La semaine s’annonce aussi difficile que la précédente pour l’exécutif pris en tenailles par deux gros conflits sociaux jamais vus depuis deux ans d’exercice du pouvoir. Deux conflits au lendemain de deux déroutes électorales pour le parti socialiste, qui en disent long sur la faiblesse politique du gouvernement et les limites de sa démocratie sociale. S’il n’y a guère de risques de convergence des luttes, il y a le feu au lac à quelques semaines de la conclusion du pacte de responsabilité et de la grande conférence sociale qui se tiendra début juillet. Aucune sortie de crise ne semble pour l’heure se dessiner, chacun des acteurs campant sur ses positions avec une possible radicalisation dans les deux dossiers.
Certes, il y a eu avant cela des mouvements sociaux qui ont coûté cher au gouvernement : la bataille vaine des ouvriers de PSA-Aulnay, celle des métallurgistes d’Arcelor-Mittal contre la finance, qui ont fini par peser dans les urnes, la fronde des Bonnets rouges qui le fera reculer sur l’écotaxe, la mobilisation des anti-mariage pour tous qui le fera renoncer à la PMA, mais jamais de contestation d’envergure nationale aussi importante faisant peser des risques conjoncturels de taille à un moment où le pays s’enfonce un peu plus dans la crise et le chômage.
D’un côté, les cheminots ne désarment pas. Ils continuent de paralyser une grande partie des transports. Malgré la guerre de communication engagée à leur encontre auprès de l’opinion publique, dans les médias, les accusant de dévoyer le droit de grève, de prendre en otages les Français, d’être les “bonnets rouges” corporatistes du chemin de fer. Malgré les appels très fermes à la reprise du travail du président François Hollande et du premier ministre Manuel Valls, jouant de la menace qui pèse sur l’examen du baccalauréat dont les épreuves écrites commencent aujourd’hui. Malgré aussi les pressions de leurs centrales, à l’image de la CGT qui avait salué des avancées positives autour de la table des négociations mais qui a été dépassée par sa base.
Ils reconduisent au-delà du week-end ce lundi 16 juin la grève à la quasi-unanimité pour la sixième journée consécutive sur l'ensemble du territoire contre le projet de loi sur la réforme ferroviaire, qui doit être présenté au parlement demain mardi en procédure d’urgence (une seule lecture par chambre) et sur lequel le gouvernement refuse de lâcher du lest. En toile de fond : l’ouverture généralisée à la concurrence fin 2019 mais pas seulement (lire ici l’entretien avec le sociologue Marnix Dressen).
La CGT-Cheminots et Sud Rail, rejoints par deux centrales non représentatives, First et FO, semblent déterminés à amplifier le mouvement s’ils n’obtiennent pas gain de cause : le retrait du projet de loi de la réforme ferroviaire qui va découper la SNCF en trois Epic (établissements publics industriel et commercial), tandis que le gouvernement parie sur la fermeté et l’étiolement du conflit à partir de demain mardi. L’impact économique du conflit est déjà considérable pour la compagnie ferroviaire qui traîne des milliards d’euros de dettes. Une journée de grève nationale, a-t-elle coutume de rappeler, lui coûte en moyenne 20 millions d’euros... Il n'empêche, les deux principaux syndicats ont fait savoir ce lundi que lors des AG, le mouvement a été reconduit pour mardi.
De leur côté, les intermittents du spectacle haussent le ton pour que François Rebsamen, le ministre du travail (celui là-même qui quelques semaines avant de devenir ministre avait signé une tribune dans L’Humanité avec plusieurs parlementaires disant “pas touche au régime des intermittents”), n’agrée pas l'accord du 22 mars sur l'assurance-chômage qui précarise un peu plus les plus fragiles d’entre eux (lire nos articles ici, là et l’analyse d’Edwy Plenel). Et le mouvement se répand comme une traînée de poudre.
Contrairement à la grande mobilisation de 2003 qui avait entraîné l’annulation en chaîne des plus grands festivals, les intermittents ont, cette fois, le large soutien du monde du spectacle et des directeurs de festivals, parce que c’est la gauche qui est au pouvoir, que sa promesse a toujours été de tout faire pour préserver le régime de l’intermittence et la culture en général, déjà parent pauvre en ces temps de disette budgétaire. Ils intensifient le mouvement démarré il y a plus de trois mois ce lundi 16 juin avec grèves et manifestations partout en France, accentuant la pression sur les épaules du médiateur, le député PS Jean-Patrick Gille, nommé le 7 juin par le gouvernement, auquel il reste moins de huit jours pour trouver une issue au conflit.
La CGT, aux avant-postes du combat côté syndical, appelle à amplifier les arrêts de travail tout au long de la journée. À Paris, artistes, ouvriers et techniciens du spectacle ont rendez-vous sous les fenêtres de la ministre de la culture, Aurélie Filippetti, pour un grand rassemblement cet après-midi à 14 h 30. À 11 h 30, c’est Jean-Michel Ribes, le directeur du Théâtre du Rond-Point, la salle de spectacles des Champs-Élysées, qui n’a jamais caché sa proximité avec François Hollande, « un vieil ami que je connais depuis 25 ans », qui organise un rassemblement citoyen place de la Concorde avant de converger vers la rue de Valois.
Le grand spécialiste français de la satire n’a pas obtenu d’autorisation préfectorale. « Qu’importe si les CRS nous embarquent, lâche-t-il avec sa faconde, nous nous rassemblerons pour la cause des intermittents car c’est la cause des libertés de la République. La culture, c’est le pétrole de la France, l’oxygénation de notre société, un air respiré par tout le monde. Mon théâtre est plein, les Français ont besoin de rêves. Mais derrière ces rêves, il y a une usine avec des gens qui travaillent et dont on a fait des boucs émissaires. »
La dernière fois que Jean-Michel Ribes a rencontré François Hollande, c’était au moment du salon de l’agriculture, quand les partenaires sociaux ferraillaient dans la douleur sur la nouvelle convention Unedic. Le chef de l'Etat lui avait promis de ne pas toucher au régime des intermittents, cette spécificité française qui permet de faire tourner la culture, un des poids lourds de l’économie française qui pèse dans le PIB sept fois plus que l’industrie automobile. Comme beaucoup d’acteurs du monde culturel, Ribes a activé son réseau, appelé récemment Manuel Valls. Il « attend de lui un signe, un moratoire, de remettre tout le monde autour de la table », « de la pédagogie » aussi car, comme le combat des cheminots, celui des intermittents est illisible aux yeux de l’opinion, perçu comme une bataille corporatiste.
Mais le gouvernement est pris au piège. Dans ce dossier, contrairement à celui des cheminots qui implique l’État au point que le président Hollande a paraphrasé le leader communiste Maurice Thorez appelant à savoir arrêter la grève, l’exécutif est pieds et poings liés par la démocratie sociale. Sa marge de manœuvre est plus que limitée. La convention Unedic relève des partenaires sociaux. Ne pas agréer la convention, la renégocier, relève de la mission impossible à moins de déclencher les foudres du patronat, qui menace de quitter l’Unedic si tel était le cas.
Pierre Gattaz, le patron du Medef, le répète : « Si la convention n'est pas agréée ou si elle est vidée de la partie relative aux intermittents, nous quitterons la gestion de l'Unedic. » Alliée du gouvernement dans la plupart des réformes conduites depuis deux ans, même les plus impopulaires, la CFDT, signataire de l’accord du 22 mars aux côtés de FO et la CFTC, ne saurait non plus le tolérer. Finalement, quelle que soit l’issue, le gouvernement a le choix entre la peste ou le choléra, la mort de l’été culturel qui pèse tant dans l’économie ou un clash social à l’heure où il va falloir mettre en musique le très contesté pacte de responsabilité.
Faut-il s’entêter à vouloir réformer ce régime, avec tous les risques que cela comporte, pour réduire d’à peine 4 % le déficit de l’Unedic ? Dans un article à lire ici, Libération pose la question et compare ces économies aux autres politiques en cours. « Le gouvernement s’est ainsi engagé à diminuer de 40 milliards d’euros la pression fiscale et sociale des entreprises. Pour le seul CICE (crédit d’impôt compétitivité emploi), d’un montant de 20 milliards, les estimations en termes de créations d’emplois varient, d’ici cinq ans, de 150 000 selon l’OFCE à 300 000 selon l’Insee. Soit un coût compris entre 133 300 et 66 660 euros par emploi. Le régime des intermittents, de son côté, qui représente un surcoût de 300 millions d’euros pour l’Unedic, selon un rapport parlementaire, permet de sécuriser le travail d’un peu plus de 100 000 personnes, pour une facture de 3 000 euros par emploi. Soit 22 à 44 fois moins que les emplois espérés avec le CICE. Et pour des postes de travail, eux, bien réels. »
L’été culturel qui battra son plein en juillet est en tous les cas sérieusement en péril. Les effets de la crise se font déjà sentir. Dans le Gard, le festival Uzès Danse, créé en 1996 avec la complicité de la chorégraphe Maguy Marin, est le premier des festivals de l’été à être sacrifié par solidarité avec le mouvement. « Au regard de la situation et des revendications actuelles que nous comprenons, en concertation avec l'équipe technique, administrative et le conseil d'administration du CDC Uzès danse, nous avons pris la décision d'annuler le festival 2014 à partir de ce jour à 17 h 30. » Tel est le message laconique affiché depuis samedi 14 juin au soir sur le site internet de la manifestation qui devait se tenir jusqu'au 18 juin.
Depuis le début du mois de juin, la contestation a déjà perturbé de nombreux spectacles. À Montpellier, la grève a été reconduite au Printemps des comédiens, premier festival touché depuis son ouverture le 3 juin, pour participer lundi à la journée d'action. À Toulouse, le festival de musiques du monde Rio Loco s'est achevé dimanche après une édition fortement perturbée, lors de laquelle les intermittents ont bloqué des spectacles et imposé la gratuité sur d'autres. Samedi, 300 salariés du festival d'art lyrique d'Aix-en-Provence, dont son directeur, ont manifesté dans les rues de la ville pour sensibiliser le public.
La menace de la grève pèse sur l’ouverture du premier festival d’opéra de France. Comme elle hypothèque le festival de théâtre d’Avignon qui démarre le 4 juillet. Son directeur, Olivier Py, confie dans une interview au Monde à lire ici : « Aujourd'hui, il n'y a absolument pas d'autre solution, pour le gouvernement, que d'affirmer qu'il n'y aura pas de signature, quelles que soient les difficultés que cela suscite. Il ne faut pas oublier que préserver l'intermittence, c'est une promesse de la gauche. Si cette promesse n'est pas tenue, la gauche ne s'en remettra pas plus que le festival d'Avignon. Nous sommes tous sur un bateau qui coule. »
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