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Les moches, ces discriminés oubliés

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Ils sont trop gros, trop petits. Ou juste trop laids. Ce sont des discriminés dont on ne parle jamais. Peut-être des discriminés qui s’ignorent. Mais qui sont pourtant victimes, dans le monde du travail, de critères de sélection, parfois inconscients, liés à l’apparence physique. L’affaire Abercrombie and Fitch, dont le Défenseur des droits Dominique Baudis s’est saisi en juillet, a fait émerger une réalité très répandue mais tue dans le monde du travail, alors que les études des statisticiens et sociologues démontrent son existence.

La discrimination liée à l’apparence physique figure pourtant dans la loi française depuis 2001. Mais les contentieux liés à ce motif dans le monde du travail se comptent sur les doigts d’une main. Quelques procès ont bien eu lieu, liés au port d’une boucle d’oreilles, d’une queue de cheval ou de vêtements inappropriés. Mais quasiment jamais sur le physique lui-même.

Selon Sandra Bouchon, juriste auprès du Défenseur des droits, l’affaire Abercrombie est une première en France. Déjà condamnée il y a quelques années aux États-Unis pour discrimination à l'embauche, la société ne semble pas avoir changé ses méthodes de recrutement malgré de lourdes sanctions. Le PDG Michael Jeffries a toujours assumé cette politique, comme dans cette interview à Salon.com en 2006 : « Nous embauchons des gens beaux dans nos magasins. Parce que les gens beaux attirent d'autres gens beaux, et nous voulons nous adresser à des gens cool et beaux. » En mai 2013, la marque, qui possède deux magasins en France dont un sur les Champs-Élysées, a décidé de retirer les tailles XL et XXL des rayons féminins.

Le site d'Abercrombie & FitchLe site d'Abercrombie & Fitch

Voilà qui a le mérite de la clarté. Mais dans les autres entreprises, combien de serveuses, d’hôtesses ou simples employés voient leur candidature refusée parce qu’ils ne sont pas jugés suffisamment gracieux par le recruteur ?

Le critère de « l’apparence physique » n’apparaît toutefois que dans 1,4 % des plaintes enregistrées en 2012 auprès du Défenseur des droits. Les archives sont tout aussi peu fournies. En 2006, la Halde (dont les missions et les actes ont été repris par le Défenseur des droits) avait rendu deux délibérations pour des postes d’hôtesse d’accueil : des questions étaient posées aux candidates sur leur taille, leur tour de poitrine, etc., alors qu’un recruteur ne peut poser que des questions qui ont un lien direct avec l'emploi proposé et l'évaluation des aptitudes professionnelles. Le procureur n’avait cependant pas donné suite.

Depuis, la loi du 27 mai 2008 et l'article L.1133-1 du code du travail sont venus préciser que « l'interdiction des discriminations ne fait pas obstacles aux différences de traitement lorsqu'elles répondent à une exigence professionnelle et déterminante et pour autant que l'objectif soit légitime et l'exigence proportionnée ».

Pour Sandra Bouchon, ces précisions légales n’autorisent pas pour autant à poser ce type de questions à des candidates aux postes d'hôtesses. Mais dans les faits, il n’existe cependant pas de liste de métiers pour lesquels l’apparence physique serait reconnue légitime. Mannequin ? Certainement. Acteur ? Peut-être. Présentateur télé ? Vendeur ? Jusqu’où faut-il aller ? Que peut-on accepter ?

Bien sûr, il existe des cas où la sélection est justifiée. Un steward qui serait trop gros pour se mouvoir à travers les couloirs d’un avion ou trop petit pour fermer les coffres à bagages pourrait être éconduit à bon droit.

Il existe aussi des cas paradoxaux qui font grand bruit. Une étude de deux chercheurs israéliens a montré que les belles femmes pouvaient être écartées de certains postes… notamment en raison de la jalousie d’autres femmes chargées de les recruter.

Plus surprenant encore : dans l’État de l’Iowa, aux États-Unis, Melissa Nelson, assistante dentaire, a perdu son poste en 2010, licenciée car le dentiste la jugeait trop attrayante, la « tentation » était trop forte, le risque trop important pour son mariage. Le mois dernier, la Cour suprême de l’Iowa a donné raison au dentiste.

Il n’empêche. Pour le sociologue Jean-François Amadieu, professeur à l’Université Paris 1, directeur de l’Observatoire des discriminations et auteur du livre Le Poids des apparences (Odile Jacob), il s’agit bien d’exceptions. Le sociologue préfère se concentrer sur ce qu’on peut accepter ou non d’un employeur : « Il est clair que le Crazy Horse a le droit d’embaucher des filles au profil particulier, de la même façon que la jurisprudence admet qu’un restaurant chinois a le droit de ne vouloir que du personnel asiatique pour rassurer les clients. Mais pour un poste de vendeur ou d’hôtesse d’accueil ? Une compagnie explique que son chiffre d’affaires augmentera si elle embauche une jolie hôtesse ou une jolie serveuse. Mais dans ce cas, le même raisonnement peut se tenir pour les vieux ou les Noirs. Il faut être cohérent. La beauté, pas plus que la couleur de peau, n’est une compétence. »

La France est un des rares pays à avoir inscrit « l’apparence physique » comme facteur de discrimination dans sa loi, comme l’ont montré les recherches de la juriste Laurence Peru-Pirotte. Ce critère ne figure dans aucun des textes internationaux de référence. Et parmi les grands pays occidentaux, seule la Belgique semble avoir introduit cette notion dans son droit en englobant les caractéristiques innées ou apparues indépendamment de la volonté de la personne (taches de naissance, brûlures, cicatrices chirurgicales, mutilations…).

Les contentieux judiciaires ne se sont pas pour autant multipliés en France, « parce que les gens ignorent le droit de la discrimination, ignorent qu’on peut en apporter la preuve via le testing », selon Jean-François Amadieu. Lui et d’autres chercheurs, comme Hélène Garner-Moyer, ont eu recours à cette méthode du testing et ont envoyé des CV aux textes identiques accompagnés de photos différentes. « On compare beaucoup des visages avec ou sans surcharge pondérale du visage », explique Jean-François Amadieu. Résultat : « Pour des emplois non exposés au public, les visages disgracieux obtiennent 30 % de moins de réponses favorables. Et ils ont jusqu’à 3 fois moins de chances d’obtenir un entretien pour les postes exposés. »

Exemple du tableau de Hélène Garner-Moyer qui a envoyé des couples de CV pour 3 types de postes différents.Exemple du tableau de Hélène Garner-Moyer qui a envoyé des couples de CV pour 3 types de postes différents.

Jean-François Amadieu voudrait faire prendre conscience de l’ampleur de la problématique : « On compte en France environ 15 % d’obèses. Et il y a tous les autres disgracieux. Il s’agit donc d’une discrimination massive mais dont on parle extrêmement peu, sur laquelle très peu de chercheurs travaillent, surtout si on compare par exemple à la discrimination liée à l’orientation sexuelle, qui concerne pourtant beaucoup moins de gens. Mais où sont les associations qui s’occupent des laids ? Qui défend la cause des moches ? Quel lobby inscrit cette question à l’agenda public ? » Aucun.

Jean-Pierre Poulain, professeur de sociologie à l'université Toulouse II-Le Mirail et auteur de Sociologie de l’obésité (éditions PUF), fait le même constat. Lui aussi, par ses études, a pointé de fortes injustices. Ainsi, 23 % des 600 personnes en surpoids qu'il a interrogées disent avoir déjà été victimes d'une discrimination au moment de la recherche d’emploi ; 34 % en avoir subi une à un moment ou un autre de leur vie professionnelle.

Ses travaux, basés notamment sur l'enquête nutrialis, l’ont surtout conduit à constater que si 31 % des Françaises sont en situation de régression sociale par rapport à leurs parents, le chiffre monte à 47 % pour les Françaises obèses !

Mais lui aussi remarque que la question passe inaperçue. « Les gros s’écrasent. C’est un effet de la stigmatisation, une forme particulière de la discrimination qui transforme la victime en coupable. Il y a une chape de plomb. Et les associations ne sont pas dans une posture radicale, revendicatrice. »

Mais pourquoi une telle discrimination ? « On porte un jugement moral sur le gros. Il ne se contrôle pas, on ne peut pas lui faire confiance. Ce jugement est lié aux raisons supposées de sa corpulence. J’ai parlé à des DRH qui me disent : "S'il bouffe trop, c’est qu’il ne sait pas se contrôler dans sa vie personnelle. Alors, est-ce que je peux vraiment lui faire confiance dans la vie professionnelle ?" Sur cette question, les femmes sont nettement plus discriminées que les hommes. J’entends beaucoup de femmes cadres dont la hantise est de grossir. Pas seulement parce qu’elles veulent être belles mais parce qu’elles craignent de perdre une crédibilité professionnelle. Elles redoutent le jugement moral. »

Pour Jean-Pierre Poulain, il y a tout de même des évolutions positives à noter. « Au milieu des années 70, les restaurants Hippopotamus se sont lancés en ne recrutant que des mannequins. Cela faisait partie du concept et personne ne trouvait rien à y redire – peut-être aussi parce qu’on était en période de plein emploi. Aujourd’hui, ce ne serait plus possible. »

Mais d’autres inégalités persistent, moins voyantes. Le sociologue Nicolas Herpin s’est intéressé aux petits. Qu’a-t-il découvert grâce aux données de l’Insee ? Les petits ne sont pas plus souvent chômeurs, ils sont autant embauchés. Mais ils sont moins diplômés, ont redoublé plus souvent que les grands. Et surtout, « ils ne connaissent pas le même avancement dans la vie professionnelle ; on ne leur confie pas autant de postes à responsabilité dans le secteur privé ».

« Les données manquent en France », regrette Nicolas Herpin. Mais comme il le rapporte dans son livre Le Pouvoir des grands. De l’influence de la taille des hommes sur leur statut social (La Découverte), deux chercheurs américains Tim Judge et Daniel Cabble, ont travaillé sur le sujet aux États-Unis et en Grande-Bretagne. Résultat : chaque accroissement d’un pouce (2,54 cm) entraîne une augmentation moyenne de 789 dollars par an. En un an, un actif de 1,82 m gagne 5 525 dollars de plus que celui qui mesure 1,65 m !

La taille à l’âge adulte ne fait cependant pas tout. Les chercheurs américains ont découvert que ceux qui ont grandi tardivement, après l’âge de 16 ans, ne jouissent pas non plus de cette prime à la taille. À l’inverse, ceux qui étaient grands à 16 ans, même s’ils se sont arrêtés à cet âge, ont de plus forts salaires. En clair, ce sont les grands à 16 ans qui sont mieux payés, quelle que soit leur taille à l’âge adulte. Comme un employeur ne demande que rarement à un candidat quelle était sa taille à 16 ans, il faut en déduire qu’il existe une raison cachée : on acquiert à l’adolescence, notamment grâce à la taille, des qualités d’autorité et de leadership que l’on conserve par la suite.

Comment lutter contre ces inégalités ? À défaut de politiques publiques sur ces différentes thématiques, quelques initiatives existent. Le fonds de dotation Ereel a proposé à Pôle Emploi un partenariat, qui fonctionne depuis 2011, et qui vise à relooker des chômeurs, pour leur redonner confiance. Selon sa présidente Christine Salaün, « sur les 900 personnes suivies en presque 4 ans, 70 % ont retrouvé un emploi, même si cela s’est compliqué au cours des six derniers mois ». Pour elle, « le physique fait partie du mental. On apprend aux disgracieux à se maquiller, on les recoiffe, on leur regonfle le moral. Ce n’est pas parce qu’un homme n’a qu’une dent sur deux qu’il ne doit pas croire en ses chances ». Même s’il n’est pas besoin d’étude statistique pour savoir qu’elles sont limitées, et pas seulement s’il souhaite travailler chez Abercrombie.

A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : Allo, j’écoute !


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