Le chef de projet de la “ferme des mille vaches” va-t-il enfin pouvoir se frotter les mains ? Si la loi d'avenir agricole passe au Sénat telle qu'elle a été adoptée par les députés, le 9 juillet 2014, non seulement les obstacles concernant l'autorisation d'atteindre le millier de laitières seront levés, mais les possibilités de dupliquer ce nouveau modèle d'agriculture intensive seront ouvertes : l'acquisition de terres n'a pas de limites et les restrictions sur la taille des méthaniseurs agricoles, ces réservoirs de fumier utilisés pour tirer de l'énergie, n'ont pas été mises à l'agenda. Le texte ouvre donc la porte à une agriculture plus encline à produire de l'électricité que des denrées alimentaires.
La scène se passe en Picardie, dans la Somme, entre Drucat et Buigny-Saint-Maclou, deux villages de 500 habitants sur lesquels s'est installée la plus grande étable de France. Mille vaches sur béton et près de 40 000 tonnes par an de déchets organiques fournissant de l'électricité, ce sont les objectifs que s'est fixés Michel Ramery, patron de BTP dans le Nord-Pas-de-Calais.
Jusqu'à présent, le projet a eu des bâtons dans les roues : entre les militants de la confédération paysanne qui ont multiplié les actions sur place et l'association locale Novissen qui ne veut pas d'une « ferme usine » dans le paysage local, le projet qui devait voir le jour en juillet ay pris du retard et l'autorisation d'exploiter n'a été délivrée que pour 500 vaches.
Des fermes d'envergure similaire existent depuis plusieurs années en Allemagne. Mais en France où l'on prône depuis cinquante ans le maintien des exploitations de type familial, le projet cristallise les peurs. Michel Ramery va-t-il salarier des agriculteurs anciennement propriétaires ? Ce projet est-il précurseur d'un nouveau modèle agricole ? La loi d'avenir pour l'agriculture, l'alimentation et la forêt débattue à l'Assemblée les 8 et 9 juillet 2014 était justement censée mieux réguler l'acquisition des terres tout en fixant un cap vers l'agroécologie.
Car pour acquérir des terrains sans être agriculteur, Michel Ramery a une astuce qui lui permet de passer outre le contrôle de la Société d'aménagement foncier et d'établissement rural (SAFER) qui a le droit de préemption, autrement dit qui peut empêcher la trop forte concentration des terres. Plutôt que de devenir propriétaire des parcelles, il crée des sociétés ou invite les agriculteurs à en créer. Puis, Michel Ramery (ou plutôt la société qu'il contrôle) peut prendre des participations dans ces sociétés. Sans devenir propriétaire des terres, l'entrepreneur devient le décisionnaire dès lors qu'il devient majoritaire. Explication dans la vidéo ci-dessous :
« Michel Ramery est très intelligent : avec son équipe d’experts, ils ont vu la faille dans le droit rural », résume Daniel Roguet, éleveur laitier et président de la Chambre d’agriculture de la Somme. Pour un agriculteur lambda, contrôler autant de terres serait illégal. « Mais juridiquement, Ramery n’est pas agriculteur, puisqu’il ne cotise pas à la MSA (mutualité sociale agricole – Ndlr), précise Grégoire Frison, l’avocat de Novissen. Il n’est donc pas soumis aux mêmes règles que les exploitants agricoles. » En fait, l’entrepreneur nordiste contourne le Code rural (article L331-2) qui limite l’accumulation des structures.
La présidente de la SAFER de la Somme, Marie-Andrée Degardin, confirme son impuissance. « On n’a pas été concerné par les mille vaches vu qu'il n’y a pas eu de mutation de foncier à proprement parler. Devant de tels montages sociétaires, le droit de regard de la SAFER et la politique de contrôle des structures (doivent) être renforcés. »
Ce devait être une des clés de voûte de la loi d'avenir pour l'agriculture. Il n'en sera rien, et ce malgré la mise en garde de Jean-Michel Clément, député PS de la Vienne : « Nous avons assisté, avec le temps, à la mise en place d’un certain nombre d’artifices de plus en plus habiles, afin que le droit de préemption de la SAFER puisse être écarté. (…) On peut faire un apport en société, sous condition de non-préemption, puis vendre les parts. (…) Il y a donc de plus en plus de transferts de parts de sociétés, elles-mêmes porteuses de foncier, qui échappent à la SAFER. Mais, nous l’aurons tous compris, ceux dont l’imagination a été assez fertile pour éviter le droit de préemption sur les terres recommenceront forcément avec les parts. »
Pour le député PS Dominique Mouton, qui a participé à la rédaction d'amendements pour renforcer le droit de la SAFER, rien n'a été mis en place pour empêcher la financiarisation des terres : « La loi d'avenir agricole permet de renforcer le contrôle des structures, mais reste inopérante sur le droit des sociétés. C'est une faille juridique béante qui se heurte aux principes constitutionnels de la propriété privée. » Cela n'a pas toujours été le cas.
La libéralisation du contrôle des structures est récente. La loi d'orientation agricole de 2006, qui vise à faire passer « l'exploitation agricole vers l'entreprise agricole », marque le pas vers la dérégulation et la circulaire du 8 août 2006 change la portée du contrôle sur les sociétés : « dans les faits, ne seront plus contrôlées la diminution du nombre des associés et la modification de répartition de capital. » N'importe qui peut désormais entrer dans le capital d'une société agricole, devenir majoritaire et, de fait, acquérir des terres. L'initiateur du projet des mille vaches, Michel Ramery, l'a bien compris.
L'absence de contrôle sur les prises de participation dans les sociétés agricoles incite à la spéculation sur le prix des terres. Le phénomène, qui affecte particulièrement les vignobles, s'étend à l'ensemble de la France. La Picardie n'est pas épargnée. En six ans, le prix des terres agricoles dans la Somme est passé de 6 420 euros l'hectare à 9 050 euros. La rareté des terres et la surenchère des prix dès qu'un hectare se libère créent une pression sur le foncier préoccupante pour les jeunes agriculteurs. Autre évolution, la taille des structures ne cesse d'augmenter. Le nombre de fermes de plus de 80 vaches a explosé en Picardie (+ 120 % entre 2000 et 2010).
« Le risque, c'est d'avoir des sociétés détentrices de milliers d’hectares qui ne seront plus transmissibles aux agriculteurs », s'alarme la directrice départementale de la SAFER, Marie-Andrée Degardin. « On a pris conscience que si on laisse faire, la pression foncière risque de devenir insupportable pour les jeunes agriculteurs. Entre l'acquisition des terres ou la location, le prix du capital d’exploitation (vaches, bâtiments, outils…), on a vite fait d’arriver à 1 million d'euros, qu'un jeune ne peut pas se permettre. En plus, les banques sont très frileuses. On ne peut pas continuer comme ça, sinon le renouvellement des générations, c’est fini. »
Autre pratique qui tend à pousser les prix des terres à la hausse : le « pas-de-porte », connu de tous, mais illégal. Le principe est simple et largement répandu : en plus du tarif officiellement fixé pour louer ou acquérir des terres, un fermier verse une somme sous le manteau au propriétaire. Un pot-de-vin agricole payé en liquide et de fait, absent des comptes. Questionné à l'automne 2013 sur cette coutume, le chef de projet Michel Welter le dit lui-même en restant flou : « on pratique, comme n'importe quel agriculteur, ni plus ni moins. »
Le projet de “ferme des mille vaches” participe au phénomène de concentration des terres : en plus du millier de bovines, le projet a besoin de 2 700 hectares. Car une des particularités de la ferme de Michel Ramery est son méthaniseur, d'une puissance de 1,3 MW, soit dix fois supérieure à la taille moyenne des méthaniseurs agricoles en France (0,22 MW). Prévu pour être construit à proximité de l’étable, il transformera les déjections du bétail en biogaz revendu à EDF. De plus, les 40 000 tonnes par an de déchets organiques (appelés digestat et constitués entre autres de bouse de vache) qui sortiront du méthaniseur pourront servir d'engrais. L'enjeu pour Michel Ramery est donc de prouver qu'il dispose de suffisamment d'hectares pour épandre le digestat.
L'entrepreneur nordiste a prévu le coup. Soit les agriculteurs qui s'associent avec lui pour mettre à disposition leurs vaches s'engagent à recevoir le digestat sur leur terrain, soit ce sont d'autres agriculteurs qui passent un contrat d'épandage pour recevoir l'engrais. « Les agriculteurs qui le rejoignent doivent garantir les vaches et l’alimentation, explique le président de la Chambre d'agriculture de la Somme.C'est comme ça que Ramery étoffe son plan d’épandage. » Aujourd'hui, Michel Ramery dispose de 1 300 hectares, demain, il devra doubler cette surface. « On n'aura aucun problème à avoir la surface d’épandage nécessaire », déclare-t-on dans l'équipe des mille vaches.
Pour Barbara Pompili, députée EELV de la Somme, la taille et la puissance des méthaniseurs agricoles font donc problème : « Il ne faut pas que le but de la production agricole soit d'alimenter le méthaniseur. On est sur une ligne de crête parce qu'il faut promouvoir le biogaz sans mettre en concurrence la production d'électricité et l'agriculture. » Il s'agit pour l'élue de limiter la taille des méthaniseurs agricoles qui bénéficient d'aides publiques : « Il ne faut pas détourner l'utilité du méthaniseur, comme c'est le cas dans les mille vaches », affirme-t-elle. Mais du côté de l'équipe du projet, on se veut rassurant : « C’est juste une conséquence, ce n’est pas du tout le cœur du projet. Le méthaniseur à la ferme est prévu pour traiter les déchets, la ferme aurait très bien pu vivre sans. »
Une question demeure : les agriculteurs qui se sont associés à Michel Ramery sont-ils venus d’eux-mêmes ou ont-ils été approchés par le groupe ? Pour Michel Kfoury, le président de Novissen, c’est clair : « Dès qu’il sait qu’il y a un départ à la retraite, systématiquement, Ramery prépare un dossier. Et il propose toujours des prix très élevés. » Le président de la Chambre d’agriculture Daniel Roguet est moins catégorique, mais il confie connaître au moins un agriculteur ayant été démarché parce qu’il était en difficulté financière. Ce que nie le groupe Ramery.
BOITE NOIRELa plupart des personnes citées dans cet article ont été interrogées de visu ou par téléphone, entre le 8 et le 10 juillet. J'ai rencontré à plusieurs reprises Michel Kfoury, le président de Novissen, Grégoire Frison, l'avocat de Novissen et Michel Welter, chef du projet des mille vaches lors de déplacements dans la Somme. Un certain nombre d'agriculteurs rencontrés n'ont pas souhaité s'exprimer publiquement.
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