénonce une « posture strictement corporatiste ». Arguments auxquels répond le SNPL en soulignant que les personnels au sol ne sont pas menacés de délocalisation, eux.
Pour autant, les grévistes sont loin d’être sûrs d’emporter le morceau. S’ils refusent d’avaliser le plan de développement de Transavia France, qu’est-ce qui empêchera Alexandre de Juniac de lancer de nouveaux avions à partir de nouvelles implantations internationales ? « Et le PDG a un autre argument, qu’il commence à sous-entendre devant ses interlocuteurs, glisse un connaisseur : si les syndicats bloquent tout et qu’ils font péricliter le moyen-courrier, tant pis, il ne fait que faire perdre de l’argent à Air France, et EasyJet saura bien se baisser pour ramasser les clients perdus. »
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