Avec une rafale de mises en examen pour « escroquerie en bande organisée », dont celle de Bernard Tapie, de son avocat Me Maurice Lantourne, de l’ex-président du Consortium de réalisation (CDR – la structure publique de défaisance qui a accueilli en 1995 les actifs douteux du Crédit lyonnais) Jean-François Rocchi, de l’arbitre Pierre Estoup, ancien président de la cour d’appel de Versailles, ou encore de Stéphane Richard, ex-directeur de cabinet de la ministre des finances et actuel président d’Orange, et avec le placement sous statut de témoin assisté de Christine Lagarde, ex-ministre des finances et actuelle directrice générale du Fonds monétaire international (FMI), l’affaire Adidas-Crédit lyonnais est devenue un scandale d’État.
Si les protagonistes sont maintenant bien connus, le mécanisme de cette possible escroquerie en bande organisée est, lui, souvent mal compris ou sujet à quiproquos. Et c’est sur cette méconnaissance du dossier que joue fréquemment Bernard Tapie, pour tenter de persuader que l’escroquerie n’est pas celle que l’on croit et que s’il y a eu une victime principale, c’est d’abord lui-même.
Pour comprendre les rouages de l'affaire, il existe pourtant un moyen très simple: prendre appui sur les documents officiels, publics ou secrets, qu’il s’agisse des décisions de justice, des documents liés à l’arbitrage lui-même, des rapports auxquels il a donné lieu ou des auditions conduites plus récemment par la Brigade financière.
Dans les polémiques publiques, les décisions de justice qui ont émaillé l’affaire Tapie sont souvent évoquées, mais tout aussi souvent déformées. Quant aux autres documents confidentiels, le plus souvent révélés par Mediapart, on en oublie fréquemment l’importance. Tous ces documents fonctionnent donc comme un fil rouge : ils permettent de départager le vrai du faux et de comprendre.
1 – L’arrêt du 21 décembre 1994 du tribunal de grande instance de Paris
C’est la première décision de justice et elle revêt une grande importance. Accédant à la présidence du Crédit lyonnais, à la mi-1993, avec pour mandat de redresser la banque publique en piteux état, Jean Peyrelevade engage une campagne de publicité dans la presse pour convaincre les épargnants que l'établissement est en convalescence. C'est ainsi que paraît, le 30 septembre 1994, en page 3 du Figaro, une pleine page de publicité, avec pour titre : « Pour changer la banque, c'est maintenant ou jamais ». En bas de la page, figure un dessin – Jean Peyrelevade a toujours assuré qu'il ne l'avait vu qu'après publication – d'un humoriste : on y voit un immeuble en réfection dénommé « Crédit lyonnais », d'où sort une bulle : « Bon... plus que la cave et les greniers à nettoyer ». Et à côté de la cave, on distingue plusieurs poubelles. Sur ces poubelles, figurent des étiquettes : « MGM », « Tapie »... C'est écrit tellement petit qu'on les voit à peine (voir ci-dessous).
Rien de bien grave. En ces temps de désastre du Crédit lyonnais, tous les autres caricaturistes de la presse s'en donnent à cœur joie contre la banque. Souvent avec beaucoup plus de férocité. Mais comme ce dessin figure dans une publicité, Bernard Tapie porte plainte en diffamation. Peine perdue ! Dans un jugement en date du 21 décembre 1994, le tribunal de grande instance de Paris déboute Bernard Tapie, « attendu (...) que cette publicité ne pouvait être comprise par le lecteur comme imputant clairement aux demandeurs l'accomplissement d'actes contraires à l'honneur ou à la considération ; que le seul fait que les comptes de Bernard Tapie et de ses sociétés dans les livres de la banque soient débiteurs n'est pas diffamatoire dès lors qu'il n'est pas suggéré que les intéressés auraient obtenu ou maintenu cette position débitrice par des procédés illicites ».
Or, c’est notamment sur cette publicité que les trois arbitres s’appuient, dans leur sentence du 7 juillet 2008, pour allouer 45 millions d’euros à Bernard Tapie, au titre du préjudice moral. On touche donc là du doigt l’un des scandales de cet arbitrage : il était en effet convenu entre les parties que l’arbitrage se ferait en droit, et dans le respect de l’autorité de la chose jugée. Or, pour la partie la plus sulfureuse de la sentence, celle qui avait trait au préjudice moral, ils ont donc violé l’autorité de la chose jugée.
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2 – Le rapport de Marcel Peronnet
Bernard Tapie prétend depuis près de 20 ans qu’il a été floué par le Crédit lyonnais et que l’ex-banque publique a vendu pour son compte le groupe de sports Adidas dans des conditions déloyales. Il avance en particulier deux arguments : le prix de vente n’aurait pas été sincère ; et le Crédit lyonnais aurait usé d’un stratagème, en l’occurrence deux sociétés écrans, pour se racheter à lui-même le groupe Adidas.
Un rapport officiel permet de bien comprendre que ces arguments sont imaginaires et que Bernard Tapie n'a en rien été grugé. Il s’agit d’un rapport d’expertise financière qu'Eva Joly, à l’époque juge d’instruction en charge des premières affaires Tapie, avait commandé en 1995 à l’expert comptable Marcel Peronnet, et que ce dernier lui remit le 26 avril 1996.
Ce rapport, qui permet de comprendre les nombreuses raisons pour lesquelles Bernard Tapie n’a jamais été floué, le voici :
Ce rapport établit en effet très précisément que c’est Bernard Tapie qui a fixé lui-même le prix de cession. Il établit aussi que si le Crédit lyonnais a fait appel dans le pool des acquéreurs à deux sociétés offshore, c’était d’abord pour protéger Bernard Tapie, qui allait redevenir ministre peu après. Il était donc hors de question qu’il soit mis en cause et qu’on lui reproche d’utiliser une banque publique pour acquérir un groupe lui appartenant – ce qui aurait de facto conduit à une nationalisation, ce que François Mitterrand avait exclu. Ce rapport montre enfin que loin d’avoir floué Bernard Tapie, la banque publique a eu à l’inverse, à son endroit, une attitude proche du… soutien abusif !
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3 – L’arrêt du 30 septembre 2005 de la cour d’appel de Paris
Si Bernard Tapie engage une procédure contre le Crédit lyonnais dès le milieu des années 1990, elle sera en réalité très lente, car dans l’intervalle, le même Bernard Tapie fait face à une cascade de procédures pénales, dont l’une le conduit même pour un temps en prison, ce qui a pour effet de suspendre les procédures civiles.
La première grande décision de justice, dont se prévaudra ultérieurement Bernard Tapie, c’est donc cet arrêt du 30 septembre 2005 de la cour d’appel de Paris, qui estimera que le Crédit lyonnais a effectivement été fautif et qui alloue 135 millions d’euros de dédommagements – en réalité, l’arrêt comprend une erreur de calcul et la vraie somme est de 145 millions d’euros.
Cet arrêt le voici :
Cet arrêt appelle trois observations importantes. D’abord, il fera, un an plus tard, l’objet d’une cassation partielle, qui annulera en bonne partie la victoire judiciaire de Bernard Tapie. En deuxième lieu, il faut retenir ce chiffre de 145 millions d’euros de dédommagements. Car, par contraste, même si ce chiffre sera remis en cause par la cassation, et aurait dû logiquement être encore minoré devant une cour de renvoi, il permet de comprendre la démesure des indemnités de 403 millions d’euros allouées par le tribunal arbitral. Et puis cet arrêt fixe les indemnités pour préjudice moral à… 1 euro, à comparer aux 45 millions d’euros qui seront alloués par les trois arbitres.
4 – La note disparue de Bercy
À l’issue de cet arrêt, le ministre des finances de l’époque, Thierry Breton, est harcelé par Nicolas Sarkozy et ses proches, qui souhaitent une médiation ou un arbitrage. Pour rendre une décision incontestable, et décider si la voie voulue par le clan Sarkozy est la bonne, ou s’il est préférable que le CDR se pourvoit en cassation, Thierry Breton demande à trois personnalités – Jean-Marie Coulon, ancien premier président de la cour d’appel de Paris, Philippe Rouvillois, inspecteur général des finances honoraire et ancien président de la SNCF, et Bernard Cieutat, ancien président de chambre à la Cour des comptes – de lui faire une recommandation.
Les trois personnalités s’exécutent et lui remettent une note, en date du 22 décembre 2005. Disparue, cette note a été retrouvée récemment par Mediapart. La voici :
Dans cette lettre, les trois chargés de mission ne disent pas que la voie judiciaire est la seule possible pour l’État. « Si un pourvoi en cassation contre l’arrêt de la cour d’appel de Paris du 30 septembre 2005 peut s’appuyer sur des arguments sérieux, les contentieux passés afférents à ce dossier montrent toutefois que la voie judiciaire n’est pas exempte d’aléas », écrivent-ils.
Et c’est à ce point de leur raisonnement que la note revêt une grande importance car voici ce qu’ajoutent les trois auteurs : « Dans ces conditions, la recherche d’une solution transactionnelle nous apparaît envisageable du point de vue des intérêts de l’État, à trois conditions : 1. Qu’elle permette d’éteindre tous les contentieux liés directement ou indirectement à cette affaire (y compris les actions engagées par les actionnaires minoritaires de CEDP) (la CEDP est l’un des holdings du groupe Tapie, rebaptisée ultérieurement Bernard Tapie Finances – ndlr) ; 2. Qu’elle permette de clore la liquidation sans pour autant entraîner de versement en numéraire à M. Bernard Tapie ; 3. Qu’en tout état de cause, le montant des sommes abandonnées ou versées à la liquidation pour solde de tous comptes net de la fiscalité sur la transaction reste en deçà de la condamnation au principal fixé par l’arrêt du 30 septembre 2005, en prenant en compte l’erreur matérielle qu’elle comporte. »
À l’époque où elle est remise à Thierry Breton, la note a une double utilité. Elle éclaire le ministre des finances sur ce qu’il convient de faire à court terme. Et comme Bernard Tapie ne sollicite dans les jours qui suivent aucune transaction, le CDR obtient le feu vert pour introduire un pourvoi devant la Cour de cassation. Un pourvoi très opportun puisque finalement, en 2006, la Cour de cassation annulera partiellement l'arrêt rendu en appel, l’estimant beaucoup trop favorable à Bernard Tapie. Mais, surtout, la note fixe la feuille de route de la puissance publique pour l’avenir.
Les trois personnalités ne déconseillent pas à l’État d’accepter une solution transactionnelle avec Bernard Tapie, mais à une première condition impérative : cette transaction devra être encadrée de telle sorte que les sommes éventuellement versées par le CDR au groupe de Bernard Tapie, à l’époque en faillite, permettent de clore la liquidation, sans que, en bout de course, de l’argent ne tombe dans la poche de Bernard Tapie. C'est dit clair et net : aucun « versement en numéraire à Bernard Tapie » ! Les trois « sages » valident donc ce qui est à l’époque la stratégie du CDR vis-à-vis de Bernard Tapie, connue sous ce mot d’ordre : « Ni failli ! Ni enrichi ! » Et puis, si une transaction est envisagée, le plafond des indemnités envisageables au profit de Bernard Tapie ne devra pas dépasser les 145 millions d’euros résultant de l’arrêt de la cour d’appel.
En résumé, une transaction est envisageable à la double condition que le dédommagement éventuel ne dépasse pas 145 millions d’euros et que, en net, Bernard Tapie n’y gagne pas un sous.
Cette note, par contraste, permet donc de mesurer une partie des fautes imputables à Christine Lagarde car elle n’a respecté aucune de ces conditions.
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5 – L’arrêt de la Cour de cassation du 9 octobre 2006
On arrive là à un moment charnière du scandale Tapie. Car la plus haute juridiction française est finalement saisie de ce litige Adidas – Crédit lyonnais et rend un arrêt qui prononce une cassation partielle du jugement d’appel. Voici cet arrêt :
L'arrêt prononce la cassation sur deux points majeurs. D’abord, il fait valoir que le Crédit lyonnais et sa filiale, la SDBO, qui a organisé la vente d’Adidas, sont juridiquement deux entités distinctes, et que les faits imputés à l’une ne peuvent l’être automatiquement à l’autre. Et dans tous les cas de figure, comme le dit le résumé de cet arrêt – il peut être consulté ici-, « La Cour de cassation ne s’est donc pas prononcée sur l’éventuel préjudice subi par le groupe Tapie, aucune faute n’étant en l’état caractérisée à l’encontre de la SDBO et du Crédit lyonnais ». Autrement dit, le CDR est en train de gagner sa confrontation avec le Crédit lyonnais.
C’est d’autant plus prévisible que la Cour de cassation contredit aussi la cour d’appel en estimant que nul ne peut se prévaloir de la valeur ultérieure d’une entreprise pour remettre en cause une transaction dont elle a fait l’objet auparavant. En clair, c’est l’argument de Bernard Tapie sur la valeur ultérieure d’Adidas qui s’effondre.
Après cet arrêt, il suffit donc à l’État et au CDR d’attendre encore quelque mois, pour qu’une nouvelle cour d’appel soit de nouveau saisie : la victoire judiciaire est alors imminente.
Or, comme on le sait, c’est pour éviter cette débâcle judiciaire que Bernard Tapie redouble d’effort pour que la justice ordinaire de la République soit dessaisie, au profit d’un tribunal privé. À peine élu, Nicolas Sarkozy accède à cette demande.
6 – La sentence arbitrale du 7 juillet 2008
La sentence des trois arbitres aurait dû rester confidentielle : c’est la règle des procédures arbitrales. Mais finalement assez vite, des extraits ont filtré, et finalement la version intégrale de la sentence a fini par être connue.
Voici cette sentence :
À sa lecture, on comprend assez vite les innombrables irrégularités qu’elle recèle. D’abord, l’énormité des dédommagements alloués à Bernard Tapie, dont les 45 millions d’euros au titre du préjudice moral, saute aux yeux, dépassant les dédommagements fixés en appel dans des proportions inouïes. De plus, on peut vérifier sur pièce que les arbitres n’ont tenu aucun compte de la décision de justice du 21 décembre 1994, alors qu’ils auraient dû le faire.
On peut aussi constater les fautes commises par les avocats du CDR, qui n’ont pas argué de l’irrecevabilité du préjudice moral allégué par Bernard Tapie, et qui n’ont pas plus refusé qu’il vienne s’expliquer devant le tribunal, alors que le protocole d’arbitrage excluait cette hypothèse.
7 – Le rapport secret de la Cour des comptes
À l’issue de cette sentence, le scandale Tapie est en passe d’être étouffé. Tous les recours devant différentes juridictions sont rejetés, et Bernard Tapie perçoit l’immense pactole auquel il n’aurait jamais dû prétendre. Pourtant, la révélation par Mediapart d’un rapport de la Cour des comptes, qui aurait dû rester secret, va changer la face des choses. D’un seul coup, les enquêtes sur ce scandale vont reprendre. Voici ce rapport, dont il n’existe toujours qu’une seule version, celle que Mediapart a rendue publique le 21 mai 2011 :
Affaire Tapie: le rapport secret de la Cour des comptes qui accable Christine Lagarde by Laurent MAUDUIT
Dans ce rapport, on découvre donc une cascade d’irrégularités ou de fraudes : les notes de mise en garde du directeur de l’Agence des participations de l’État (APE) que Christine Lagarde n’a jamais voulu écouter ; le faux en écriture que le patron du CDR aurait pu commettre pour lancer l’arbitrage ; etc.
- À ce sujet, lire Affaire Tapie : le rapport secret qui accable Christine Lagarde
8 – La demande d’avis du procureur Nadal
Au même moment, le procureur général près la Cour de cassation, Jean-Louis Nadal (parti depuis à la retraite), transmet une demande d’avis à la commission des requêtes de la Cour de justice de la République, faisant valoir que les fautes commises par Christine Lagarde dans cette affaire pourraient être passibles de cette juridiction d’exception réservées aux ministres.
Voici cette demande d’avis, révélée par Mediapart :
Dans cette note très sévère, le procureur général reproche à Christine Lagarde d’avoir, du début de l’affaire Tapie jusqu’à sa fin, fait constamment « échec à la loi ».
- À ce sujet, lire Lagarde : le contenu intégral de la demande du procureur Nadal
9 – L’enregistrement qui met en cause Claude Guéant
Si la Cour de justice de la République a donc finalement décidé d’ouvrir une instruction visant Christine Lagarde sur des chefs de « complicité de faux » et de « complicité de détournement de fonds publics », il a fallu attendre septembre 2012 pour qu’une information judiciaire soit finalement ouverte. C’est cette information judiciaire qui a débouché sur des cascades de perquisitions puis de mises en examen.
C’est dans ce contexte que Mediapart, à la suite d’une réquisition judiciaire, a accepté de remettre aux trois juges d’instruction un enregistrement dont nous avions été destinataire. Dans cet enregistrement, qui date de mai 2009, Bernard Tapie confie à l’un de ses interlocuteurs que Claude Guéant, à l’époque secrétaire général de l’Élysée, s’est mêlé de son dossier fiscal.
Voici cet enregistrement :
C’est à la suite de cette révélation que des perquisitions ont eu lieu chez Claude Guéant, une première fois dans le cadre de l’affaire Tapie, et, tout aussitôt après, dans le cadre de l’affaire des financements libyens dont aurait pu profiter Nicolas Sarkozy.
Depuis, la Brigade financière continue d’enquêter sur les fraudes qui ont émaillé l’arbitrage mais aussi sur le traitement du dossier fiscal de Bernard Tapie.
- À ce sujet, lire Affaire Tapie : l’enregistrement qui met en cause Guéant
10 – Les auditions de la Brigade financière
Au cours des derniers mois, l’enquête judiciaire s’est donc brutalement accélérée, conduisant aux mises en examen que nous évoquions plus haut, à la suite de nombreuses auditions. Voici les articles récents de Mediapart qui dévoilent les péripéties les plus récentes de l’enquête judiciaire et les contenus de nombreuses auditions :
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