Les pelleteuses sont déjà là. Prêtes à chercher l’or. Jean-Pierre Casas, le patron de la société minière Rexma, les a positionnées dans le petit village de Saül, en plein parc amazonien de Guyane. C’est le message qu’envoie l’entrepreneur à la population depuis qu’il a obtenu, en décembre, le feu vert du ministre du redressement productif Arnaud Montebourg au grand dam des défenseurs du parc national. Pourtant rien n’est encore joué. Le nouveau préfet Éric Spitz a reporté en septembre la réunion prévue le 24 juillet visant à délivrer l’autorisation d’ouverture des travaux. Et selon les informations obtenues par Mediapart, une enquête a été ouverte par le parquet de Cayenne pour « faux et usage de faux » visant une manipulation des documents versés à l’enquête publique qui avait conclu en 2009 à un avis favorable au permis minier.
Les signatures des ministres Éric Besson et Arnaud Montebourg en faveur de Rexma, en mai et octobre 2012, contre l’avis de tous les acteurs locaux, administrations comprises, pourraient être remises en cause par ce nouveau front judiciaire. Le véritable impact de l’exploitation minière sur l’environnement aurait été délibérément occulté.
L’enquête confiée à la gendarmerie s’appuie sur les discordances apparues entre les documents remis par le bureau d’études Ecobios ayant réalisé – résultats de plusieurs missions effectuées entre le 5 novembre 2007 et le 22 juin 2008 – l’inventaire faune-flore et les éléments figurant au dossier de l’enquête publique. « Des collègues se sont rendu compte qu’il y avait des écarts entre les documents, et se sont étonnés de certaines conclusions », explique un fonctionnaire. Le patron d'Ecobios, fin connaisseur du parc naturel qui jouit d’une excellente réputation en Guyane, n’aurait pas constaté à l’époque le détournement de son travail.
L’administration avait relevé en 2009 que cette étude ne mentionnait pas avec précision les zones où les différentes espèces – protégées ou pas – avaient été mises en évidence. Mais la manipulation de ces documents, destinée à fournir des conclusions favorables à l’entrepreneur, est de nature à avoir faussé l’instruction du dossier. « Si le faux est établi, l’obtention du permis est remise en question », juge un responsable associatif. Les locaux de la direction de l’environnement de l’aménagement et du logement (Deal) ont été perquisitionnés il y a quinze jours, mais les regards se tournent bien sûr vers la société Rexma, qui a rétribué Ecobios pour l’inventaire faune-flore, avant de communiquer les études aux services instruisant le permis minier.
« Je ne suis pas un expert mais il n'y a eu aucune distorsion dans ces études, a réagi le bénéficiaire du permis Montebourg, Jean-Pierre Casas. Tout ceci a été coordonné par un gros cabinet d'ingénierie français, Burgeap; c'est eux qui ont eu la responsabilité de ces travaux. » L'entrepreneur s'attend à ce que « les ONG » fassent tout pour le « persécuter ».
Questionné mercredi par le site Guyaweb, peu après la mise en ligne de cet article, le procureur de Cayenne, Ivan Auriel, a confirmé la saisie des études, dont l'analyse fait apparaître «beaucoup de changements en faveur de la société Rexma ». Le proccureur a donné l'exemple de la grande loutre, présente sur le site: « Dans le document original il est dit que l’exploitation met fin à sa présence et dans le document [remis par Rexma] il est dit que c’est favorable à l’extension de cette espèce ! Il y a un grand écart ! ».
Les soupçons du parquet quant à la manipulation s'orientent « plutôt vers les services de Rexma », l'entreprise ayant communiqué ces éléments à la direction de l'environnement pour sa demande de permis.
En janvier, les scientifiques ont été les premiers à réagir contre la délivrance du permis soulignant combien Saül était un des « hauts lieux de la biodiversité » (lire ici un courrier publié par Libération). « C’est à partir de ce site qu’on a caractérisé la flore de Guyane, souligne un spécialiste. On a relevé environ cinq mille espèces, c’est énorme, 80 espèces d’orchidées, 700 espèces d’oiseaux. » Le Parc amazonien a aussi transmis une note à Delphine Batho détaillant « la richesse et la vulnérabilité du patrimoine naturel dans le massif forestier de Saül » (lire ici pages 7 à 10).
Habitué à ferrailler avec l’administration qui lui a refusé d’autres permis, Jean-Pierre Casas vient justement d’avoir de lourds ennuis judiciaires. Il a été condamné le 11 mars dernier à dix-huit mois de prison avec sursis pour « escroquerie », «tromperie » et « détournement de gages » dans son activité d’achat vente de bulldozers pour avoir revendu comme neuf un matériel d’occasion, et détourné des dispositions de défiscalisation. L’homme d’affaires a fait appel, mais cette procédure jette le trouble sur le dossier financier qu’il a transmis pour obtenir son permis minier. Son partenaire financier, Inter-Invest, gestionnaire d'entités plus opaques à Saint-Martin et Angilla, est aussi dans le collimateur de la justice. Ses locaux à Paris et en Guadeloupe ont, eux aussi, été perquisitionnés en juillet 2011.
Jusqu’à aujourd’hui le ministre du redressement productif, signataire du permis l’automne dernier, campe sur sa position, faisant fi de l’avis défavorable de toutes les administrations locales, des lettres de la communauté scientifique, et bien sûr de l’opposition des habitants de Saül. En février, il s’est d’abord retranché derrière la décision prise par son prédécesseur Éric Besson, en mai 2012, quelques jours avant son départ, et transmise par fax au patron de Rexma. Arnaud Montebourg a plaidé « l’impossibilité juridique de revenir dessus sous peine d’un recours coûteux ». C’est pourquoi il aurait signé, le 26 octobre, l’arrêté accordant à Rexma un permis d’exploitation de mines d’or sur 10,1 kilomètres carrés, dénommé « Limonade », du nom de la crique, la petite et unique rivière de Saül.
Cet arrêté, publié le 11 décembre au Journal officiel, le ministre aurait parfaitement pu ne pas le signer. Il a été l’un des casus belli de l’ex-ministre de l’écologie Delphine Batho avec Montebourg. Fin juin, peu avant d’être limogée, elle déclare d’ailleurs à l’Assemblée nationale qu’un des objectifs de la réforme du code minier, « c’est de pouvoir dire : plus jamais le permis Rexma en Guyane, plus jamais d’exploitation minière dans le périmètre d’un parc national ».
Parmi les acteurs locaux, personne ne semble avoir été informé avant le 11 décembre 2012, date de sa publication au J.O., qu’Arnaud Montebourg avait signé un mois et demi plus tôt le permis « Limonade ». « Mon plus gros regret, c’est qu’avant de signer, M. Montebourg n’ait pas cru bon de demander l’avis des élus locaux : on aurait pu trouver une parade pour éviter une signature », juge la députée socialiste Chantal Berthelot, interrogée par Mediapart. « Il y avait des possibilités de ne pas donner suite à la décision du ministre Besson… compte tenu de la position géographique du permis sur le parc national, approuve Christian Roudgé, coordinateur de l’ONG Guyane nature environnement. Si le ministre du redressement productif s’était souvenu qu’il y avait un ministre de l’environnement, on aurait pu éviter ça. » « Localement, ça a été silence radio d’avril à décembre 2012, explique une fonctionnaire, jusqu’au 11 décembre, et là tout le monde est tombé des nues. »
À l’échelle locale, la demande de l’entrepreneur Casas a été instruite par toutes les administrations. Les avis défavorables pleuvent : le 14 janvier 2009, la Direction départementale de l’équipement (DDE), le 20 janvier 2009, le Parc amazonien de Guyane et le maire de Saül, le 12 février 2009, la Direction de l’agriculture et de la forêt (DAF) et la direction de l’environnement (DIREN), le 23 août 2009, la Direction régionale de l'industrie, de la recherche et de l'environnement (DRIRE), le 8 septembre 2009, la commission départementale des mines, et enfin le préfet de Guyane le 1er octobre 2009. Seule ombre au tableau pour les « anti », l’enquête publique qui se conclut étrangement par un avis favorable – en 2009, avant la décision du préfet.
Le commissaire enquêteur n’émet aucune réserve, ni recommandation. Il est depuis devenu porte-parole en Guyane de la compagnie pétrolière britannique Tullow Oil – celle-là même qui est partie prenante du consortium maître d’œuvre en Guyane des forages en eau profonde. Le dossier de Rexma s’endort durant un an et demi, avant qu’à Paris la Direction générale de l'aménagement, du logement et de la nature (DGALN) ne se tourne vers l’entrepreneur, en 2011.
« En 2011, ce dossier a été réintroduit en catimini au niveau national ; où il a bénéficié de la complicité de certains membres de l’administration », juge Chantal Berthelot. Rexma décide de réduire la superficie de sa demande de 24 à 10 km2, avec l’idée de limiter l’exploitation sur des secteurs « à plus fort potentiel aurifère », soit 120 hectares. Mais la DGALN s’oriente aussi vers un rejet, suivie par le chef du bureau des ressources minérales, qui émet à son tour, le 2 septembre 2011, un avis défavorable. Ce qui renforce l’opposition au projet, c’est l’entrée en vigueur en janvier 2012 du Schéma départemental d’orientation minière (Sdom) de Guyane qui interdit l’activité minière là où Rexma demande son permis – sans avoir bien sûr d’application rétroactive.
En avril 2012, l’administration reste donc globalement hostile, mais Jean-Pierre Casas passe à l’offensive : il écrit au ministre Éric Besson, envoie des attestations de caution financière, et celles de garants de son opération. Ce que l’administration ne sait pas, c’est qu’il est en difficulté depuis que son financier, la société Inter-Invest, l’accuse de malversations, et de détournements de gages – sur fond d’achat-vente de bulldozers défiscalisés.
« Dans une première réunion, le CGIET (Conseil général de l’économie, de l’industrie de l’énergie et des technologies, l’ancien Conseil général des mines) a formulé une proposition de refus du permis en soulignant l’insuffisance des capacités techniques et financières de Rexma, puis tout a basculé en une semaine, fait remarquer une fonctionnaire. Dans son avis, qui est pris la veille du premier tour de la présidentielle, le CGIET émet finalement un avis favorable à condition que les éléments fournis par l’entrepreneur soient vérifiés par l’administration. » Sans autre vérification, le bureau des ressources minérales donne un avis favorable, le 26 avril, et trois jours avant le second tour de la présidentielle, Éric Besson signe au plus vite le permis Rexma qu’il transmet par fax. « Le ministre est totalement libre, justifie François Bersani, rapporteur de ce dossier au CGIET. Il avait peut-être des éléments en sa possession. »
Malgré l’absence remarquée de son prédécesseur à sa passation de pouvoirs, Arnaud Montebourg, nouveau ministre du redressement productif, prend activement le relais. Sans opérer de nouvelles consultations. Devant l’indignation provoquée par sa signature unilatérale, Arnaud Montebourg décide de réunir tous les acteurs à Bercy, le 11 février dernier. « Nous avons réuni tous les partenaires – les ONG, les élus dont Mme Chantal Berthelot et la société Rexma – afin de trouver un compromis », annonce-t-il à l’Assemblée nationale. Il estime que les positions sont « raisonnables », parce que « le permis ne concerne pas la zone de cœur du parc amazonien de Guyane ». Il oublie que le site, qui fait partie de la zone de libre adhésion du Parc, « se situe à l’amont d’un bassin versant s’écoulant immédiatement vers la zone cœur de parc », comme le souligne une note de la direction du parc à Delphine Batho, qui « portera atteinte aux milieux naturels et aquatiques du parc national ».
La carte du Parc amazonien de Guyane, au centre, le permis Rexma© DR
Le schéma d'orientation minière en vigueur depuis 2012© DR
« Contrairement aux ONG radicales, le maire de Saül a adopté une position raisonnable, soutient encore Montebourg, s’il refuse toute exploitation aurifère à quelques kilomètres du village, ce qui peut se comprendre, il n’y est pas opposé dans un périmètre plus large. » En réalité, la commune ne s’avancera pas sur le terrain de nouvelles concessions. « Initialement nous souhaitions un périmètre de protection de 20 km autour du village, finalement nous l’avons porté à 10 km, or le projet est situé à seulement 3 km du village… », explique à Mediapart Hermann Charlotte, le maire de Saül, président du parc amazonien de Guyane, qui a choisi d’écrire au président de la République, début juin. « Montebourg reste ferme, je crois qu’il va pencher en faveur de l’entreprise », juge-t-il.
« La crique Limonade, c’est leur seule crique, en tant qu’habitants, leur seul cadre de promenade, commente une fonctionnaire. En métropole, on n’aurait jamais osé faire passer une activité minière devant le cadre de vie de l’habitant. Et je ne parle pas de la rivière parce qu’aucune activité n’autorise le détournement d’un cours d’eau. » Selon les schémas d’aménagement, l’exploitation minière reste par ailleurs autorisée sur 60 % du territoire de la commune ; le reste du territoire étant classé en réserve naturelle, et pour 6 % réservé aux activités autres que minières. La ville de Saül est aussi le point de départ, ou de repos, de nombreux randonneurs.
« L’attitude du ministre Montebourg est attentiste, il déclare “il va bien falloir vous entendre”, comme s’il n’était pas responsable de la situation ! commente Christian Roudgé. Il a d’ailleurs évoqué la tenue d’une nouvelle réunion qui n’a jamais eu lieu. »
Lors de la réunion de Bercy, l’entrepreneur Casas a promis des aménagements pour Saül : son petit aérodrome et sa décharge pourraient être rénovés, a-t-il avancé pour favoriser le « compromis » attendu par Montebourg. La députée Chantal Berthelot lui a rappelé que la Guyane n’était pas une république bananière.
On pourrait parfois le croire pourtant : Casas a obtenu du directeur de la Semaine guyanaise – et patron du Medef local – Alain Chaumet, la censure d’un article révélant l’existence d’une enquête judiciaire qui le mettait en cause pour escroquerie dans son négoce de bulldozers, quelques semaines avant l’audience. Sous la pression de la rédaction, l’enquête est finalement publiée ; mais son auteur, le journaliste Frédéric Farine, et son rédacteur en chef, Jérôme Vallette, écopent respectivement d’un avertissement, et d’une mise à pied. Le conflit suivi de près par le SNJ national se poursuit jusqu’à aujourd’hui. Mais l’entrepreneur conteste son intervention auprès de Chaumet.
« Je suis tout petit, je n’ai pas ce pouvoir », commente Jean-Pierre Casas, questionné par Mediapart. « Ils se sont rencontrés par hasard, confirme Me Christophe Benoit, l’avocat de l’entrepreneur. Casas a dit “c’est peut-être pas le moment de me tomber dessus” et Chaumet a dit “bon ben d’accord”. »
Dans le mois qui a suivi la censure, les salariés de la Semaine guyanaise ont été surpris d’apprendre que Carol Ostorero, patronne de la Compagnie minière Espérance, ancienne présidente de la Fédération des opérateurs miniers de Guyane (FEDOMG) et depuis 2010… conseillère régionale déléguée aux ressources naturelles, était entrée au capital du journal.
Le nouvel avocat de Casas s’appelle par ailleurs Boris Chong-Sit, et il est vice-président du conseil régional de Guyane. Les cadres du Parc naturel craignent que le permis Montebourg n'ait aiguisé l'appétit d'entrepreneurs guyanais désireux d'investir la zone. Casas minimise. « C’est vrai que le président de la Fédération des opérateurs miniers veut absolument que Rexma ait son titre minier, tient-il à préciser, mais là-bas maintenant c’est fini. Après moi personne d’autre ne pourra s’implanter, sauf si l’on modifie le schéma minier. »
BOITE NOIRECet article a été écrit depuis Paris, et tous nos interlocuteurs ont été interviewés par téléphone et parfois par mail. Certains fonctionnaires n'ont pas souhaité apparaître. M. Jean-Pierre Casas, le patron de la société Rexma, a été joint le 30 juillet. Son ancien partenaire financier, dirigeant d'Inter-Invest, n'a pas donné suite à nos demandes d'entretien. Le ministre du redressement productif Arnaud Montebourg n'a pas souhaité répondre à nos questions, et l'ex-ministre de l'écologie, Delphine Batho, n'a pas répondu à nos messages.
Actualisation (jeudi 1er août, 10h30). Nous avons intégré les éléments communiqués par le procureur de Cayenne Ivan Auriel au site Guyaweb.
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