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Réputé mauvais payeur, le ministère de la défense récompensé pour sa relation avec les fournisseurs

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Les 26 000 entreprises en contrat chaque année avec l’armée française peuvent être soulagées. Vendredi 12 septembre 2014, Bercy a décerné le label « fournisseur responsable » au ministère de la défense. Le label, lancé fin 2012 par la médiation Inter-entreprises et la compagnie des dirigeants et acheteurs de France (CDAF), vise à récompenser les grandes entreprises françaises qui s’attachent à « des pratiques d’achats responsables et vertueuses » et apportent « la preuve de relations durables et équilibrées avec leurs fournisseurs ».

Refoulée lors d’une première candidature l’an passé en raison de sa difficulté à honorer ses factures dans les délais, la Défense devient aujourd’hui le tout premier ministère lauréat du fameux label. Une récompense qui vient décoller l’étiquette « mauvais payeur » apposée sur le dos de l’administration en général et sur celle de l’armée en particulier, encore récemment accusée par une PME Lilloise de ne pas payer ses commandes en instruments de musique.

Défilé du 14 juillet 2014Défilé du 14 juillet 2014 © DM

L'attribution de l'agrément s’enveloppe néanmoins d’une opacité qui permet aux fournisseurs de douter de la bonne foi du ministère. La récompense s’obtient sur la base d’un audit confidentiel, réalisé pendant six mois par l’agence privée de notation sociale Vigeo, commanditée et financée exclusivement par le ministère. Le comité d’attribution – dont le nom des membres (des représentants de la médiation Inter-entreprises, de la médiation des marchés publics, et la CDAF) « est placé sous le sceau de la confidentialité » – rend son jugement en se basant sur les travaux de Vigeo et sur des « documents probants » apportés par le ministère.

« Il y a une réévaluation chaque année. Si jamais l’on s’aperçoit que les éléments apportés ne reflètent pas la réalité, que l’on s’est fait enfumer, on retirera le label. Et croyez-moi, le retrait c’est bien pire en termes de communication. En donnant le label, on offre donc une possibilité d’aider encore plus les PME car ceux qui postulent chez nous feront tout pour le garder », se justifie Jean-Lou Blachier, président de la médiation des marchés publics.

La nouvelle fait pourtant grimacer des boulangers, blanchisseurs et autres fournisseurs des dépenses quotidiennes de l’armée. Premier coup de fil à une des PME choisies au hasard dans la liste des fournisseurs non stratégiques du ministère de la défense, première grogne. « Fin 2013, on a répondu à une demande et on a eu un retard, mais c'était dans la limite du raisonnable (entre un et deux mois de retard pour le paiement d'une facture de 10 000 euros) », raconte le gérant d'une entreprise qui installe des systèmes informatiques à la marine de Brest. « Par contre, on avait déjà travaillé pour eux il y a quelques années et à l'époque on avait eu un an et demi de retard. » 

Pendant longtemps, le responsable de ces retards était tout désigné : Chorus. Ce logiciel, système d'information comptable et budgétaire de l'État installé en janvier 2010 et depuis généralisé à tous les ministères, a connu un certain nombre de ratés à ses débuts. Les plus petites entreprises en ont été les plus affectées. Avec une trésorerie limitée, elles pâtissaient d'un inégal rapport de force avec l'armée.

La mise en place de Chorus a par exemple ruiné la société de Christophe Guillerme. Agent de sécurité à son propre compte, il était chargé pour 150 000 euros par an de surveiller les sites militaires vendus par le ministère durant leur dépollution. Documents à l’appui, il affirme avoir été payé systématiquement avec quatre ou cinq mois de retards.

Facture de l'entreprise de Christophe GuillermeFacture de l'entreprise de Christophe Guillerme © DM

« Mon banquier m’a dit : “Monsieur, on ne peut plus continuer comme ça vous êtes payé deux fois par an !” (…) Pendant des semaines, je vivais avec un euro par jour pour bouffer, puis d’un coup j’avais 80 000 euros qui tombaient. Chaque année, mes vacances passaient dans les agios avec les banques : 1 400 euros à payer. Ils ont bloqué mes cartes, je me débrouillais avec du liquide. Je ne pouvais par exemple plus payer mon assurance auto, j’ai dû rouler sans assurance. » 

Détruit psychologiquement – « c’est le même état d’esprit qu’une femme battue : d’abord on n’ose pas en parler, puis on finit par se sentir coupable… On se dit que ça fait partie du deal » –, il devient escort-boy gigolo pour arrondir ses fins de mois lors de la liquidation de sa société en juin 2013. Depuis, il continue de recevoir les paiements d'anciennes factures, comme en témoigne un de ses derniers relevés de compte qui fait état d'un paiement de 12 873 euros régularisé avec dix-huit mois de retard. 

Relevé bancaire de Christophe GuillermeRelevé bancaire de Christophe Guillerme © DM

Comme celle de Christophe Guillerme, 3 600 autres PME non stratégiques connaissent des retards de paiements plus ou moins importants avec l’installation de Chorus. C’est ce qu’affirme un rapport parlementaire daté de juillet 2011. À l’époque, seules les 400 entreprises jugées stratégiques sont payées « rubis sur l’ongle ».

En juillet 2013, le ministère de la défense finit par reconnaître des « difficultés techniques initiales » mais assure que le logiciel a « atteint son régime de fonctionnement normal ». Si plusieurs des entreprises interrogées aléatoirement dans la liste par Mediapart confirment les efforts entrepris par la Défense, une boulangerie industrielle qui souhaite rester anonyme témoigne de multiples retards de paiement. « La dernière fois, c'était fin 2013. On nous a dit que c'est parce qu'ils avaient trop de factures à régler et qu'ils privilégiaient d'abord les gros. » La facture en question s'élevait à 4 000 euros, une somme modeste mais critique pour la boulangerie.

Pour Dominique Caillaud, membre de la commission de la défense jusqu'en juin 2012 et co-auteur d'un rapport parlementaire sur la situation de crise des PME de défense, l’allongement des délais va bien au-delà du problème Chorus. Dans l'armée, affirme-t-il, « il y a une organisation verticale mise en place pour freiner les règlements des fournisseurs. Pour ralentir les paiements, on vous dira qu’il manque une pièce à votre dossier. Ces failles administratives rendent service. On a mis des étages de contrôle sur des étages de contrôle et cela permet de gagner du temps. Ça fonctionne comme ça depuis très longtemps et ça arrange tout le monde. »

Une des entreprises que nous avons contactées confirme l'analyse de l'ancien député. Entre la personne qui réceptionne la marchandise, les différents services de comptabilité et le centre achat payeur, une facture peut passer entre les mains de sept intermédiaires, tous situés à des endroits différents sur le territoire. « Quand j'ai repris l'entreprise, il y avait 240 000 euros d’impayés. On me disait que ça venait du système Chorus, puis j’ai mis mon nez un peu dedans. Il y avait des problèmes de structures de facture mais l’armée ne nous avait pas informés. C’était plus un problème de communication de l’armée et de nos systèmes de facturation que quelque chose de délibéré. Au bout d'un moment, j'ai gueulé et j'ai menacé de prévenir les médias. Il a fallu que je me déplace à plusieurs reprises et que je rencontre le personnel. Maintenant je n'ai plus de problèmes. »

Cette lourdeur administrative aboutit à des situations parfois ubuesques racontées par des militaires sur les sites spécialisées. Des soldats privés de pain à la cantine, car le boulanger refusait de livrer la base après 10 mois d’impayés ou bien un sous-officier expulsé d’un magasin de bricolage lors de son passage en caisse car ses supérieurs traînaient à honorer les factures. En réponse à Mediapart, le ministère assure pourtant mettre « tout en place pour détecter ces problèmes le plus en amont possible. Chaque année, le ministère reçoit plus de 616 000 factures, il peut bien évidemment y avoir des difficultés sur certaines d’entre elles. Le ministère est bien conscient que chaque cas est important et que les difficultés de trésorerie que peut avoir une entreprise peuvent avoir des conséquences graves ».

L’État s’est ainsi engagé en 2008 à réduire ses délais de paiement à 30 jours, et prévoit de passer en dessous des 20 jours à l’horizon 2017, selon le plan pour le renforcement de la trésorerie des entreprises. Le ministre de la défense Jean-Yves Le Drian estimait en 2013 à 38 jours la durée moyenne d’un paiement par les services du ministère, contre 73 en 2010. En 2013, les intérêts moratoires – payés à la suite de retards de paiement – se sont élevés à 15,3 millions d’euros, contre 45 millions en 2010.

D’après une nouvelle estimation du ministère, le délai global de paiement de la Défense (temps estimé entre la réception d’une facture et son paiement) s’établirait en août 2014 à 29,5 jours pour les factures ne concernant que les commandes de l’État (c’est-à-dire hors commandes des établissements du service de santé des armées). Le graphique ci-dessous démontre cependant que le ministère de la défense se trouvait depuis longtemps hors des délais de paiement des fournisseurs fixé à 30 jours pour l’État.

C'est également la structure du budget de la Défense qui inquiète les PME. En 2015, le report de charges – c’est-à-dire les dépenses en équipements encore impayées à la fin de l’année – pourrait approcher les 2,9 milliards d’euros, a estimé la commission de la défense le 8 juillet dernierCette hausse, liée au surcoût des opérations militaires à l’étranger (analysé ici dans un rapport parlementaire) et à l’annulation de centaines de millions d’euros de crédit d’équipements, a un impact sur le règlement des fournisseurs et de leurs sous-traitants. « Le problème est que les grandes entreprises reportent elles-mêmes ces délais de paiement sur leurs sous-traitants, fragilisant ainsi la situation de nombreuses PME », expliquait le député Philippe Vitel durant une réunion de la commission de la défense.

Et le problème se répercute à l'ensemble du territoire. Au niveau local, les bases de l'armée font remonter des commandes liées à leurs besoins qu’en haut, au ministère, il est finalement impossible d’assumer lors de l’arbitrage des budgets. Cette pressurisation des budgets a pourri la vie de Fabien Guillet. Cet entrepreneur de Saint-Dizier (Haute-Marne) fournissait en mobilier métallique les chambres des officiers de l’armée de terre dans chacune de ses divisions régionales. En 2007, puis en 2011, il s’engage deux fois sur des contrats de quatre ans.

« Pour la période 2007-2011, le ministère a fait un appel d’offres pour un total compris entre 6 et 19 millions de commandes. On a regardé l’historique : il y avait un minimum de 6 millions d’euros de commandes par an pendant des années. Pourtant nos commandes ont été divisées par 10 en cinq ans. On m’a fait comprendre que les ordres étaient de couper dans les budgets. »

Face à la baisse imprévue des commandes, l’entreprise tente de se diversifier. Mais alors qu'en 2013, 30 % de son activité dépend des contrats militaires, les 600 000 euros de commandes envoyés par le ministère ne suffisent plus à sauver sa société de la liquidation. « J’ai dit aux responsables de la mission achat de la Défense, vous ne pouvez pas laisser des salariés deux ans au placard et les ressortir d’un coup quand les commandes prévues dans le contrat repartent. C’est pas jouable. J’avais 70 salariés en 2007, on est passé à 40 en 2011 jusqu’à la liquidation en 2013. »

Pour Jacques Gautier, sénateur UMP, spécialiste des questions financières de la Défense, l'histoire de Fabien Guillet n'a rien de singulier : « Il faut bien faire la différence entre ce qui concerne le quotidien, la proximité, c’est-à-dire les bases de défense où les crédits ont diminué. Avant, on avait des sociétés pour tondre les pelouses des bases, aujourd’hui on a de la broussaille partout. »

L’impact sur l’emploi est à l’heure actuelle impossible à estimer. Depuis 2003, le contrôle budgétaire effectué par la commission de la défense nationale et des forces armées ignore les contrats passés avec les entreprises non stratégiques. Les questions soulevées par les députés ces dernières années sur une évaluation des impacts sont toujours restées sans réponses chiffrées (voir ici et ). Face aux accusations, le ministère répond qu’aucune PME n’a « fermé consécutivement à la mise en place du logiciel ».

Récompensé par Bercy, critiqué par les petits fournisseurs, le ministère de la défense est loin d'être la seule administration à blâmer sur sa relation avec les PME. Plusieurs entreprises nous ont confié avoir des problèmes récurrents avec l'ensemble des services de l'État.

BOITE NOIREPour rédiger cet article, nous avons appelé une trentaine d'entreprises prises aléatoirement dans la liste des fournisseurs non stratégiques du ministère de la défense. Environ le tiers de ces entreprises a déclaré avoir connu des problèmes de retards de paiement avec le ministère de la défense. Les services de l'État nous ont répondu par courrier électronique en précisant que le dossier Vigeo ainsi que le nom des membres du jury étaient « placés sous le sceau de la confidentialité ».

A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : Les Français détiennent 17 milliards d’euros en Belgique


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