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Aventurier néolibéral ou modèle? Face à Renzi, la gauche française reste sceptique

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Manuel Valls n'a pas apprécié. Une réunion du groupe socialiste à l'Assemblée nationale, un mardi matin, peu après les européennes de mai. Après des municipales catastrophiques, le PS a affiché un piteux 14 %, le pire score de son histoire. Il est question du “pacte de responsabilité”, pilier de la nouvelle politique économique “hollandaise”. Manuel Valls, tout nouveau premier ministre, est face aux députés.

L'ancienne économiste Karine Berger, une modérée du PS, prend la parole. Elle cite en exemple les enviables 40 % de Matteo Renzi, le nouveau président du Conseil italien. Suggère qu'il faudrait peut-être, comme lui, baisser les impôts. Et ajoute en plaisantant que l'Italien, 39 ans, est plutôt beau garçon. « Valls a pris la mouche et s'est mis à l'engueuler », raconte un témoin. Le premier ministre lui répond sur le fond. Dit que l'Italie n'est pas la France. Que de l'autre côté des Alpes, des années d'austérité ont permis quelques marges de manœuvre budgétaires que notre pays n'a pas. Dans sa réponse, certains décèlent une pointe de « jalousie ».

Renzi à Turin, octobre 2012Renzi à Turin, octobre 2012 © Reuters


Pour les leaders d'une gauche européenne moribonde, Matteo Renzi a tout du gars agaçant. Inconnu en France jusqu'à cet hiver – même s'il est, dixit le chercheur Marc Lazar, un « tueur » qui a gravi tous les échelons de la politique italienne –, l'ancien maire de Florence, star politique et médiatique, a réussi en très peu de temps à éliminer ses rivaux au parti démocrate (PD, centre gauche), à prendre la présidence du Conseil en Italie. Mais aussi à satelliser la momie Berlusconi et à ringardiser l'anti-système Beppe Grillo. Le tout en lançant plusieurs mesures de relance qui sonnent doux aux oreilles de la gauche.

Ce catholique fervent, biberonné à la démocratie chrétienne, serait-il donc le messie laïque de la gauche européenne ? Beaucoup veulent le croire. Renzi, dont le pays assure la présidence tournante de l'Union européenne depuis le début du mois, fait se pâmer commentateurs et éditorialistes. Il « réveille l'Europe » (Libération, 2 juillet), serait l'« espoir de l'euro-gauche » (Nouvel Observateur, 5 juin 2014). « Dans l'atonie de la gauche européenne, de la politique en général, Renzi occupe un vide. Il tranche par sa jeunesse, son style provocateur, son utilisation des médias, les "one man shows" politiques à l'américaine qu'il organise », explique Marc Lazar, directeur du centre d'histoire des Sciences-Po, qui a vu en lui le « nouvel espoir de la gauche européenne ».

Grandi au centre droit, Renzi pense que le clivage droite-gauche est dépassé mais a fait adhérer son parti, longtemps réticent et partagé, au groupe du Parti socialiste européen au Parlement européen. Dans des tweets ravageurs, il attaque verbalement l'Europe mais ne remet plus en cause les sacro-saints 3 % de déficit. Il a annoncé bille en tête une réforme de la carte électorale et la suppression du Sénat, mais veut aussi se donner du temps.

Matteo Renzi est un parfait caméléon politique (lire ici le portrait enquête d'Amélie Poinssot). « L'intérêt pour Renzi, pointe avancée d'un parti de centre gauche qui n'a aucun ancrage historique dans la gauche de classe, est un symptôme du temps, abonde Fabien Escalona, chercheur en sciences politiques à l'université de Grenoble. Il prouve en creux l'absence d'identité forte de la social-démocratie européenne et le grand désarroi de la gauche française. » « Renzi révèle tous les dilemmes de la gauche européenne, résume Marc Lazar. Et au-delà du programme, il lui pose une question cruciale : celle du leadership. Le parti démocrate est surnommé par le politiste italien Ilvo Diamanti le "parti de Renzi". Cette personnalisation à outrance, cette démagogie à la limite du populisme qui choque la culture classique de la gauche, n'est-ce pas le pedigree de l'homme politique du XXIe siècle ? »

Depuis la débâcle des européennes, Renzi fait figure de locomotive du centre gauche européen. Au sein d'un PS au pouvoir qui semble rater à peu près tout ce qu'il touche, le cas Renzi intrigue. « Pas étonnant, commente l'essayiste Gaël Brustier, proche de l'aile gauche du PS. Le PS a collectivement arrêté de réfléchir. Les intellectuels y sont réduits au rôle d'organisateurs des universités d'été de La Rochelle ! Il n'y a plus de débat idéologique en son sein. La social-démocratie n'a ni vision du monde, ni projet alternatif, et même plus une sociologie qui le soutient. Dans cette décrépitude, il est facile de céder aux sirènes d'un effet de mode comme Renzi, qui semble remettre en cause l'austérité depuis le centre gauche tout en faisant de très orthodoxes réformes de structure. »

Incapable d'imposer en Europe la « réorientation » européenne promise à ses électeurs, François Hollande, chef de l’État impopulaire, a vite compris l'utilité de se montrer aux côtés du président du Conseil italien. Il l'a invité dès le 15 mars à l’Élysée, moins d'un mois après sa nomination. L'occasion de plaider la nécessité des « réformes ». « Dans les annonces qu’a pu faire le président Renzi, dans les choix que j’ai faits pour la France, notamment le pacte de responsabilité, il y a beaucoup de points communs », a dit ce jour-là François Hollande, deux mois après avoir lancé un vaste plan d'économies de 50 milliards d'euros sur trois ans et décrété une baisse massive du coût du travail. « Avec lui, Hollande fait comme avec tout le monde : il tente de vampiriser son énergie pour son propre compte », grince un député socialiste.

Plombé par le score piteux du PS et la percée de l'extrême droite aux européennes, François Hollande a encore perdu de l'éclat dans le paysage de la social-démocratie européenne. « Face à Angela Merkel, Renzi est en train de prendre la place que Hollande n'a jamais occupée », estime le radical de gauche Joël Giraud, président du groupe d'amitié France-Italie de l'Assemblée nationale.

Matteo Renzi et François Hollande à l'Elysée, le 15 mars 2014Matteo Renzi et François Hollande à l'Elysée, le 15 mars 2014 © Reuters


Moins sévère, la socialiste Karine Berger considère que Renzi est le « meilleur atout » de François Hollande « pour réorienter l'Europe. Hollande a besoin de trouver un point progressiste d'alliance en Europe ». Berger, longtemps proche de Pierre Moscovici avant de prendre ses distances, décèle en Renzi « une forme de modernité intéressante ». « Son discours n'est pas très différent de celui que tient la majorité ici, mais lui incarne physiquement un discours de reprise et d'optimisme. Il est le seul en Europe dans ce cas. À ce stade, il fait ce qu'il dit et il vit un état de grâce. Mais l'Italie reste dans une situation sociale, économique très difficile. Il incarne son message, encore faut-il qu'il aille au bout des réformes annoncées. »

Plus à gauche, les “frondeurs” socialistes, qui contestent précisément les fameuses réformes structurelles, se réfèrent aussi à Renzi et son fameux chèque de 80 euros par mois pour les ménages modestes, destiné à soutenir la consommation. La mesure coûte à l’État italien 16,5 milliards d'euros, trois fois plus que les 5 milliards d'exonérations de cotisations sociales de Manuel Valls. Une politique de relance de la consommation « plus massive qu'en France », constate Laurent Baumel, un des initiateurs de l'“Appel des 100”.

« Invoquer Renzi pour les contestataires du PS, c'est aussi tenter de trouver une ressource extérieure afin de prouver que leur combat n'est ni isolé ni d'arrière-garde », décrypte le chercheur Fabien Escalona. Pour eux, la référence à Renzi reste d'ailleurs plutôt oratoire : sur le fond, ils sont loin d'être convaincus. « Dans la phraséologie, la rhétorique, la volonté de contester l’État providence, le droit du travail, les fonctionnaires, Renzi peut servir de référence à la droite, mais pas à nous », dit Laurent Baumel.

« En Europe comme en France, il y a cette aspiration à un style réformateur, puissant, imaginatif, susceptible de mettre du mouvement dans une société. Renzi veut incarner l'énergie de la réforme et en cela il est intéressant, analyse Christian Paul, autre initiateur de la contestation interne à l'Assemblée. Il a cette conscience que lorsqu'on accède au pouvoir, c'est un compte à rebours qui commence, une guerre éclair pour surmonter les immobilismes. Il n'est pas sur un rythme sénatorial, suivez mon regard… » Mais Paul, proche de Martine Aubry, « ne succombe pas à la séduction. Le mouvement ne suffit pas. Et même s'il est encore trop tôt pour juger, je me demande si Renzi n'habille pas d'une volonté réformatrice et progressiste ce qui est en réalité une résignation au monde tel qu'il est ».

Aux dires de ses proches, le premier ministre Manuel Valls goûte assez qu'on le compare à Matteo Renzi. S'il n'y avait pas pensé, les commentateurs de la vie politique s'en sont de toute façon chargés pour lui. Vague ressemblance physique, dynamisme revendiqué, ambition assumée, com huilée : “Et si Valls était le Renzi français ?” est devenu un passage obligé des déjeuners entre journalistes et politiques, un thème imposé sur lequel aiment plancher les éditorialistes (ici, ou ). Les deux hommes, lit-on, seraient de la même trempe. À la différence que l'un, l'Italien, serait libre de ses mouvements quand l'autre, le Français, serait corseté par les institutions de la Cinquième République qui le relèguent au rang d'exécutant du président.

Le 26 avril, à peine nommé, Manuel Valls se rendait à Rome, le seul voyage officiel à l'étranger que François Hollande lui a permis. Les deux hommes ont dîné ensemble.

À Vauvert (Gard), le 6 juillet, en même temps qu'il promettait de « réinventer la gauche », prônant un « réformisme assumé », Manuel Valls a cité Renzi : « On cherche parfois à me comparer à ce qu'est en train de faire le président du Conseil italien, Matteo Renzi, je prends la comparaison » (cliquer ici pour lire la vidéo).

À Matignon, on ne souhaite pas épiloguer. « Cela relève de l'analyse politique d'un journaliste, difficile de commenter nous-mêmes », répond le conseiller presse du premier ministre. Mais les proches de Manuel Valls ne se privent pas, eux, de souligner les similitudes. « Tous deux tentent de faire bouger les lignes, dans leur camp et dans leur pays, explique le sénateur PS Luc Carvounas, fidèle de Manuel Valls. Ils sont en train d'écrire le logiciel politique du XXIe siècle : dire la vérité aux citoyens, remettre en cause les baronnies politiques, dépasser les conservatismes », dit-il, citant la réforme territoriale, menée en même temps en Italie et en France. Avec une « forme de bonapartisme qui consiste à prendre l'opinion en face, parce que la société fonctionne comme ça. C'est vrai pour Manuel Valls, c'est vrai pour Renzi, très présent sur les réseaux sociaux. »

Selon Christophe Caresche, de l'aile sociale-libérale du PS, « il y a en Renzi quelque chose d'exemplaire : il incarne cette idée que la gauche peut "faire", tout en se construisant sur le rejet d'une partie du logiciel de la gauche : son rapport dépassé à la mondialisation, le recours à un logiciel étatiste très prononcé. C'est reconnaître les entreprises et le marché comme créateurs de richesses, combattre les déficits et la dépense publique. Nous le faisons ici, mais Renzi a moins de complexes. Comme lui, Manuel Valls essaie de mobiliser l'opinion, en installant un rapport de force vis-à-vis des conservatismes. Il pense qu'une partie de la gauche est morte, souhaite une clarification et une recomposition de la gauche. Il tente de créer une nouvelle offre politique au pouvoir. Le chef de l’État est attaché à une méthode moins conflictuelle ».

« Valls et Renzi arrivent tous les deux à un moment de désastre dans leur camp. En profitant d'un effet de sidération, ils tentent d'imposer leurs propres options, et un changement de culture, analyse Fabien Escalona. Pour Renzi, c'est plus simple : le parti démocrate a déjà éradiqué une partie de la culture historique de la gauche italienne. Pour l'instant, Manuel Valls impose une certaine ligne, une vision bonapartiste et décomplexée, au point de reprendre les mots de la droite. S'il arrive à convaincre le PS du bien-fondé de sa ligne, il aura réussi le casse du siècle. Mais il n'est pas sûr que la base socialiste soit convaincue… »

C'est en effet la grande différence entre Renzi et Valls : alors qu'en décembre 2013, Matteo Renzi a gagné haut la main (68 %), sur son nom, une primaire ouverte à 2,5 millions de participants, Manuel Valls reste le Monsieur 5 % de la primaire de l'automne 2011. « Renzi n'est pas un aventurier : il est président du Conseil parce qu'il a pris son parti, et parce que l'Italie est un régime parlementaire, certes instable, mais où des "deals" au Parlement peuvent être trouvés », rappelle Karine Berger. En l'occurrence, Renzi gouverne avec le soutien de Forza Italia, le parti de Silvio Berlusconi.

« Valls n'est pas au pouvoir parce que son parti l'a voulu mais parce qu'il a été nommé à ce poste par le chef de l’État, insiste Christophe Bouillaud, enseignant-chercheur à Sciences-Po Grenoble, spécialiste de l'Italie. Il a la loyauté de l'appareil et des institutions, mais pas de légitimité populaire. » Pour ce chercheur, la tâche qui attend Renzi est d'ailleurs très compliquée, loin du cliché du dirigeant à qui tout réussit. « Ce que l'on perçoit chez lui comme de l'audace est le fruit de la nécessité. L'Italie est en plein marasme. Le niveau de l'activité dans le BTP est celui du milieu des années 60 ! La consommation est bloquée. Renzi a beaucoup promis, mais si la relance n'est pas au rendez-vous, il finira par perdre le pouvoir. »

Sans surprise, l'engouement pour Renzi s'émousse totalement à la gauche de la gauche, où l'Italien est surtout dépeint en nouvel avatar de Tony Blair ou de Gerhard Schröder. « Il n'y a chez lui rien de bien nouveau, analyse Gilles Garnier, responsable Europe au Parti communiste (PCF). Il est l'homme providentiel qui "bouge" et parle fort, exactement ce qu'attend une partie de la population en période de crise, en Italie comme ailleurs. Il est plus proche de Blair ou de Zapatero que de la gauche. Et il profite de la faiblesse de la gauche alternative. »

« Il incarne la négation de la gauche, tranche Christophe Ventura, responsable de la commission International du Parti de gauche (PG). Une sorte de nouvelle synthèse qui permet une énième fuite en avant de la social-démocratie dans sa stratégie d'accompagnement du néolibéralisme et de ses crises. Il incarne une rénovation des apparences, de la communication. Mais il ne préfigure que le remplacement d'une vieille oligarchie corrompue par une nouvelle, plus jeune, mais qui continuera la même politique, soutenue par le monde industriel, financier et médiatique : il est le bon produit qui permet au système de perdurer. »

Ancien secrétaire national d'Europe Écologie-Les Verts, désormais député européen, Pascal Durand dit avoir été « très déçu » par son discours devant le Parlement européen, le 2 juillet. L'allocution était truffée de références et imagée : « Si l'Europe faisait un 'selfie', quelle image verrait-on à l'écran ?, a lancé Renzi. Son visage aurait l'air ennuyé, fatigué, résigné. »

« C'était bien écrit, plein de références, mais après ? Sur la jeunesse, le chômage, l'environnement, la régulation de la finance, j'ai trouvé ça très convenu. Renzi comble un vide, car la gauche européenne a envie de quelqu'un qui la remobilise, lui donne envie. Mais comme Valls, comme tous les leaders européens, il reste dans le mainstream de la pensée politique et économique. Ils tentent tous un mélange entre la rigueur, la compétitivité, la relance de la consommation. Mais ils ne voient pas que le vieux modèle est fini et qu'ils n'ont pas les clés du nouveau. »

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