C’est donc ce 20 août, dans la langueur de la pré-rentrée politique, que Juppé a frappé les trois coups, dont un uppercut au menton de son ami Sarkozy. Traditionnellement, cette semaine est celle des plans sur la comète. On égrène les questions dont les réponses surviendront en septembre. Côté pouvoir, cette année, on se demande par exemple comment le gouvernement réagira aux mauvais résultats économiques, et comment se comportera le PS, notamment à La Rochelle. À l’occasion du conseil des ministres de rentrée, François Hollande a essayé d’apporter ses réponses dans un entretien au journal Le Monde.
À droite, la question paraissait moins compliquée. Elle se résumait à un mystère cousu de fil blanc. Nicolas Sarkozy, qui n’est jamais parti, allait-il revenir autrement qu’en vendeur de cartes postales ? Serait-il candidat à la présidence de l’UMP, afin de s’emparer du parti comme en 2004, et se propulser à la présidence de la République comme en 2007 ?
La fausse question se pose toujours, mais la sortie d’Alain Juppé en réduit la portée. Le maire de Bordeaux annonce sur son blog, mercredi 20 août, son intention d'être candidat à la primaire que prévoit d'organiser l'UMP pour désigner son candidat à l'élection présidentielle de 2017. « J’ai décidé d’être candidat, le moment venu, aux primaires de l’avenir. Il reste moins de deux ans pour les organiser (car le bon sens voudrait qu’elles aient lieu au printemps 2016) », précise l'ancien premier ministre de Jacques Chirac.
Sarkozy pourra toujours se présenter à la présidence de l’UMP, et être élu par son noyau militant, cette victoire ne peut plus faire office de passeport pour l’Élysée. Outre les multiples affaires judiciaires qui pourraient l’en empêcher, le potentiel futur président de l’UMP n’échappera pas à la confrontation qu’il redoutait, et qu’il s’emploie à écarter depuis sa défaite de 2012 : confrontation avec plusieurs adversaires internes, Juppé, Fillon, Bertrand, Mariton, etc., confrontation avec un dispositif dont il ne voulait pas (les primaires), et, à l’occasion de ces primaires, confrontation avec lui-même, c’est-à-dire avec son bilan...
La candidature d’Alain Juppé est un fusil à plusieurs coups.
Premier effet : en prenant tout le monde de vitesse, le maire de Bordeaux désamorce la « bombe » politique qu’était censé représenter le « retour » de Sarkozy. Il lui brûle la politesse. L’événement, c’est lui, pas l’autre.
Deuxième effet : en mettant le cap sur 2017, et pas sur 2014, et en se portant candidat « aux primaires de l’avenir », Alain Juppé réduit la portée du congrès de cet automne. Il transforme le futur président de l’UMP en gestionnaire chargé d’organiser techniquement le seul grand rendez-vous qui vaille sur le plan politique, à savoir la primaire.
Troisième effet : si Nicolas Sarkozy devait décider, comme c’est probable, de revenir à la tête de l’UMP, ce n’est pas de gaieté de cœur mais parce qu’il y a été contraint. En prenant les rênes du parti, son espoir était de le verrouiller. De le piloter vis-à-vis de la justice avant que l’affaire Bygmalion ne l’emporte. Et de le contrôler politiquement, en plaçant une nouvelle équipe aux postes stratégiques, puis en se faisant désigner pour 2017, sans en passer par la primaire.
Tout porte à croire que cette stratégie est enfoncée à deux niveaux. Les juges enquêtent et enquêteront, donc l’affaire Bygmalion sera difficile à étouffer. Et depuis ce mercredi 20 août, la candidature Juppé impose officiellement la tenue d’une primaire ouverte.
D’où le quatrième effet, le plus redoutable de tous. La primaire sera forcément l’occasion d’un grand débat public. Même si les confrontations se passent correctement, on l’a vu avec les socialistes en 2011, elles provoqueront des échanges et des remises en cause. Le probable candidat Sarkozy sera l’objet d’attaques venues de ses rivaux. Il sera interrogé sur son bilan, et ce sera le retour du fameux droit d’inventaire, qui explosera à ciel ouvert. Roselyne Bachelot l’avait réclamé dès l’été 2012, et sa demande avait fait scandale. En 2016, si la primaire a bel et bien lieu, Sarkozy l’intouchable devra justifier ses zigzags à grand spectacle, qu’ils soient économiques, diplomatiques, sociétaux, ou personnels.
Plus grave encore. Si d’aventure le corps électoral de la primaire se mettait à différer du noyau des militants, en aimant moins Sarkozy dans les sondages, comme la tendance commence à se dessiner, et s’il se tournait en partie vers le maire de Bordeaux, alors un phénomène pourrait s’enclencher. Un scénario classique à l’UMP, au RPR, à l’UDR, ou même à l’UNR. Dans ces partis bonapartistes, la règle est de servir le chef, et de l’adorer. De Gaulle en a bénéficié, Chirac aussi, puis Sarkozy.
Le problème, dans cette tradition, c’est que le chef n’est aimé que s’il gagne, ou s’il promet la victoire. Que son étoile pâlisse et on change de messie. De Gaulle était adulé, mais la base a suivi Pompidou après Mai 68. Chirac était adoré par les militants gaullistes même s’il enterrait de Gaulle, et plus tard ces mêmes adorateurs ont acclamé Sarkozy quand il a « déchiraquisé ». Ils se fichaient en chœur du « roi fainéant », ils l’avaient remplacé. Sic transit gloria mundi. Que Sarkozy donne un signe de faiblesse pendant la primaire, que ses chances de retour paraissent moins absolues, et les militants chercheront un nouveau chef à aimer, pourvu qu’il batte « la gauche »...
La déclaration de candidature d’Alain Juppé dérange donc bel et bien l’ex-président, dont les amis se taisaient mercredi matin, sonnés par la nouvelle. Mais suffit-elle à le poser en candidat crédible à la présidence de la République ? La réponse est nuancée. Si le maire de Bordeaux a décidé de devancer la rentrée, c’est qu’il a des handicaps.
Le premier est naturellement son âge. En mai 2017, il aura 71 ans et 9 mois, et deviendrait, en cas d’élection, le président le plus âgé pour un premier mandat. Au-delà des postures de forme, qui l’amèneront à vanter son expérience et son énergie présentée comme intacte, Juppé espère en fait que ce handicap se transforme en atout.
D’ailleurs, son entourage distille déjà une petite musique. Le « sage de Bordeaux » serait convaincu que les Français, traumatisés par « un quinquennat agité», celui de Nicolas Sarkozy, puis par « un quinquennat égaré », celui de François Hollande, auront envie de confier leur sort à un homme d’expérience et de mesure, d’autant que des tentations extrémistes se répandent dans le pays. Dans ce contexte, toujours selon les proches de l’intéressé, un vieux sage ne serait pas seulement accepté, il serait espéré. La France, même celle du centre-gauche, serait prête à se tourner vers un modérateur.
Peut-être. Reste que le sage Alain Juppé, qui recommande le dialogue dans son message de candidature, a bloqué la France et fait descendre dans la rue des millions de Français en 1995. Reste que cet homme de nuances a brandi à la télévision une pièce de un franc pour décider que l’entreprise Thomson ne valait pas davantage, et qu’il fallait la brader, or elle est devenue par la suite un fleuron de l'industrie française. Reste que ce candidat posé et vertueux, qui considère que son principal rival sera stoppé par la justice, a lui-même été lourdement condamné, même si c’était au nom d’un autre, un certain Jacques Chirac, son patron.
Chirac et « le meilleur d’entre nous »: le souvenir est têtu et l’accélération de la candidature Juppé trouve peut-être son origine dans cette pérennité. Le plus grand handicap du maire de Bordeaux, c’est de passer pour un second. Un « couilles molles », disent les sarkozystes, un « mort de l’intérieur », selon Jérôme Lavrilleux. Bref un homme expérimenté, honorable, mais qui ne serait pas un chef et n’aurait pas envie d’affronter les ennuis.
En se portant candidat, en le déclarant au monde et à la face de Sarkozy, donc en s’interdisant de faire machine arrière, Alain Juppé a d’abord voulu dire qu’il était décidé. Qu’il était venu, qu’il avait vu, et qu’il vaincrait. Le Césarion de la politique française aurait ainsi franchi son Rubicon, et cette vivacité au service d’un esprit de conquête, après trente-huit ans de vie politique, est à coup sûr la nouveauté du jour. Ou la dernière cartouche.
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