De notre envoyé spécial à Bruxelles. Ce sera l'un des votes les plus importants du mandat. Et les socialistes français, à peine élus à Strasbourg, se livrent déjà à des contorsions pour préserver l'unité du groupe. Ils doivent se prononcer mardi, aux côtés de leurs collègues du parlement européen, pour décider du sort de Jean-Claude Juncker, un démocrate-chrétien de 59 ans, candidat à la présidence de la commission européenne.
« Il y a un potentiel de division », reconnaît-on au sein de la délégation. Voici le dilemme, résumé à gros traits : voter pour Juncker et soutenir un processus institutionnel inédit, qui renforce la démocratie parlementaire en Europe, ou au contraire, rejeter un dirigeant conservateur, symbole d'une vieille Europe, ex-dirigeant d'un paradis fiscal, incapable d'assurer la « réorientation » de l'Union chère aux socialistes. Sauf annonce spectaculaire de la part du candidat Juncker d'ici lundi soir, les socialistes français devraient choisir, en majorité, l'abstention.
« Je ne me vois pas assumer, après le résultat électoral du 25 mai et le score de Marine Le Pen, un vote, qui serait certes un pas en avant pour la démocratie européenne, mais qui, d'un point de vue politique, ne promet qu'une version améliorée du dernier mandat de José Manuel Barroso, avec un FN qui va continuer de nous injurier en nous traitant d'“UMPS” en permanence », résume la socialiste Isabelle Thomas. « Le FN aura beau jeu de dire que la social-démocratie et la droite finissent toujours par voter ensemble, on va encore donner du grain à moudre au FN – et aux europhobes en général », poursuit cette élue, qui n'ira pas pour autant jusqu'à voter contre.
Juncker est devenu fin juin le candidat désigné officiellement par le conseil (26 des 28 capitales l'ont soutenu). Il lui reste à obtenir une majorité absolue – soit 376 voix sur 751 – côté parlement. Problème : avec sa seule famille politique du PPE (droite) et ses 221 élus, le Luxembourgeois est loin du compte. Il mise donc sur une grande coalition pour le soutenir, qui intégrerait, outre le PPE, les sociaux-démocrates (191 élus) et les libéraux (le groupe auquel appartient le MoDem-UDI, avec 67 députés).
C'est au nom de cette grande coalition que, début juillet, le social-démocrate allemand Martin Schulz a été reconduit à la présidence du parlement, pour deux ans et demi. Sans surprise, le même Schulz exhorte désormais ses troupes à voter pour l'ex-chef de gouvernement du Grand-Duché. Mais les 13 socialistes français sont, eux, tiraillés, à l'approche de la consultation. Faut-il privilégier la dimension institutionnelle du vote, comme le préconise François Hollande, quitte à dérouter les électeurs de gauche ? Ou revenir à une lecture plus politique et « franco-française » des choses, au risque d'une nouvelle crise au sein de la bulle bruxelloise ?
« Ce qui s'est passé pendant cette campagne va compter. C'est une date importante dans l'histoire parlementaire européenne, qui confirme la montée en puissance du parlement dans le jeu bruxellois », veut croire Pervenche Berès, à la tête de la délégation des socialistes français à Strasbourg. L'élue fait référence à l'apparition de chefs de file (des « Spitzenkandidaten »), ces candidats déclarés à la succession de Barroso qui, au printemps, ont fait campagne à travers toute l'Europe. Juncker était l'un d'eux, opposé notamment à l'Allemand Martin Schulz (sociaux-démocrates), au Français José Bové (Verts) ou encore au Grec Alexis Tsipras (pour le parti de la gauche européenne, PGE).
Après la victoire de la droite aux élections de mai, les États membres ont accepté de retenir la candidature de Juncker, conformément à la logique des « Spitzenkandidaten ». Pour la première fois, les partis européens et les élus à Strasbourg ont eu leur mot à dire, en amont, sur le choix du patron de la commission. Jusqu'alors les présidents de la commission, à l'instar de José Manuel Barroso, étaient imposés par les chefs d'État et de gouvernement, au terme d'accords opaques et incompréhensibles pour les citoyens.
Après des années de gestion intergouvernementale de la crise, sous la pression du tandem « Merkozy », certains eurodéputés ont l'impression de tenir leur revanche. Cela peut paraître anecdotique pour nombre de citoyens, mais cette proto-démocratie parlementaire est perçue comme une révolution par beaucoup d'acteurs à Bruxelles. Voter Juncker, ce serait encourager la parlementarisation de l'UE – et peu importent les convictions du candidat en question.
« En 2009, les socialistes français ont voté contre Barroso. Cette fois, la question institutionnelle est déterminante, si l'on veut pouvoir peser sur la politique qui sera faite durant cinq ans », insiste Berès. Cette dernière, si cela ne tenait qu'à elle, voterait pour Juncker mardi, mais elle pense se rallier à l'abstention, pour préserver l'unité de la délégation française. Dans son esprit, confirmer le Luxembourgeois à ce poste est une manière de garantir l'influence maximale du parlement sur la commission et le conseil, dans les années à venir. « Je veux être en situation d'influence jusqu'au bout, et ceux qui disent non à Juncker se mettent hors jeu pour la suite », assure-t-elle.
Pervenche Berès ne fait ici que prolonger la position de François Hollande, qui a défendu très tôt (bien plus tôt par exemple qu'Angela Merkel, sur la défensive), ce processus de chefs de file européens. « Pour la France, c'était une logique, ce n'était pas un choix de personne, ce n'était pas un candidat que nous soutenions, Jean-Claude Juncker, c'était une logique qui avait commencé dès les élections européennes et leur préparation (…). Nous avons respecté la lettre et l'esprit des traités », a expliqué le 27 juin François Hollande, à Bruxelles (dans la vidéo ci-dessous à partir de 7'30").
Mais n'y a-t-il pas un risque, en soutenant Juncker, de dérouter ses propres électeurs socialistes ? Comment les citoyens français peuvent-ils s'y retrouver ? « Notre cinquième République, monarchique, n'est pas un modèle de démocratie ! La parlementarisation du régime européen est en marche, et il faut l'encourager », rétorque Pervenche Berès.
Nombre d'eurodéputés socialistes se montrent en tout cas plus prudents, face au cas Juncker. « Il est tout à fait normal que Juncker ait été désigné par le conseil et soit le premier à essayer d'obtenir une majorité au parlement. Mais il n'a jamais été dit pendant la campagne qu'il serait automatique de voter pour lui par la suite… C'est à lui, maintenant, d'avancer une feuille de route, pour former une majorité, et convaincre au-delà de ses troupes », analyse le socialiste Guillaume Balas, qui effectue ses premiers pas à Strasbourg. « Juncker doit nous donner quelque chose à manger, pour obtenir notre soutien », renchérit Pervenche Berès.
Donner « quelque chose à manger » : c'est ce qu'a tenté de faire Juncker, lors d'une série d'auditions, mardi et mercredi, devant chacun des sept groupes politiques du parlement (lire notre reportage sur l'audition devant le groupe des Verts). Et à ce jeu-là, le Luxembourgeois n'a pas convaincu les sociaux-démocrates, qui veulent davantage de gages sur sa future politique économique. « Sur le fond, pour l'instant, il n'y a rien, juge Isabelle Thomas. Si l'on avait obtenu l'équivalent du salaire minimum pour les sociaux-démocrates, dans les négociations pour la grande coalition en Allemagne (en 2013 – Ndlr), pourquoi pas, cela pourrait se défendre, mais là, il n'y a rien ! »
« Le débat institutionnel a été gagné par le parlement, et ce n'est pas rien, c'est vrai. Mais maintenant, il reste le volet politique, avance, de son côté, le socialiste Éric Andrieu. Et en l'état les garanties apportées par Juncker ne sont pas assez précises. Il a donné l'impression lors de son audition mardi qu'il ne faisait que lire le PV du dernier conseil européen. » Pour Andrieu, qui devrait s'abstenir mardi, « le compte n'y est pas, en matière de réorientation de l'Europe ».
« Juncker nous a parlé de l'Europe d'il y a cinq, dix, trente ans, se lamente Guillaume Balas. On croit entendre un démocrate chrétien de 1972… Ce n'est pas un dangereux libéral, mais il n'a pas pris en compte les enjeux de l'Europe à venir, il ne dit rien sur les investissements publics à réaliser, rien sur la nécessaire transition écologique. »
Les sociaux-démocrates attendent de la part de Juncker des précisions sur un dossier particulièrement sensible : la flexibilité dans l'application du pacte de stabilité et de croissance, ce texte qui organise le contrôle budgétaire des États par la commission. Ils veulent aussi des garanties sur le volume des investissements (pourra-t-on extraire certains investissements du calcul du déficit du PIB des États, pour adoucir les politiques de rigueur budgétaire ?). Ils attendent enfin un geste de Juncker sur le budget de la « garantie jeunesse », un mécanisme de soutien à l'emploi pour les moins de 25 ans.
S'il consentait à faire une annonce sur l'un de ces enjeux, Juncker parviendrait peut-être à arracher quelques votes positifs au sein de la délégation PS. Jusqu'à présent, il s'est contenté de promettre que le futur commissaire aux affaires économiques, un poste-clé de la future équipe Juncker, serait un social-démocrate. Cette annonce n'a pas convaincu. « Ce n'est pas une garantie. On peut trouver des sociaux-démocrates plus à droite que Juncker sur certaines questions, vous savez », met en garde Balas. « Si l'on ne s'entend pas en amont sur un programme précis, on risque d'avoir un commissaire social-démocrate qui avale des couleuvres tout au long du mandat », confirme Isabelle Thomas.
Au sein du groupe des sociaux-démocrates européens, les Français ne sont pas isolés. D'autres délégations sont même plus radicales. Les travaillistes britanniques (20 élus) ont prévu de voter contre : « Le message des élections européennes est clair : il faut réformer l'Europe, pour plus de croissance et d'emplois. Le bilan de M. Juncker montre qu'il va rendre ces réformes plus difficiles à accomplir », résume un porte-parole de la délégation interrogé par Mediapart.
Quant aux socialistes espagnols (14 élus), d'ordinaire très sages (ils avaient même voté pour le Portugais Barroso en 2009, par solidarité « latine »), leur chef de file, Elena Valenciano, bousculée sur son aile gauche par les « indignés » de Podemos, n'a pas exclu de voter contre. Même position pour les sociaux-démocrates de Suède ou de Malte. Les Italiens, première délégation du groupe (31), sont divisés.
Au-delà du groupe social-démocrate, Juncker devrait, mardi, faire le plein des voix du PPE (dont celles de l'UMP, mais sans doute pas celles des Hongrois du Fidesz de Viktor Orban), d'une grande partie des libéraux (dont celles de l'UDI-MoDem) et d'une partie (difficile à mesurer) des Verts. Ces derniers ne participent à la grande coalition, mais certains pourraient être tentés par un vote de soutien à ce processus institutionnel inédit. Chez les Français, Eva Joly ou Karima Delli devraient voter contre. Idem pour les quatre élus rattachés au Front de gauche, dont Jean-Luc Mélenchon, et bien sûr, les 23 députés Front national emmenés par Marine Le Pen : ils s'opposeront à l'élection du Luxembourgeois.
Sauf énorme surprise, celui qui a dirigé pendant 18 ans le Luxembourg devrait remporter l'élection de mardi. Juncker devrait même profiter d'un détail technique dont le parlement européen a le secret : ce vote sur le futur président de la commission se déroulera, comme à chaque début de mandature, à bulletins secrets… Ce qui pourrait autoriser certains élus à changer d'avis dans l'isoloir – sans le dire.
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