Avec le départ confirmé d'Arnaud Montebourg et d'Aurélie Filippetti, de Benoît Hamon et peut-être de Christiane Taubira, figures de gauche du gouvernement, Manuel Valls dispose-t-il encore d'une majorité au Parlement ? La question peut sembler prématurée. Après tout, nous sommes encore sous la Cinquième République où la majorité présidentielle a l'habitude de voter sans coup férir, et massivement, ce que veut le chef de l'État. Même s'ils ont protesté pendant des semaines contre le pacte de responsabilité et les coupes budgétaires, les « frondeurs » socialistes n'ont d'ailleurs pas porté l'estocade : en juillet, seuls 35 d'entre eux se sont abstenus lors du vote du projet de loi rectificatif de la Sécurité sociale. Et aucun n'a voté contre, ce qui aurait marqué leur départ du groupe majoritaire.
Sauf qu'en faisant démissionner leur gouvernement, ce lundi 25 août au matin, Manuel Valls et François Hollande ont franchi un nouveau cap. Cette fois, dans un spectaculaire coup de force rendu possible par les institutions d'airain de la Cinquième République, ils se débarrassent de la quasi-totalité des personnalités du PS qui appellent de leurs vœux une ligne politique alternative. À commencer par Arnaud Montebourg, le troisième homme de la primaire socialiste, qui s'était rallié à lui au soir du premier tour, et bien sûr Benoît Hamon, l'ancien porte-parole du PS, figure de proue de l'aile gauche du parti. « Ils représentent une ligne politique qui n'est pas celle de l'exécutif et ont exprimé ces divergences publiquement, justifie Luc Carvounas, sénateur socialiste proche de Manuel Valls. Ce remaniement répond à un souci de cohérence et clarté. C'est plus clair et plus sain. »
Après le départ des écologistes du gouvernement en avril, il s'agit évidemment d'un nouveau « rétrécissement » de la majorité, selon le député PS contestataire Laurent Baumel. Mais ce remaniement-ci acte de façon spectaculaire la fracture idéologique au sein même du PS. Elle était déjà en germe depuis des mois, et palpable lors des débats du mois de juillet au Parlement (lire ici et là). Cette fois, elle éclate au grand jour. Le centriste François Bayrou évoque une « rupture désormais consommée au sein de la majorité, (une) déclaration de guerre officielle entre les deux gauches et donc (…) la fin de la majorité ».
François Hollande ne souhaite-t-il pas « une équipe en cohérence avec les orientations qu'il a lui-même définies pour notre pays » ? À part quelques prises de guerre isolées (chez les écologistes, les chevènementistes ou avec l'ancien secrétaire général du PCF Robert Hue, qui avait soutenu François Hollande en 2012) ou quelques personnalités surprises venues de la société civile, le gouvernement annoncé ce mardi 26 août sera forcément réduit à l'aile la plus à droite du PS.
Il ne sera plus question de contester la ligne officielle (choix de la rigueur budgétaire, réduction à grande vitesse des déficits, etc.) « Jusqu'à présent, les voix discordantes étaient tolérées. C'est terminé. La ligne sociale-conservatrice se confirme », analyse Fabien Escalona, enseignant à Sciences Po Grenoble. « On va vers une équipe hollando-hollandaise à l’assise populaire et politique très réduite, commente sur liberation.fr le constitutionnaliste Dominique Rousseau. Un choix assumé par le premier ministre, dont l'ambition affichée est de mener, au pouvoir, un profond aggiornamento idéologique. Ce mardi, jour de l'annonce du gouvernement, le maire de Lyon Gérard Collomb, officiellement candidat à un poste de ministre, organise d'ailleurs dans sa ville, à la demande de Manuel Valls, un regroupement des « réformateurs » du PS.
Les débâcles électorales des municipales (132 villes de plus de 9 000 habitants perdues, 30 000 élus sur 60 000 privés de mandat) et des européennes (13,9 %, le pire score de l'histoire) ont pourtant prouvé la désaffection massive des électeurs du second tour de la présidentielle de mai 2012. Les sénatoriales du 28 septembre devraient aussi voir la Haute Assemblée, à gauche depuis 2011, basculer à droite — avec entre 2 et 15 sièges d'avance, selon les prévisions des stratèges électoraux socialistes. « Comme il ne s'est pas ouvert au centre pour mener cette politique qui n'est pas celle sur laquelle Hollande a été élu, le gouvernement a désormais une base très réduite dans l'électorat. Ils sont minoritaires dans le pays, minoritaires dans la gauche, et la base du PS ne s'y reconnaît plus non plus », poursuit Fabien Escalona.
Lundi, les parlementaires, à peine revenus de vacances, s'étonnaient tous de la rapidité avec laquelle le duo exécutif a décidé d'élaguer la partie gauche de son gouvernement. La sidération les empêchait parfois d'avoir des avis tranchés sur la suite des événements. « Tout le monde est surpris par l'ampleur du souffle », explique Arnaud Leroy, proche d'Arnaud Montebourg. « C'est un coup de force », dit un autre élu.
Christian Paul, un des contestataires du PS, proche de Martine Aubry et d'Arnaud Montebourg, déplore sur le site du JDD la « brutalité » de l'annonce. Et prédit déjà au gouvernement des séances parlementaires compliquées. « Remercier deux ministres qui ont fait un boulot formidable et qui posent les vraies questions, cela me paraît être une faute politique majeure. (...) François Hollande ne vire pas Montebourg pour appliquer la ligne politique que nous défendons ! Donc évidemment, cela va créer de fortes difficultés au Parlement. »
La première épreuve de vérité pourrait arriver très vite, au cours d'un éventuel discours de politique générale Le 8 avril, il avait manqué onze voix socialistes à Manuel Valls lors du vote de confiance après son discours d'intronisation. Une première sous la Cinquième République. En théorie, le premier ministre reconduit par le chef de l'État n'est pas tenu par la Constitution de venir à nouveau parler devant le Parlement, ni même de soumettre cette déclaration au vote. Même si « depuis 1993, tous les gouvernements ont sollicité la confiance de l’Assemblée dans les quelques jours qui ont suivi leur nomination », comme on peut le lire sur le site web du premier ministre. On voit d'ailleurs mal Manuel Valls se priver de ce moment solennel, qui (c'est aussi sur le site de Matignon) « imprime un style » et lui permet de se « pose[er] en chef de la majorité parlementaire ».
Très vite, à l'automne, viendra la discussion sur le budget 2015, avec 20 milliards d'économie à trouver. Mais le départ d'Arnaud Montebourg et surtout celui de Benoît Hamon, chef de file d'une des deux ailes gauche du PS qui "tient" une vingtaine de députés PS, pourrait donner des ailes à des élus jusqu'ici restés discrets, notamment parmi les soutiens de Martine Aubry à la primaire. « Un gouvernement composé de sociaux-libéraux, de vallsiens et de gens plus ou moins seuls dans leur parti, c'est une clarification politique en soi, explique un député socialiste qui souhaite rester anonyme. C'est ouvrir les portes à toutes les formes de dissidence, à d'éventuels votes contre le budget. Si le gouvernement est une casemate, alors plus aucun vote n'est assuré. »
« Aujourd'hui, il y a une quarantaine de députés socialistes qui s'abstiennent. Si nous montons à 80, il n'y a plus de majorité », calcule Laurent Baumel, autre "frondeur" socialiste. Qui espère « possible » un « élargissement de la fronde ». Et croit que le raout des contestataires socialistes à l'université d'été de La Rochelle, ce week-end, sera un « événement ». « Les conditions économiques continuent de s'aggraver, les sondages ne sont pas bons pour l'exécutif et Valls va continuer à chuter. Les feuilles d'impôt arrivent dans les boîtes aux lettres et c'est un tsunami. Sur le terrain, on va commencer à voir les premières conséquences des 11 milliards de réductions de crédit imposés aux collectivités locales. Localement, beaucoup de parlementaires vont être mis en difficulté. » Mais Baumel n'exclut pas non plus que le coup de force de Manuel Valls n'ait le résultat contraire : « un effet de congélation total » des parlementaires socialistes, qui, tétanisés, n'oseraient plus bouger d'un pouce.
« En fait, tout dépend maintenant de la façon dont les parlementaires contestataires choisissent de mourir, commente Fabien Escalona. Soit ils ne se contentent plus d'amendements gentillets, haussent le rapport de force, mais au risque de se faire hara-kiri. Soit ils attendent que le quinquennat se termine, mais dans ce cas ils seront de toutes façons balayés. » Cette alternative cruelle résume à gros traits la trame du débat politique des prochaines semaines, où il sera beaucoup question d'une éventuelle dissolution.
D'ores et déjà, le Front de gauche, quasiment toute la droite, l'extrême droite la réclament – même si l'UMP, engluée dans ses affaires internes, n'est absolument pas prête à gouverner. « On n'est pas encore à une dissolution, car les institutions plaident en faveur du Calife et de son Vizir (François Hollande et Manuel Valls, ndlr) et que personne au PS n'a envie d'aller au casse-pipe d'une élection législative anticipée », tempère Fabien Escalona. La peur de tout perdre et de mettre un terme prématuré à l'expérience, pour l'instant catastrophique, de la gauche au pouvoir reste encore un puissant calmant des ardeurs frondeuses. « Je n'ai pas envie de continuer à avaler des couleuvres, mais si on rue dans les brancards par romantisme, ne risque-t-on pas de redonner les clés du pays à une bande de mafieux et de fachos ? » s'interroge à haute voix Arnaud Leroy, proche de Montebourg.
Dans le camp de Manuel Valls, la menace d'une dissolution, déjà utilisée au printemps à plusieurs reprises, est en tout cas à nouveau brandie de façon préventive, à l'intention de ceux qui seraient tentés par d'éventuels votes négatifs, ou même par la création d'un groupe parlementaire dissident à la gauche du PS. « Je ne crois pas à une montée en puissance des frondeurs, ou alors on a affaire à de grands suicidaires ! commente ainsi Luc Carvounas. Si nous n'avons plus de majorité à l'Assemblée nationale, la conséquence, c'est la dissolution et dans ce cas tout le monde va aller pointer à Pôle emploi. Si c'est ça que veulent nos collègues qui plaident pour une autre gauche sans formuler de propositions autres que de ne rien changer, alors très peu pour moi. » Pour les proches de Manuel Valls, qui le pressent d'affirmer son autonomie face à François Hollande, seul ce discours martial a quelques chances de réconcilier le gouvernement avec sa gauche. Mais pour une partie de la majorité, c'est justement ce qui est en train de la tuer.
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